Les méthodes de fabrication additive vont révolutionner l’industrie, c’est un fait. Mais l’impact de cette évolution sur le transport des marchandises est difficile à prévoir. Thomas Birtchnell nous propose quatre scénarios possibles.
John Urry et moi-même menons actuellement des travaux sur les futures mobilités sociales et économiques des objets, au sein du Centre for Mobilities Research de l’Université de Lancaster, pour l’Economic and Social Research Council. Notre principal objet d’étude porte sur le développement de technologies initialement considérées comme des innovations de niche. En se généralisant, ces innovations marqueraient une véritable rupture dans les filières actuelles de production et de transport des objets de notre quotidien. Les gens ont accès à toutes sortes d’objets via les filières mondiales de production et de consommation. Avant le XXe siècle, ces objets étaient pour la plupart fabriqués localement par des spécialistes : tailleurs, rétameurs, au plus près du consommateur. Puis, les procédés s’automatisant, les usines sont arrivées et elles ont recruté un grand nombre d’ouvriers non spécialisés. Au XXe siècle, nombre d’exploitants d’usines ont constaté qu’ils pouvaient tirer parti des disparités mondiales en délocalisant leur production. La main d’œuvre Indienne ou Chinoise par exemple était moins chère et la population s’accommodait d’infrastructures moins développées et de conditions de vie plus frugales. La clé de voûte de cette répartition du travail à l’échelle planétaire était le faible coût de l’énergie nécessaire au transport, ce dont John Urry rend compte dans son récent ouvrage Societies Beyond Oil. Lorsque l’on parle de mouvement des objets, il faut bien saisir ce que John Urry, Satya Savitzky et moi-même qualifions de « mobilités du fret » : les gigantesques infrastructures portuaires internationales, les gros bateaux porte-conteneurs, le système financier et de main d’œuvre ainsi que le processus de délocalisation et de sous-traitance. Le conteneur est au cœur de ce système : il permet d’organiser un flux continu d’objets transitant depuis les chaînes d’assemblage jusqu’aux rayonnages des magasins. Or cette organisation mondiale de la production se heurte aujourd’hui à certaines limites : hausse du coût de l’énergie et des carburants, mobilisation de plus en plus forte en faveur de la limitation des transports internationaux et de la consommation d’énergie sur fond de réchauffement climatique, limites physiques des infrastructures et enfin, manque d’investissements et d’espace permettant la croissance. Par ailleurs, la hausse des salaires et du niveau de vie de la population active des pays en développement est en train d’aplanir les inégalités, ce qui rogne sur la rentabilité des filières de production internationales. Le fret devient de moins en moins rentable.
Notre réflexion sur l’avenir des mobilités du fret nous a amenés à nous intéresser à une innovation de niche majeure : la fabrication additive. La première forme de fabrication additive, la stéréolithographie, a vu le jour dans les années 1980 . Elle consiste à soumettre une résine spéciale à l’action d’un rayon laser qui la solidifie. Procédant par empilement de strates successives, on obtient un objet fini. Ce procédé additif est remarquablement différent des procédés d’usinage classiques, qui procèdent par enlèvement de matière, en réduisant les dimensions d’une pièce par des opérations de coupe, de battage ou de fonte. La fabrication d’objets par des méthodes additives, à l’aide d’un ordinateur et d’une imprimante, produit très peu de déchets. De plus, les objets peuvent être produits à proximité du designer ou du consommateur et peuvent être personnalisés. Parce que développé à partir de la même technologie que les imprimantes papier, cette innovation a été baptisée impression D. Nombre d’appareils ressemblent d’ailleurs fort à des imprimantes papier. Les modèles d’entrée de gamme sont des petits périphériques qui impriment des objets en plastique ; leurs utilisateurs sont des bricoleurs et des amateurs de toutes sortes, qui fabriquent des jouets, des maquettes et des accessoires pour téléphones portables. Ces objets sont développés à partir de référentiels de conception disponibles en ligne, qui sont mutualisés sur des plateformes de téléchargement. La plupart sont développés à l’aide de scanners D, appareils qui copient un objet physique et en créent une version numérique, disponible en ligne et imprimable Aujourd’hui, ingénieurs et architectes se contentent d’utiliser les imprimantes 3D pour produire rapidement des prototypes et les envoyer en production via les filières traditionnelles. Mais de nombreuses entreprises, à l’instar des constructeurs Rolls-Royce et Boeing, utilisent des imprimantes 3D plus sophistiquées pour produire des pièces détachées qui seront montées sur leurs voitures et leurs avions. Ces imprimantes coûtent des millions de Livres et peuvent produire des objets en métal par fusion laser de poudres.
On voit émerger une filière caractérisée par la proximité entre les lieux de production et les lieux de conception et de consommation des produits manufacturés qu’ils soient haut ou bas de gamme. Cette proximité spatiale a des implications gigantesques pour les mobilités du fret. En effet, dans la filière additive, les matériaux bruts, standard : liquides, poudres, résines, fils plastique… sont acheminés en vrac avant d’être transformés en objets. L’émergence de cette filière pourrait donc bouleverser les mobilités du fret, que ce soit par l’accroissement ou au contraire la réduction des transports de marchandises. Pour explorer les implications possibles de cette innovation de niche, nous avons imaginé quatre scénarios, qui s’articulent autour de deux principaux axes de recherche. Le premier champ d’investigation porte sur le niveau d’appropriation de l’impression 3D par les particuliers. La problématique est la suivante : les interfaces des logiciels d’impression 3D sont-elles suffisamment accessibles pour permettre à un particulier, de chez lui, ou à une communauté d’utilisateurs, de réaliser leurs propres objets ou de partager ou numériser eux-mêmes leurs modèles ? Dans quelle mesure les particuliers dépendront-ils des intermédiaires tels que des enseignes spécialisées ou des centres partagés dans le cadre de la réalisation des impressions 3D ? Le second champ d’investigation porte sur la gestion par les entreprises de l’impression D. Nous nous sommes demandé quel serait le rôle des entreprises, de la propriété intellectuelle, des brevets, des investisseurs etc. À l’inverse, dans quelle mesure les communautés, les bénévoles, les bricoleurs, les amateurs et les acteurs de l’open source seraient-ils force de proposition ? Si chacun de ces univers prospectifs est cloisonné et obéit à une logique propre, il est probable que le futur combinera ces différentes projections. Cela dit, il est important de décrypter ces quatre univers pour appréhender les différents paramètres à explorer.
Nous avons baptisé le premier scénario « Micro-usines à domicile ». Dans cet univers, nous avons imaginé que les particuliers s’approprient fortement l’impression D, tant au niveau de la création que du partage de fichiers. Les imprimantes 3D ont gagné l’univers domestique et exécutent toutes sortes de tâches quotidiennes. Ce scénario marginalise le rôle des entreprises dans la filière : comme pour la musique et l’édition, cet univers se caractérise par l’essor du piratage, du peer-to-peer, de l’open source et de la rétro-ingénierie via des techniques de numérisation 3D à domicile. Ce modèle économique n’est pas rentable pour les entreprises, ni pour les designers et inventeurs. À la place, des référentiels de conception en ligne permettent aux particuliers de télécharger et d’imprimer toutes sortes d’objets : jouets, outils, ustensiles de cuisine… L’impression de composants électroniques, de vêtements, d’objets multi-matériaux et de métaux n’a pas encore vraiment envahi la sphère domestique, même si certaines entreprises innovent dans ce sens. Ce ne sont que des objets simples, qui sont produits à la maison.
Nous avons baptisé le second scénario « Relocalisation de l’industrie » et imaginé que l’industrie manufacturière se réimplantait dans les pays de l’hémisphère Nord. Dans cet univers, les particuliers se sont approprié l’impression D. Mais pour des raisons financières et technologiques, ils font appel à des intermédiaires professionnels pour imprimer leurs projets D. Cet univers se caractérise par la généralisation du sur-mesure. Un nouveau modèle économique s’impose, les filières industrielles traditionnelles ayant été dépassées par les possibilités de personnalisation qu’offrent les méthodes additives. Imaginons par exemple qu’on peut imprimer des chaussures à partir de la numérisation 3D des pieds d’une personne. La forme, la couleur et la matière de ces chaussures peuvent alors être choisies à la carte. Dans ce scénario, nous partons du postulat que les interfaces utilisateurs ont été simplifiées par des innovations majeures et que les particuliers interviennent dans le processus créatif. Un marché secondaire peut alors voir le jour et ouvrir la voie à une activité rentable pour les entreprises.
Dans le troisième scénario, baptisé « Production communautaire », nous avons imaginé un univers dans lequel les communautés et non plus les particuliers s’approprient l’impression 3D. Les entreprises ont un poids marginal, le travail collaboratif et la « production avec des pairs » se déroulant dans des pôles, qui se sont imposés comme les lieux de production d’objets répondant aux attentes des particuliers. Dans cet univers, l’État donne l’impulsion en encourageant l’innovation. Il met à disposition du public des référentiels de conception, des experts techniques et des imprimantes haut de gamme, dans les bibliothèques, écoles, « fab-labs », pôles communautaires et espaces publics. Les modèles sont personnalisés grâce des interfaces utilisateurs simples, associant gabarits et systèmes tactiles pour permettre au profane d’intervenir dans la phase de conception. Les communautés organisent des événements destinés à faire circuler le savoir et les modèles. Ces rencontres de fabricants s’appuient également sur des réseaux de troc et d’échange en monnaies locales et échappent au contrôle des entreprises. Dans le même esprit, de vastes banques de référentiels de conception en libre-accès (MOORs), où les particuliers peuvent échanger et vendre leurs créations, sont accessibles en ligne.
Dans le dernier scénario, baptisé « Prototypage strict », après un emballement initial pour l’impression 3D, qui a entraîné la formation d’une bulle puis son éclatement, les investisseurs et les précurseurs du domaine ont été déçus par la technologie. Les entreprises jouent un rôle marginal. Les particuliers n’utilisent l’impression 3D que pour des tâches très pointues, telles que le prototypage rapide, et non pas pour l’impression d’objets du quotidien. Des problèmes délicats subsistent, comme l’intégration de textures inhabituelles aux objets produits par impression 3D. Ils entraînent, à terme, une certaine désaffection pour cette technologie. Dans cet univers, les méthodes de fabrication additive sont associées aux procédés industriels existants. De nombreuses entreprises se spécialisent dans la production de petites séries d’objets et pièces détachées par prototypage rapide. Les entreprises sont les principales bénéficiaires de cette technologie, qu’elles intègrent à leurs modèles économiques et de production. La méthode additive ne devient pas un système autonome mais vient compléter la palette des procédés utilisés par l’industrie manufacturière, dans des usines et ateliers de grande capacité. Après les univers eux-mêmes, abordons maintenant leurs implications en termes de mobilités.
Dans le premier scénario, la demande de transport a reculé devant la pénétration de l’impression 3D dans l’univers domestique, ou s’est réorientée vers les objets de luxe complexes « non imprimables » et les objets électroniques. Les industries produisant des consommables à grande échelle sans forte valeur ajoutée ont été obligées de se repositionner sur le haut de la chaîne de valeur. Les infrastructures de transport de produits finis laissent la place à un marché concurrentiel de fournisseurs de matières premières, qui s’efforcent de capter une clientèle de consommateurs finaux. Pour garantir la régularité de l’approvisionnement en matières premières, la standardisation et l’automatisation du fret se développent. Dans le second scénario, l’industrie manufacturière suit un mouvement de relocalisation vers les pays post-industriels. La demande de biens produits localement pour profiter des nouvelles opportunités de marché ouvertes par nombre de grandes multinationales. Celles-ci abandonnent leurs réseaux de production globalisés et investissent localement dans des « échoppes high-tech » et des « raffineries » de matières premières. Une nouvelle révolution industrielle est en marche. Dans le troisième scénario, l’impression 3D devient une pratique communautaire. Les produits finis produit à l’échelle planétaire continuent de générer du fret : il s’agit essentiellement de transporter des objets de la vie quotidienne, même si un certain nombre de consommables sans réelle valeur ajoutée sont désormais imprimés localement sans frais. Le transport des matières premières et de l’énergie est quant à lui placé sous la supervision de l’État. Dans le quatrième scénario, où l’impression 3D se limite à du prototypage, les entreprises ont cédé aux sirènes d’une innovation prometteuse. Les planificateurs ont cessé d’allouer des ressources aux infrastructures de fret et les goulots d’étranglement se font de plus en plus nombreux. Par suite de ce désengagement financier, de nombreuses enseignes de commerce de détail, pénalisées par les problèmes de fret intérieur et des prestations dégradées, perdent des clients. Les sites marchands de taille petite à moyenne qui ont misé sur l’impression 3D montent en puissance. Des questions nouvelles de sécurisation des approvisionnements surgissent lorsque les pièces produites par impression 3D ne répondent pas aux attentes. D’où de nouvelles perturbations. Chacun de ces univers laisse entrevoir des implications différentes en matière de mobilités du fret, qui auront un impact sur les politiques publiques et la stratégie des entreprises. Une chose est sûre : le visage de l’industrie manufacturière de demain aura des répercussions sur le transport et la production des objets. Les travaux que nous menons au sein du Centre for Mobilities Research interrogent les liens entre fabrication et transport des objets qui peuplent notre quotidien que nous tenons pour acquis.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Thomas Birtchnell (11 Décembre 2012), « L’impression 3D : vers un futur sans fret ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 24 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/510/limpression-3d-vers-un-futur-sans-fret
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