Tracking Modernity étudie différentes formes de représentation de la modernité en Inde à partir de la façon dont les chemins de fer ont été imaginés par des écrivains et des artistes nationalistes, coloniaux et post-coloniaux.
La mobilité est un facteur essentiel dans la façon dont la modernité a été vécue et imaginée. Les transformations sociales et politiques qui eurent lieu aux XIX e et XX e siècles ont été vues comme une rupture, comme un mouvement conduisant d’un passé immobile vers un futur possible. Les récits du progrès et de l’expansion ont été utilisés pour décrire l’avènement de formes institutionnelles, comme l’urbanisation et la production industrielle, et de nouveaux modes de vie comme l’individualisme et la sécularisation. Les promesses d’égalité, de liberté et d’émancipation ont été associées aux possibilités de se déplacer, socialement et physiquement. Il n’est pas surprenant que, dans une culture qui donnait une telle importance à la mobilité, les technologies du mouvement comme le bateau à vapeur, l’automobile ou l’avion aient pris une importance symbolique immense. Dans l’Angleterre du XIX e siècle, c’est sans doute le chemin de fer qui a le mieux symbolisé les visions de réforme sociale et politique, ainsi que les changements dans l’expérience vécue du temps et de l’espace. Ces visions ont été mobilisées à l’époque de l’expansion des empires : lorsque les Anglais firent venir le chemin de fer dans leurs colonies, ils apportèrent avec lui les idées de modernité qui tenaient leur signification des institutions et des pratiques de l’Angleterre Victorienne. Au cours de ce voyage, certaines idées de la modernité importées par les puissances coloniales allaient s’épanouir, tandis que d’autres se trouveraient modifiées, inaugurant ce que les chercheurs en sciences sociales ont appelé les « modernités alternatives ».
Le livre de Marian Aguiar, Tracking Modernity, retrace l’histoire symbolique du chemin de fer en Inde depuis l’ouverture de la première ligne en 1853 sous la domination coloniale. En étudiant comment les écrivains et les artistes ont représenté le chemin de fer indien, Aguiar cherche à éclairer les modalités divergentes et controversées selon lesquelles la modernité s’est mise en place dans le contexte de l’Inde. Pour analyser ce processus, elle fait une distinction entre modernités coloniale, nationale et globale. Dans son premier chapitre, elle étudie le discours colonial sur le chemin de fer, tandis que le reste du livre décrit comment ce type de récits fut contesté – et continue de l’être – précisément par la culture de la mobilité que représente le train.
Selon Aguiar, les écrivains coloniaux imaginaient le train comme un moyen de réaliser le changement, une incarnation de l’histoire en progrès. Ce moyen technologique allait conduire l’Inde à la modernité en fournissant une infrastructure au service du gouvernement et de l’économie. Ce processus de transformation ne prendrait d’ailleurs pas seulement place au niveau de l’État, mais également au niveau très local de l’espace du train. Aguiar décrit comment l’espace public du chemin de fer était considéré comme un lieu de réformes sociales où les Indiens pourraient rencontrer, à la fois littéralement et symboliquement, l’ordre colonial. À l’opposé de l’immobilisme social représenté par la religion, et tout particulièrement par l’hindouisme avec son système de castes, l’espace public du chemin de fer représentait un espace sécularisé où les différences culturelles et religieuses pourraient être surmontées sous l’égide d’un unique ordre civique. L’accès au chemin de fer allait permettre aux Indiens de s’émanciper : tel était l’argument des écrivains coloniaux.
La réalité quotidienne des chemins de fer indiens ne correspondait pourtant que rarement à cet idéal d’un espace séculier susceptible d’abolir les frontières sociales et de créer des individus modernes. Aguiar montre comment les écrits coloniaux décrivent les Indiens comme des gens excessivement bruyants et bavards (par différence avec les Anglais plus contemplatifs), qui font un mauvais usage de l’espace laïc du train en y exécutant des rituels religieux et des tâches domestiques (faire la cuisine, laver son linge sale, etc). Dans ces textes, l’espace du train devient « privé aussi bien que public, religieux aussi bien que laïc, physique aussi bien que mécanique, et Indien aussi bien qu’Européen » (p. 179). D’après Aguiar, ce contraste entre l’idéal et la réalité servit à justifier davantage encore le projet colonial en renforçant l’idée que les Indiens étaient des êtres différents, ayant besoin d’être émancipés grâce à la raison, à la science et à la technologie.
Mais ces récits d’émancipation ont été contestés par des intellectuels nationalistes qui remettaient en cause la rhétorique du progrès universel. Leurs écrits ont pris le train comme cible, en tant que symbole matériel de l’impérialisme ; en réinventant le vocabulaire et l’imagerie des chemins de fer, ils ont inversé les termes dans lesquels on devait juger la technologie. Ils dénonçaient les souffrances causées par la construction des chemins de fer, en majeure partie par des travailleurs manuels, la perte d’industries viables provoquée par l’introduction de produits moins chers importés de l’étranger, et les famines désastreuses dues en partie à l’expansion d’une agriculture commerciale que le chemin de fer avait rendue possible. Les écrivains nationalistes voyaient le train non comme un signe de progrès, mais comme un instrument de domination et d’exploitation qu’il fallait juger en fonction de ses effets sur les vies humaines. Certains d’entre eux adoptèrent pourtant la rhétorique du développement technologique, tout en critiquant l’usage particulier que les Anglais en faisaient pour dominer l’économie et la société indiennes. Ils n’incriminaient pas tant le train comme une mauvaise invention qu’à cause des abus qui en étaient faits. D’autres, au premier rang desquels des personnages aussi célèbres que Rabindranath Tagore et Mohandas Gandhi, voyaient le train comme l’avant-coureur de modes de vie culturellement étrangers et moralement corrompus. Malgré leurs différences, les écrivains de ces deux groupes d’intellectuels ont élaboré des récits qui s’opposaient à la rhétorique coloniale dominante présentant le chemin de fer comme un facteur de progrès.
L’idéal du train comme un espace laïc moderne et son image comme celle d’un facteur de progrès ont de nouveau été contestés sous une forme dramatique par les violences sectaires qui explosèrent au moment de l’indépendance de l’Inde en 1947. À la suite du partage du sous-continent, des trains emportant des réfugiés musulmans vers le Pakistan, État nouvellement constitué, et des réfugiés hindous vers l’Inde furent attaqués et leurs passagers torturés, violés et tués. Partis au titre de lieux séculiers placés sous la protection de l’État, ces trains arrivèrent à destination comme des machines silencieuses remplies de cadavres. L’Inde comme espace politique et social avait été rendue possible par le développement des chemins de fer. Sa naissance en tant que nation se produisit également du fait de déplacements violents, un événement que symbolise l’image des « trains de la mort », devenue un élément de l’imagination collective d’une manière analogue à la représentation des trains dans l’Europe d’après la Shoah.
Malgré les événements tragiques liés au partage du pays, le chemin de fer indien a continué de symboliser le progrès d’une manière qui témoigne du pouvoir persistant des représentations coloniales. Président de la nation nouvellement constituée, Jawaharlal Nehru considérait le chemin de fer comme un élément constitutif de sa vision d’une Inde intégrée. Il le décrivait comme « l’atout majeur de l’Inde » et comme un instrument qui devait permettre de surmonter les inégalités économiques internes du pays. Durant les décennies qui suivirent l’indépendance, écrivains et artistes ont utilisé l’image du train comme un moyen pour explorer les identités nationales émergentes, en particulier à propos des relations entre le monde rural et le monde urbain telles que les avaient façonnés les programmes de développement postérieurs à l’indépendance. Dans les œuvres de ces intellectuels d’après la colonisation, le train apparaît comme un facteur de transformation à la fois de la nation et des identités individuelles, mais d’une manière qui est à la fois libératrice et perturbante pour le nouveau sujet national. La promesse de mobilité et d’individualité peut être séduisante, mais elle reste aussi une source d’inquiétude dans le cadre d’un pays encore largement marqué par des structures sociales traditionnelles.
Le voyage de Marian Aguiar à travers l’histoire symbolique des chemins de fer indiens atteint son point culminant lorsqu’elle en vient à s’intéresser aux attaques terroristes récentes sur les trains, en particulier à celles qui eurent lieu à Mumbai en 2006 et en 2008. Ces événements sont certes susceptibles d’être interprétés différemment en fonction des échelles spatiales, mais le fait que les terroristes aient pris pour cible les wagons de première classe utilisés par les élites internationales d’une ville en train de devenir un des lieux clef de la globalisation rend manifeste le nouveau contexte dans lequel le train, symbole de la modernité, se trouve mobilisé. Cela exprime une fois encore la manière dont l’engagement en faveur de la mobilité, inhérent à la modernité, soulève en même temps quelques unes de ses plus insolubles contradictions. Cette évolution globale dans l’histoire symbolique des chemins de fer, en Inde et ailleurs, est destinée à prendre toujours plus d’importance au fur et à mesure que croissent les inégalités dans le monde entier et que la mobilité devient le lieu d’un privilège, un mode d’expression de l’identité d’une élite, et un lieu de conflits.
En mettant l’accent sur les « imaginaires sociaux », Tracking Modernity apporte une contribution précieuse aux travaux sur la mobilité en mettant en relation les discussions sur la mobilité avec les débats sur les « modernités alternatives », un sujet qui reste encore trop peu traité. L’ouvrage inclut une filmographie qu’apprécieront ceux qui souhaitent voir les films analysés dans le livre, films qui soulignent en eux-mêmes les relations entre culture visuelle et mobilité. Il est seulement regrettable qu’un ouvrage susceptible d’intéresser de nombreux lecteurs ait été écrit dans un style qui convient sans doute à un séminaire d’un département universitaire de cultural studies , mais qui paraît sinon inutilement obscur. C’est là néanmoins une critique de peu d’importance à propos d’un livre dans l’ensemble fondamental. À une époque où tous les regards se portent vers l’influence globale croissante de l’Orient, Tracking Modernity nous aide à comprendre les cultures de la mobilité en dehors des pays riches du Nord, et plus particulièrement dans une région sans nul doute appelée à exercer à l’avenir une influence considérable sur les systèmes de mobilité globale.
Marian Aguiar est professeur associée de littérature et d’études culturelles à l’université Carnegie Mellon (USA). Ses recherches portent sur la culture, la modernité et la globalisation, en particulier en Asie du Sud et dans la diaspora sud-asiatique.
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Pour citer cette publication :
Javier Caletrío (11 Décembre 2012), « Tracking Modernity. India’s Railway and the Culture of Mobility - de Marian Aguiar », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/495/tracking-modernity-indias-railway-and-culture-mobility-de-marian-aguiar
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