Mobilithèse 28 Septembre 2017
Après des décennies de croissance continue en termes de possession et d’usage de la voiture, on assiste depuis le tournant du millénaire à une rupture de tendance dans l’évolution des comportements se traduisant par un plafonnement de la circulation automobile au niveau national : comment l'expliquer et que cela présage-t-il pour l'avenir ?
Titre de la thèse : L'auto-mobilité au tournant du millénaire. Une approche emboîtée, individuelle et longitudinale.
Pays : France
Université et laboratoire de recherche : Université de Paris-Est
Date et lieu de la soutenance : 2 Décembre 2015 à l'Université de Paris-Est
Directeur de recherche : Jean-Loup MADRE
Après des décennies de croissance continue en termes de possession et d’usage de la voiture, on assiste en France depuis le tournant du millénaire à une rupture de tendance dans l’évolution des comportements se traduisant par un plafonnement de la circulation automobile au niveau national dans un contexte de baisse des déplacements en voiture dans les grandes agglomérations, de regain de fréquentation des transports en commun, de renouveau des modes actifs et d’émergence d’alternatives à la possession d’un véhicule individuel (covoiturage, autopartage, location de véhicules entre particuliers…).
Ce phénomène concerne l’ensemble des pays de la zone OCDE où la circulation automobile plafonne, quoique depuis des dates différentes et selon des niveaux hétérogènes d’un pays à l’autre. Sur la base de ces nouvelles tendances, certains auteurs n’hésitent pas à prédire le déclin de l’auto-mobilité, tant au niveau de la possession que de l’usage des véhicules. Cette thèse a été popularisée sous le terme de « peak car », par analogie avec le « peak oil 1».
Mes recherches m'ont amené à privilégier les facteurs économiques comme explication principale à l'évolution récente des comportements, et à soutenir la thèse d'un ralentissement progressif de la croissance du trafic automobile qui est lié à l’épuisement progressif des effets de la diffusion de l’automobile sur le trafic.
Plusieurs recherches se sont efforcées de comprendre les causes de l’inflexion récente des comportements de mobilité. Après avoir passé en revue l’ensemble des explications proposées dans la littérature, j’ai tenté de les hiérarchiser en fonction de plusieurs critères, notamment l’existence de preuves empiriques et leur capacité à rendre compte des tendances observées. Voici ce que j’ai pu constater :
Au final, je montre que ce sont les facteurs économiques qui semblent exercer l’influence la plus claire sur l’usage de la voiture. Cette hypothèse se trouve confortée par la reprise du trafic après 2012, qui concorde avec une baisse des prix des carburants, ainsi que par l’analyse des tendances longues. On peut en réalité dissocier deux processus indépendants, dont l’interaction contribue à déterminer l’évolution du trafic :
Ce modèle, qui repose donc sur la mise en relation du nombre de voitures par adulte et le pouvoir d’achat énergétique, permet à la fois d’expliquer la croissance du trafic à long terme et de rendre compte du plafonnement de la circulation depuis l’an 2000.
La méthode d’analyse que j’ai privilégiée est essentiellement inductive et empirique : je suis parti de l’observation des comportements et de l’analyse des tendances longues en matière de possession et d’usage de la voiture pour construire un modèle économétrique qui permette d’en rendre compte de la meilleure manière possible. J’y modélise successivement la probabilité pour un individu adulte d’avoir le permis de conduire, la probabilité d’être l’utilisateur principal d’un véhicule, et le kilométrage annuel parcouru par les véhicules dont il est l’utilisateur principal.
L’originalité de mon approche réside également sans doute dans la volonté de prendre en compte le temps long. En effet, si de nombreux phénomènes économiques s’inscrivent dans des cycles courts ou de moyen terme, les phénomènes sociodémographiques et urbains (renouvellement des générations présentant des comportements hétérogènes, progression du taux d’activité des femmes, périurbanisation…) sont caractérisés par une plus grande inertie et découlent essentiellement de processus à long terme. Une grande partie de l’analyse repose sur l’exploitation des données du panel ParcAuto TNS-SOFRES 6, complété par les Enquêtes conjoncture auprès des ménages (ECAM) 7 pour les périodes plus anciennes.
Le caractère empirique de ma démarche m’a conduit à privilégier une approche individuelle et non par ménage comme c’est le cas habituellement. Je n’ai pas cherché dans ma thèse à justifier ce choix de manière théorique.
Il me faut ici souligner une nuance qui a des conséquences importantes : on suppose habituellement que le moteur de l’évolution du trafic automobile est essentiellement le nombre de conducteurs disposant d’un véhicule personnel. J’ai personnellement retenu et analysé le nombre de voitures par adulte : en effet, un individu peut être l’utilisateur principal de plusieurs véhicules, de sorte que le taux de conducteurs principaux est en moyenne un peu inférieur au nombre de voitures par adulte. L’un des principaux avantages de ce schéma est qu’il permet de rendre compte de manière cohérente et synthétique de plusieurs résultats, comme le déclin tendanciel de la sensibilité du trafic par rapport au revenu, et la dissociation apparente entre possession et usage de la voiture (entre le nombre de voitures par adulte qui continue d’augmenter, et le trafic moyen par adulte qui plafonne), qui résulte de la baisse du niveau d’utilisation des véhicules par chaque individu adulte en raison de la hausse du prix des carburants.
Mes analyses permettent de prendre position sur la question du « peak car » (c’est-à-dire la perspective d’un déclin inexorable de l’usage de la voiture). Selon moi, elles tendraient plutôt à valider l’hypothèse d’une saturation de la demande à moyen terme – au facteur démographique près. En effet, en admettant que l’évolution du trafic automobile est essentiellement déterminée par celle du nombre de conducteurs autonomes, l’usage moyen de la voiture devrait converger vers un seuil de saturation dès lors que tous ceux qui le veulent et qui le peuvent seront équipés d’un véhicule personnel 8.
Jusqu’à présent, les politiques visant à réduire l’usage de la voiture ont principalement reposé sur quatre volets :
Au vu des tendances observées, ces stratégies semblent de prime abord avoir porté leurs fruits. Toutefois, le rôle des politiques publiques dans ces évolutions est peu clair : elles pourraient n’avoir exercé qu’une influence secondaire par rapport à des causes plus conjoncturelles ou en tous cas exogènes 9. De ce fait, il est difficile de garantir le caractère pérenne des changements constatés, la circulation étant susceptible de repartir à la hausse à la faveur d’une forte baisse du prix des carburants, comme on l’observe d’ailleurs depuis 2013.
De plus, ces politiques ont jusqu’à présent surtout produit des résultats là où elles étaient les plus « faciles » à mettre en œuvre, c’est-à-dire dans les espaces urbains disposant d’alternatives efficientes à la voiture. Elles échouent en revanche à apporter une réponse au problème structurel de la dépendance automobile dans les zones périurbaines et les communes de l’espace rural. Ce problème est aggravé depuis la fin des années 1990 par le renchérissement de l’énergie qui amène les ménages, soit à accroître leur niveau d’effort budgétaire pour les transports, soit à réduire leurs déplacements. Il convient donc d’être attentif aux répercussions sociales des politiques de mobilité en identifiant les groupes vulnérables. Pour limiter l’empreinte environnementale de la mobilité, on peut concevoir quatre grands types de politiques :
Ces différentes stratégies s’opposent au niveau de leur philosophie. Les deux premières options, autoritaire et libérale, cherchent à renforcer les contraintes qui pèsent sur la mobilité, la première au prix de restrictions des libertés individuelles, la seconde en internalisant la rareté des ressources non-renouvelables telles que les énergies fossiles ou le climat dans le prix payé par le consommateur. L’option autoritaire est susceptible d’entraîner une dégradation des conditions de vie, pour les riverains impactés par les reports de trafic résultant de l’interdiction des véhicules dans certaines zones, mais aussi pour les voyageurs qui subissent des allongements de temps de parcours, ainsi qu’une aggravation de la congestion et de l’inconfort sur certains axes connaissant déjà une fréquentation importante. L’option libérale, si elle laisse aux acteurs la possibilité d’assumer ou de refuser le surcoût de la mobilité à travers un mécanisme d’ajustement en fonction de leurs systèmes de préférences, pourrait de son côté contribuer à la dégradation du niveau de vie des ménages et accroître leur vulnérabilité potentielle, notamment en l’absence d’alternatives satisfaisantes ou de mécanismes compensatoires.
Enfin, la politique de l’offre et l’option « techniciste » représentent une forme de troisième voie entre les options autoritaire et libérale. Moins directive et moins moralisatrice, elle contribue selon moi à réduire l’empreinte environnementale de la mobilité tout en étant plus respectueuse des modes de vie. Elle contribue également à préserver le niveau de vie des ménages en faisant baisser le coût d’utilisation des ressources, notamment énergétiques.
Afin d’approfondir certaines hypothèses de recherche, de mieux prévoir la demande de transport à long terme et d’évaluer les répercussions potentielles de différentes options stratégiques, on peut identifier plusieurs pistes de recherche.
L’une d’entre elles est le comportement des nouvelles générations. On peut par exemple imaginer qu’ayant appris très tôt à utiliser les nouveaux services de mobilité (covoiturage longue distance, auto-partage, location de véhicules entre particuliers…), elles tendront à conserver ces habitudes à un âge plus avancé, et seront donc moins dépendantes de la possession d’un véhicule personnel que les générations précédentes.
Un autre enjeu essentiel est la détermination de seuils de saturation. On peut imaginer, soit un achèvement du processus d’individualisation de l’automobile (poursuite de la croissance du nombre d’individus possédant une voiture individuelle), soit à l’inverse un usage mutualisé des véhicules, complété par le recours aux modes alternatifs et aux nouveaux services de mobilité. Cette évolution dépendra en partie des contraintes économiques et règlementaires et du déploiement d’une offre de substitution susceptible de rendre les mêmes services que le véhicule individuel. Plutôt que le déclin de la voiture, on peut imaginer un changement de modèle automobile, caractérisé par une dissociation plus ou moins complète entre la possession et l’usage des véhicules, à travers le développement des services à la mobilité, qui soulève toutefois des questions d’acceptabilité. Ils impliqueraient en effet de passer d’un modèle individualiste ayant jusqu’à présent fait le succès de l’automobile, à un modèle collectiviste, plus contraignant par nature (cohabitation forcée avec d’autres utilisateurs, obligation de négociation et de conformité, etc.), qui tend à faire de la voiture un moyen de transport collectif parmi d’autres.
D’autres sujets évoqués dans le cadre de la thèse pourraient donner lieu à des approfondissements. En voici quelques-uns :
![graph 1][graph 1]
![graph 2][graph 2]
Graphique du dessus : évolution du trafic automobile et du taux de motorisation en relation avec les revenus et les prix du carburant des années 1970 à nos jours, sources ParcAuto (1994-2010) et ECAM (1974-94).
Graphique du dessous : Pourcentage de ménages motorisés et multi-motorisés (Lecture : 0,5 = 50 % de ménages motorisés), source Recensements de la population 1968, 1975, 1982, 1990, et vagues annuelles 2006, 2008, 2011 du recensement permanent.
Les deux graphiques ci-dessus permettent d’illustrer les évolutions relatives à la motorisation et à l’usage des véhicules. Le premier d’entre eux, qui s’appuie sur les données du panel ParcAuto et des Enquêtes Conjoncture auprès des ménages rend compte de la relation de long terme existant entre la croissance du trafic moyen par adulte et la progression du taux de motorisation (nombre de voitures par adulte). Il rend compte également des fluctuations cycliques du kilométrage moyen par véhicule, qui peuvent être mises en relation avec celles du prix des carburants. La stagnation du trafic moyen par adulte dans les années 2000 peut notamment s’expliquer de cette manière. Le deuxième graphique illustre le ralentissement progressif de la croissance du taux de motorisation d’après les données du recensement. Celui-ci semble se stabiliser depuis le milieu de la décennie 2000, suggérant l’atteinte d’un seuil d’équilibre dans la répartition des ménages en fonction de leur niveau de motorisation.
Les deux représentations ne sont pas nécessairement cohérentes dans leur manière de rendre compte des tendances en matière d’évolution de la motorisation, notamment parce que l’une d’entre elles est basée sur une analyse au niveau des ménages, tandis que l’autre représente le taux de motorisation au niveau des adultes. Or, la stabilisation du niveau d’équipement automobile des ménages n’implique pas celle du taux de motorisation des adultes, dans la mesure où la taille moyenne des ménages continue de diminuer. En réalité, on peut voir l’évolution du niveau de motorisation des ménages comme la résultante de deux tendances contraires entre la propension des ménages à s’équiper davantage en automobiles, et la diminution de la taille des ménages qui exerce un effet modérateur sur l’évolution des niveaux d’équipement.
1 A savoir la perspective d’un déclin inéluctable de la production de pétrole avec l’épuisement à venir des ressources fossiles.
2 C’est-à-dire que l’information rendue accessible par les technologies de l’information suscite de nouveaux déplacements.
3 Notamment chez les femmes. Celle-ci s’effectue notamment à travers le renouvellement des générations les plus anciennes, dans la mesure où l’accès à la conduite y était encore limité chez les femmes.
4 Dans la mesure où l’augmentation du nombre de véhicules accompagne celle du nombre de conducteurs, et répond à une demande d’autonomie à travers l’individualisation de la possession et de l’usage des véhicules.
5 Le dernier « choc » pétrolier diffère toutefois des précédents par son caractère long et progressif qui l’apparente davantage à un changement de régime, dont les causes sont multiples : augmentation de la demande des pays émergents, perspective du « peak oil », renforcement des portefeuilles dérivés des matières premières au niveau des institutions spéculatives (banques, assurances…), hausse de la fiscalité environnementale, etc.
6 Sondage réalisé auprès de ménages résidant en France métropolitaine. 6 000-7 000 ménages sont interrogés chaque année au sujet des véhicules dont ils disposent (notamment le kilométrage annuel parcouru par chaque véhicule) et sur leur utilisation. Réalisée par l’institut de sondage TNS-SOFRES depuis 1976, l’enquête est financée par un consortium de partenaires publics et privés et exploitée par l’Institut français des Sciences et Technologies pour les Transports, l’Aménagement et les Réseaux (IFSTTAR).
7 Les ECAM, réalisées de 1974 jusqu’en 1994, sont des enquêtes générales de consommation conduites par l’INSEE auprès de 10 000 à 13 000 ménages annuellement, comportant notamment un volet sur le parc automobile et son utilisation.
8 Même si le nombre de voitures par adulte devait continuer d’augmenter au-delà de ce seuil, les véhicules additionnels cesseraient dans ce cas de faciliter l’autonomie des individus, et ne génèreraient donc pas de trafic supplémentaire, entraînant seulement une répartition différente de l’usage entre les véhicules.
9 En effet, en ce qui concerne l'augmentation des prix des carburants, peut-on encore considérer qu’il s’agit d’une cause conjoncturelle alors qu’elle se poursuit depuis maintenant plus d'une quinzaine d'années, bien qu'avec une forte volatilité ? Il s’agit plus vraisemblablement d’une tendance de fond soutenue par un grand nombre de facteurs, ainsi que nous l’avons déjà indiqué.
[graph 1]: /sites/default/files/editor/graph_1.png [graph 2]: /sites/default/files/editor/graph_122212.pngL’autopartage est la mise en commun d’un ou plusieurs véhicules, utilisés pour des trajets différents à des moments différents. Trois types d’autopartage peuvent être distingués : l’autopartage commercial, la location entre particuliers, et l’autopartage « informel » entre particuliers.
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