La valeur du temps, en économie des transports, correspond à la disposition de chaque individu à payer pour gagner du temps. Elle permet d’expliquer les choix de modes de transport comme résultant d’arbitrages entre coûts financier et temporel. Elle sert également à orienter et à justifier financièrement les choix d’investissements sur la base des gains de temps permis par une nouvelle infrastructure.
En provenance du champ de l’économie, le principe analytique de la valeur du temps est ancien (Becker, 1965). La valeur du temps repose sur l’idée que chaque individu dispose de ressources limitées en argent et en temps. Il va donc chercher à les utiliser au mieux. La vision rationnelle du comportement des agents économiques suppose ainsi une maximisation de l’utilité qu’il retire de sa consommation de biens et de services par une allocation optimale de son temps et de son argent. Le gain de temps réalisé sur des activités contraintes (le transport en particulier) peut ainsi être alloué à des activités non contraintes (les loisirs par exemple) : c’est le principe de substituabilité des activités.
Dans le domaine des transports, l’idée est que l’individu va chercher à gagner du temps sur ses déplacements pour l’utiliser à d’autres desseins : loisirs, visites ou travail (un temps rémunérateur) (Beesley, 1965). En ce sens, le transport est considéré comme une activité contrainte, une consommation intermédiaire. Le temps qu’on y passe et le coût qu’il génère doivent être minimisés par définition. « Yet journey time itself is judged in economic terms as wasted time » (Lyons & Urry, 2005). Cette approche micro-économique suppose que le choix du mode de transport se fait sur la base d’une comparaison entre les coûts généralisés. Ces derniers correspondent au coût d’usage auquel on ajoute le coût en temps (temps passé multiplié par la valeur du temps). Le mode de transport pour lequel le coût généralisé est le plus faible est celui que l’homo economicus rationnel choisira. Cela conduit – à coût d’usage constant – à une préférence pour la vitesse. Plus un mode de transport sera rapide, meilleur il sera. Plus un déplacement sera court, meilleur il sera.
La disposition à payer pour gagner du temps va ensuite dépendre des individus considérés. Tout le monde n’est pas prêt à payer 15 euros, par exemple, pour gagner une heure. Le facteur le plus important de ce point de vue est le revenu : à niveau de richesse croissant, la valeur du temps est croissante. La raison pour laquelle le déplacement est réalisé est également déterminante, le coût du temps étant plus élevé par exemple dans le cadre professionnel que dans le cadre privé des loisirs.
Au-delà de cette perspective micro-économique, la valeur du temps est très utilisée dans l’évaluation économique des infrastructures de transport. Ainsi, les dépenses des collectivités se sont longtemps orientées vers les modes de transports les plus rapides, avec comme argument que faire gagner du temps relève d’une amélioration du bien-être collectif. Elément structurant dans le développement des réseaux d’infrastructures de transports, le temps de déplacement, et son équivalent en valeur monétaire, permet ainsi d’orienter et de justifier les choix d’investissements au travers des modèles “coût-bénéfice” (Wardman & Mackie, 1997 ; Boiteux & Baumstark, 2001).
L’approche économique postule que chaque individu compare les coûts généralisés pour déterminer le mode qu’il utilise. Cela permet en premier lieu de simplifier une situation réelle complexe, mais cela implique-t-il une vision faussée du choix modal ?
Il est important tout d’abord de préciser que donner une valeur au temps n’implique pas de manière univoque de rechercher la vitesse. En effet, les valeurs du temps utilisées dans les modèles économiques sont généralement issues d’enquêtes portant sur les préférences déclarées. Cela signifie que les temps évalués par les acteurs ne sont pas nécessairement conformes à la situation véritable, et que l’écart entre les durées déclarées et les durées réelles rendent compte au moins partiellement du volet qualitatif du déplacement (Crozet, 2005). Plus de confort et de bien-être et le déplacement passera plus vite aux yeux de l’usager. Plus de pénibilité et il surévaluera le temps de déplacement. En ce sens, les modèles prennent en compte pour une part au moins le vécu du déplacement en plus de son coût et de son temps. Un système de pondération est également utilisé pour prendre en compte la pénibilité. Il s’applique en particulier aux périodes de temps nécessaires aux changements de mode, ou à la marche à pied, etc. (Boiteux & Baumstark, 2001).
Comparer, pour chaque mode, la durée d’un déplacement donné, permet de prendre en compte l’offre de transport. Pour autant, cette approche omet de considérer des éléments liés à l’environnement construit (aménités offertes, densités, esthétique des lieux, ou encore marchabilité (Lavadinho & Abram, 2005), qui peuvent pourtant jouer sur le choix du mode. «(…) The systematic components of utility expressions weigh generalized costs of getting between points A and B as well as characteristics of trip-makers ; rarely, however, do equations account for the influences of points A (origins) and points B (destinations) themselves in explaining mode choice » (Cervero, 2002 :266). Pour l’auteur, le choix modal doit être étudié en prenant en compte les 3D (densité, diversité et design).
D’autres types de rationalités et de logiques d’action sont mal considérés dans les valorisations du temps déclarées. L’image associée aux modes de transports a ainsi un rôle important dans les choix individuels (Flamm, 2004). Cela peut même aller dans certains cas jusqu’au refus d’utiliser un mode donné, du fait même de ce qu’il représente aux yeux de l’acteur en question.
Il semble également que les temps de déplacement en voiture particulière sont assez facilement sous-estimés par l’ensemble de la population, et que les temps de déplacement en transports collectifs sont surestimés, reflétant une inclination culturelle envers la voiture (Kaufmann, 2002). L’habitude et l’inertie vis-à-vis du changement vont également dans le même sens d’un ancrage des comportements dans le temps. La mise en service d’une offre modale alternative n’aura ainsi pas nécessairement beaucoup d’effets à court terme, même si elle est plus rapide, parce qu’une partie de la population souhaite conserver ses habitudes et ses repères lors de son déplacement.
Une autre limite de l’approche économique fondée sur la valorisation du temps relève de la notion de substituabilité des activités. L’hypothèse d’un réinvestissement des temps de transport gagnés en temps de loisirs ou de travail est effectivement discutable. La conjecture de Zahavi (Zahavi & Talvitie, 1980) permet de mettre en évidence une constance des budgets-temps de transports dans le temps, malgré les gains de vitesse enregistrés. Cela signifie que les temps de transports gagnés grâce à l’augmentation des vitesses sont globalement réinvestis en distance (et non substitué par des activités non contraintes). « Rather than uniformly trying to minimise travel, poeple seek to decrease their travel if it exceeds the desired optimum, but seek to increase travel if it falls short of their ideal amount » (Mokhtarian & Salomon, 2001).
Cela renvoie alors aux reconfigurations urbaines contemporaines étalées. Cette constance des budgets temps de transport a même tendance à être remise en cause ces dernières années dans le sens d’une augmentation… (Joly, 2005). Deux postures s’opposent alors quant aux politiques publiques de transport : augmenter les vitesses, ou bien au contraire les limiter. C’est bien dans cette seconde perspective que s’inscrivent la réapparition des tramways dans les villes (plus lents que les métros…) (Crozet, 2005). Au-delà de la seule considération des vitesses, il s’agit de travailler à une meilleure insertion des flux de déplacement dans les territoires qui sont traversés.
Paradoxalement, donner une valeur au temps de transport s’est toujours décliné dans l’approche économique par une dévalorisation de ce temps, qu’il faudrait nécessairement minimiser. G. Lyons et J. Urry (2005) proposent ainsi de considérer le temps en distinguant son volume, sa valeur et son usage. Cela permet de mettre en évidence l’importance des usages et des appropriations propres aux acteurs des transports puis de tester leurs impacts potentiels sur le transfert modal.
L’enjeu est également de dépasser la séparation entre temps de transport et temps d’activité et de remettre en cause le principe qui veut que la demande de transport dérive totalement d’une demande en termes d’activités (Mokhtarian & Salomon, 2001). Ce regard différent sur le transport et les déplacements s’impose tout particulièrement dans un contexte où les NTIC se développent (Lyons, 2003).
En matière de politiques publiques, alors qu’une visée fonctionnaliste des déplacements incitait au confinement et à la séparation des flux (pour les accélérer), la tendance est différente aujourd’hui. Des efforts sont réalisés par les autorités responsables des transports pour améliorer les conditions de déplacement, faciliter la réalisation d’activités annexes (lectures, accès aux réseaux d’information via les téléphones portables, etc.), et adapter les flux (vitesses et modes) aux territoires traversés.
En ce qui concerne la marche à pied, les enjeux sont considérables et visent la qualité, visuelle, urbaine, sécuritaire, etc. des acheminements. Toutefois, si la lenteur réinvestit les villes, ce n’est pas n’importe quelle lenteur, cela ne concerne pas tous les territoires urbains, ni toutes les populations…
Si l’on revient finalement à la variabilité des valeurs du temps selon les revenus (valeurs du temps plus élevée pour les populations les plus aisées), il ressort que justifier la construction des infrastructures de transports sur la base de gains de temps revient à donner plus de poids aux populations les plus aisées, pour qui les gains sont plus importants ([Adams, 1999 ; Crozet, 2005]. L’enjeu d’une révision du paradigme de la vitesse est donc aussi social et politique.
Adams J. (1999), The social implications of hypermobility , Rapport de recherche, OECD
Becker G. (1965), “ Time and household production : a theory of the allocation of time ” , in Economic Journal , No. 75, pp.493-517
Beesley M.E. (1965), “ The value of time spent in travelling, some new evidence ” , in Economica , No. 45, pp.174-185
Boiteux M. (2001), Transports : choix des investissements et coût des nuisances , Commissariat Général du Plan, 323 pages
Buhler T. (2012), Eléments pour la prise en compte de l’habitude dans les pratiques de déplacements urbains , Thèse de doctorat, INSA de Lyon, 294 pages
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Crozet Y. (2005) , Le temps et les transports de voyageurs , table ronde 127 “ Le temps et les transports " , CEMT
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Joly I. (2005), L’allocation du temps au transport – De l’observation internationale des budgets-temps de transport aux modèles de durées, thèse de doctorat ès Sciences économiques et de gestion, Université Lyon 2
Joly I., Littlejohn K. & Kaufmann V. (2006), “ La croissance des budgets-temps de transport en question : nouvelles approches " , PREDIT, 232 pages
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Lyons G. (2003), Future mobility – it’s about time, Universities Transport Study Group Conference
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Mokhtarian P. & Salomon I. (2001), “How derived is the demand for travel? Some conceptual and measurement considerations”, in Transportation Research Part A, Vol. 35, pp.695-719
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Wardman M. & Mackie P. (1997), “A review of the value of time: Evidence from British experience”, Proceedings European Transport Forum, Transportation Planning Methods I, pp.87-100
Zahavi Y. et Talvitie A. (1980), “Regularities in Travel Time and Money Expenditure”, in Transportation Research Record , No. 750, pp.13-19
La valeur du temps, en économie des transports, correspond à la disposition de chaque individu à payer pour gagner du temps. Elle permet d’expliquer les choix de modes de transport comme résultant d’arbitrages entre coûts financier et temporel. Elle sert également à orienter et à justifier financièrement les choix d’investissements sur la base des gains de temps permis par une nouvelle infrastructure.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Emmanuel Ravalet (28 Janvier 2013), « Valeur du temps », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/dictionnaire/593/valeur-du-temps
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