Rivés à nos Smartphones, nous sommes plus connectés que jamais. En quoi cette connexion permanente modifie-t-elle les interactions sociales traditionnelles ? s’interroge Monika Büscher. Quel est l’impact sur notre engagement et notre conscience politiques ?
J’aimerais aborder le thème du public à l’heure de la mobilité virtuelle. La vie publique évoque généralement plusieurs images : l’agora grecque, les grandes décisions politiques ou bien les « communautés imaginées » de Benedict Anderson, tous ces lecteurs de la presse qui ouvrent en même temps leur journal à 8 heures du matin. Mais alors que les liens entre espaces physiques et virtuels se redessinent, les formes de la vie publique évoluent elles aussi vers de nouveaux possibles. Mimi Sheller est l’une des premières à avoir abordé cette question : la convergence des espaces physiques et virtuels rend possible l’apparition momentanée de nouvelles formes de vies publiques, à travers différents espaces sociaux, à différentes échelles, même planétaires. C’est un phénomène très intéressant. Mais il ne faut pas surestimer le rôle de la technologie, ou de je ne sais quel autre mécanisme. En réalité, nos modes de vie mobiles sont à l’origine de ce phénomène. Nos modes de déplacement ont un impact sur les sociétés et l’environnement, et les transforment. Une nouvelle conception de l’humain est à l’œuvre. Attardons-nous sur quelques exemples, pour illustrer ce que cette évolution implique. Le possible passage de la démocratie à la démodynamique, par exemple. Mais aussi les possibilités offertes à nous autres chercheurs : quel peut être notre rôle ? Comment pouvons-nous amplifier ce qu’il y a là de positif ? Et peut-être contenir ce qui l’est moins ?
Pour se familiariser avec la notion d’espace public, j’aimerais faire un retour en arrière. Dans les années 1970, l’urbaniste et architecte William Whyte s’est intéressé au devenir des espaces publics. La réglementation prévoyait alors que pour chaque édifice public construit, une place publique soit aménagée. Or quand il regardait ces espaces extérieurs, ils demeuraient vides. William Whyte chercha à comprendre pourquoi beaucoup d’autres espaces étaient fréquentés. Il se mit donc à analyser ce qui détermine le succès d’un espace public. Ce fut en un sens un précurseur des méthodes mobiles : il plaça des caméras sur les toits des tours pour étudier la façon dont les gens se déplacent dans l’espace public, il installa aussi des caméras au sol. Il s’agit de formes de socialité qui s’accomplissent sur des modes très mobiles. Les gens se déplacent à proprement parler. Cette socialité traduit une façon très différente d’habiter l’espace public. Nous voyons sur ces images une série de rencontres fortuites qui se traduisent dans la façon qu’ont les gens de se contourner, de se tenir en plein milieu du passage, et donc d’interagir. Dans ses études sur les comportements dans les espaces publics, Erving Goffman livre une très bonne analyse de ces interactions et de ce qui en découle pour l’ordre social. Dans une situation de co-présence où le regard de deux passants se croise, il se produit ce qu’il appelle une obligation d’engagement. On peut l’esquiver, dans le métro par exemple, en se plongeant dans son livre. Mais il existe de très fortes obligations engageant, au moins sous une forme minimale, à entrer en contact. Et ceci retentit sur les types d’ordre social qui se produisent.
En comparaison, on constate aujourd’hui que les gens ne sont pas seulement co-présents. Ils mettent également en acte ce que des chercheurs comme Christian Licoppe, Jen Southern et Ole Jensen décrivent en termes de co-mobilité, de présences absentes, d’absences présentes. Une question se pose alors : quelles formes de vie publique se construisent lorsque les gens sont retranchés derrière leurs écrans mobiles ? C’est une question importante. En effet, l’obligation d’engagement, qui amène les individus à entrer en contact à un degré minimal, crée les conditions d’une société à visage humain, construite autour de la diversité et de l’interaction. Pour savoir ce qui se passe, les individus ont besoin de co-présence. Qu’en est-il dans les situations de présences absentes, de co-présences, qui créent toutes ces strates de connectivité ? Leurs aspects négatifs sont souvent évoqués : un vivre ensemble superficiel, où les gens interagissent dans une sorte de ronronnement continu : « Bonjour », « ça va ? », « ça va », « La forme ? », « Bonne journée »… Des communautés très superficielles, en contact permanent. Mais, où est alors le vivre ensemble ? Quel est le lien créé ? D’autres chercheurs, comme Bauman, parlent d’une érosion du Politique parce que la politique du quotidien, qui suppose d’entrer en contact avec l’autre, ne parvient plus à créer du lien. Elle ne permet pas aux individus de se retrouver autour de grands thèmes politiques.
Une autre dimension, voire une complication ou une implication, voit le jour dans le public à l’heure de la mobilité virtuelle : c’est la cartographie et la traçabilité de nos faits et gestes, via toutes les technologies mobiles auxquelles nous sommes connectés. Peut-être vendons-nous notre âme au diable, renonçons-nous à un espace privé, en échange d’un état de connexion permanent avec autrui. Cette nouvelle dimension a des répercussions sur les libertés individuelles dont nous jouissons depuis plus d’un siècle.
Au "Mobilities Lab", une question nous intéresse tout particulièrement : les nouvelles formes mobiles du public sont-elles par nature plus altruistes, plus cosmopolites que les formes traditionnelles ? Prenons un exemple, celui de la « Copenhagen Wheel ». Des designers ont conçu un vélo qui collecte des données environnementales sur la pollution atmosphérique, la qualité des pistes cyclables et la circulation. En circulant à vélo, les cyclistes collectent ces données et deviennent des citoyens-capteurs au service de la surveillance environnementale. Les données produites peuvent éclairer les décisions politiques - régulation du trafic, politique tarifaire, ajout de pistes cyclables…. Voici un bel exemple d’intelligence collective, et ce pour deux raisons. Les gens produisent un savoir et une compréhension de l’intérieur sur le réseau de circulation et de transport de Copenhague d’une part. Et ils font par ailleurs remonter des informations qui vont éclairer les décisions politiques, en rassemblant des données collectives, des données produites par des capteurs, des données réelles. C’est un exemple tout à fait intéressant. On parle à ce sujet de « smart mobs » ou mobilités intelligentes : c’est une évolution très positive.
Mais nul besoin de capteurs. On peut voir des formes de vies publiques mobiles où Twitter ou Facebook suffisent pour mobiliser des forces à même d’influencer les politiques publiques. Axel Bruns parle à ce sujet de « démodynamique ». On passe de la délibération démocratique à une forme de surveillance de l’information : les individus alertent leurs communautés sur des sujets qui les concernent et se mobilisent avec une grande fluidité Par certains aspects, cette dynamique peut être très puissante. Michael Schudson parle, quant à lui, de monitorial citizenship, de citoyenneté vigilante. Le citoyen informé cède le pas au citoyen vigie, qui fait de la veille informationnelle et se mobilise avec les experts. Ce citoyen vigie d’aujourd’hui peut être plus revendicateur que le citoyen le plus informé des « communautés imaginées » de Ben Anderson.
Une autre dimension, potentiellement problématique, se cache derrière ce dynamisme, cette fluidité des formes de mobilisation. Jodie Dean, journaliste et chercheur, affirme qu’il s’agit d’abord de faire circuler des messages, et notamment des messages de célébrités et de personnes influentes pour développer son capital sur les réseaux sociaux. Connaissez-vous l’histoire qui se cache derrière cette image ? En 2006, en Biélorussie, des flashmobs ont été organisés pour protester contre la dictature. Le mot d’ordre était de manger des glaces dans un parc public. Beaucoup de jeunes y ont participé, et ont été arrêtés pour avoir mangé une glace dans un parc au soleil. Les photos ont fait le tour du monde, provoquant une grande indignation contre le régime en place. C’était en 2006. Le 23 septembre, Loukachenko a été réélu ; le message a été retwitté deux fois : une fois par TheLawMap, une fois par moi-même. Le public était passé à autre chose ; la mobilisation était retombée. Pour moi, quelque chose d’essentiel se joue dans la notion de capitalisme communicationnel, où faire circuler des messages prime désormais sur l’engagement et l’action.
Pour conclure, j’aimerais approfondir l’analyse en établissant un parallèle avec les jeux en réalité alternée. Dans ces jeux, des milliers, voire des centaines de milliers de joueurs font équipe pour résoudre une énigme complexe. C’est un très bon exemple d’intelligence collective. Jane McGonigal, co-auteur du célèbre jeu de réalité alternative « I Love Bees » constate : « Il est admis de longue date que l’exercice du libre arbitre fait partie intégrante de l’activité ludique. Or dans les jeux intrusifs, l’intervention du maître du jeu donne à penser que de nombreux joueurs veulent précisément l’opposé » : ils veulent être guidés, orchestrés. C’est, je pense, sur ce mode que les publics se construit autour de certains thèmes. Ces formes d’orchestration sont très fréquentes. Mais on sait très peu de choses sur la conduite de ces débats publics alors que c’est pourtant un sujet très important. Mark Deuze l’exprime très clairement : pour l’instant, c’est le désordre. Nous devons donc étudier plus précisément les pratiques à partir desquelles ces formes mobiles de public se construisent et se dispersent. Je terminerai donc sur ce point.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Monika Büscher (11 Décembre 2012), « Le public à l’heure de la mobilité virtuelle : rencontres d’un autre type ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/481/le-public-lheure-de-la-mobilite-virtuelle-rencontres-dun-autre-type
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