Le « jugaad », incontournable camion fait de bric et de broc, est devenu le symbole du boom économique indien dans le contexte d’austérité ambiante. Pourtant, pour Thomas Birtchnell, il constitue aussi un frein au développement du pays.
En Inde, la mobilité évolue à un rythme différent du reste du monde. Sur la même route, il n’est pas rare de croiser un taxi « humain » côtoyant un char à bœufs transportant des marchandises, mais aussi le tout dernier x conduit par un informaticien. Autant de mobilités différentes qui se retrouveront peut-être bloquées les unes derrière les autres, attendant que des vaches sacrées daignent les laisser passer. Ce genre de choses, on peut les voir toutes ensemble. Et cela est très différent de ce que l’on peut trouver dans le reste du monde. Il y a là une différence de rythme. En milieu rural, dans les villages indiens, les mobilités sont aussi très différentes. On trouve par exemple des chars tirés par des bœufs. Ce sont des technologies qui, pour les Européens et les Américains, évoquent le Moyen âge. Les vélos sont partout et nombreux sont les indiens qui parcourent de grandes distances à pied, pour se rendre à leur travail ou pour effectuer des tâches quotidiennes, comme aller chercher de l'eau.
Outre ces différentes formes de technologies de la mobilité, l’Inde se caractérise par de grands mouvements de population, des campagnes vers les villes et des Etats pauvres vers les Etats plus riches. Cette mobilité interne est alimentée par les disparités inhérentes à l’incroyable croissance économique de l’Inde. À titre d’exemple, le secteur si prisé des technologies de l’information n’emploie en réalité qu’un million de personnes. Sur une population d’un milliard d’individus, cela correspond à un millième. De nombreux habitants des campagnes rejoignent la ville par désespoir et viennent grossir les rangs du secteur informel, qui représente les deux tiers du PIB indien. Autre population très mobile en Inde bien que peu nombreuse: les étudiants. Il ne s’agit que d’une petite fraction de la population totale. Ce qu’il faut retenir, c’est la différence entre les multiples niveaux d’éducation. Il existe d’une part des établissements de formation professionnelle et d’autre part des institutions d’enseignement prestigieuses pour l’élite, d’envergure internationale. Et ce qui rassemble les deux, c’est l’insertion dans des circuits mondiaux. Ainsi il y a ces mouvements mondiaux d’éducation et il y a véritablement un système qui crée un flux permanent de diplômés indiens envoyés à l’étranger.
Lors de mes travaux sur l’Inde, par le biais d’entretiens, je me suis intéressé à ces différentes formes de mobilité et aux liens entre les différentes mobilités à la base et au sommet de la pyramide sociale. Ces mobilités du haut et du bas de la pyramide sociale ont un point commun : un sens de l’innovation unique en son genre et dictée par l’austérité, qui passe par la nécessité de « faire plus avec moins », par la résilience et la solidité notamment. Avec 267 millions d’habitants vivant en 2005 avec moins d’un dollar par jour, ce qui a changé le regard sur la pauvreté, montrant qu’on peut vivre dignement avec peu. Toutefois, cette innovation dictée par l’austérité a une contrepartie négative. Elle accentue le décalage entre l’austérité telle qu’elle est vécue en Inde et dans le reste du monde.
En 2012, l’Inde s’est rendue tristement célèbre pour avoir subi la plus grande panne d’électricité au monde, avec pas moins de 600 millions de personnes plongées dans l’obscurité. Ce type de panne fait partie intégrante du quotidien des indiens et nombreux sont ceux qui innovent pour trouver toutes sortes de sources d’énergie de secours comme des panneaux solaires ou des groupes électrogènes au diesel, ce genre de choses. Or, faire plus avec moins n’a pas que des côtés positifs, cela peut aussi faire partie des véritables causes du problème. Ainsi, par exemple, des usagers rivalisent d’innovation en volant de l’électricité à leurs voisins et cela se passe sur l’ensemble du réseau. En réalité, les pannes ont donc lieu parce que les gens mettent en place cette innovation guidée par l’austérité. Il en va de même pour les téléphones portables, dont le nombre d’utilisateurs est considérable, je veux dire, c’est stupéfiant de voir qu’en Inde, on a plus d’un milliard de téléphones portables aujourd’hui. Ce chiffre est souvent considéré, comme le signe de l’émergence d’une classe moyenne, alors qu’il ne faut pas oublier que les téléphones portables font aussi partie du quotidien des citoyens mobiles les plus pauvres. Ainsi, pour alimenter le flux de télécommunications de ce nombre toujours croissant d’utilisateurs et faire face aux pannes, les Indiens utilisent des groupes électrogènes, qui consomment 2 milliards de litres de diesel par an. Ainsi du fait de cette infrastructure et de la menace des pannes, bon nombre de ces téléphones sont utilisés de manière détournée, par exemple pour recevoir des appels plutôt que d’en passer, notamment en utilisant des fonctionnalités gratuites d’appels manqués, donc en n’utilisant pas correctement leur téléphone. Il s’agit d’un autre exemple de ce genre d’innovation dictée par l’austérité.
Dans le cadre de ma recherche, j’ai essayé de me pencher sur un exemple précis d’innovation indienne, le "jugaad". C’est un véhicule construit par les habitants pauvres des milieux ruraux à partir de pièces récupérées sur de nombreux autres véhicules : des motos et des camions notamment. Bien souvent, les "jugaads" sont souvent dangereusement surchargés de personnes et d’objets et ils ne disposent d’aucun équipement de sécurité ou de confort moderne, tel que des pare-brises, des sièges, la direction assistée etc. Le mot hindi "jugaad" a probablement la même étymologie que "juggernaut", que nous utilisons en anglais. Le "juggernaut" désigne en fait ces énormes chars transportant des temples ambulants, utilisé encore aujourd’hui lors des fêtes organisées chaque année en hommage au Dieu Jagannath. A l’époque coloniale, ces véhicules rituels tout à fait imprévisibles semblaient échapper à tout contrôle et symbolisaient l’inconscience des Indiens en matière de sécurité individuelle, représentant presque une faiblesse de caractère traduisant leur manque de sécurité individuelle. Ainsi, les innovations nées de l’austérité étaient vues comme quelque chose de négatif en Inde. Sur la route, les jugaads ne passent pas inaperçus. Ils tombent souvent en panne, bloquent les autoroutes, provoquent des accidents et ne font qu’aggraver les problèmes d’infrastructures. Comme leurs propriétaires les réparent avec les moyens du bord, les jugaads sont devenus un exemple d’innovation et de résilience en bas de la pyramide sociale indienne. Sans système électronique ni moteur complexe, ils se réparent facilement et à moindre coût.
Progressivement, le jugaad a développé cette idée d’innovation frugale. Mais en même temps, il était perçu comme quelque chose de négatif, avec une connotation de corruption, de comportements à risque et de solutions à moindre coût. Une photographie prise en 1979 illustre très bien cet état d’esprit. On y voit la toute dernière fusée de l’Organisation Indienne de la Recherche Spatiale. Ce devait être un des premiers missiles lancés par le pays. Et on la voit sortir d’un hangar, en équilibre précaire… sur un char à bœufs. C’est-à-dire une voiture tirée par des vaches. A l’époque en Inde, cette image était considérée comme la preuve d’une nation prête pour la conquête spatiale, alors que pour le reste du monde elle démontrait le manque de sérieux du gouvernement Indien en matière de développement et de lutte contre la pauvreté. Ce qui n’a pas empêché un porte-parole de l’OIRS de répondre que c’était là un exemple de l’innovation indienne. Ainsi, le char à bœufs était potentiellement bien plus indiqué qu’un camion climatisé pour transporter une fusée, ou c’est ce que ce porte-parole affirmait, car dénué de systèmes électroniques risquant de provoquer des interférences avec l’antenne du satellite. On peut constater que l’idée de jugaad peut être à la fois positive et négative, mais ces derniers temps, elle est plutôt considérée comme positive par le sommet de la pyramide. Par ailleurs, elle est devenue un synonyme d’« austérité ».
Ainsi, par exemple, dans son dernier livre "L’innovation Jugaad", Kevin Roberts, PDG de Saatchi et Saatchi, qualifie l’austérité de nouveau mode opératoire pour le monde et le jugaad de pratique dont l’Occident, si prompt au gaspillage, pourrait s’inspirer. Soulignons que bon nombre d’élites indiennes ont dorénavant adopté ce concept d’innovation s’inspirant de pratiques du bas de la pyramide sociale. Ainsi, il s’agit de l’idée d’une innovation par la base qui peut être transposée au secteur indien des TIC et à sa croissance phénoménale. On peut tout particulièrement le voir dans le cadre des services externalisés à l’étranger, entre autres. On y observe le rôle joué par l’austérité au sens global, en termes d’économie de la connaissance. Il n’est donc pas étonnant que Nandan Nilekani, co-fondateur d’Infosys, une des premières entreprises indiennes d’informatique, très souvent cité dans "The World Is Flat" de Thomas Friedman, évoque lui aussi le jugaad dans son propre livre "Imagining India". Et cela a été un précédent certain pour l’élite indienne. Toutefois, beaucoup sont sceptiques : par exemple, Rajeev Mantri, Directeur exécutif de la société de capital-risque Navam Capital, parle d’un « mythe du jugaad ». D’autres considèrent encore que cela pourrait fausser l’évaluation officielle du risque systémique en Inde.
Ainsi, la notion de jugaad a deux faces, mais le plus intéressant aujourd’hui est l’idée d’une connexion entre le sommet et la base de la pyramide sociale. Maintenant, ce qui ressort des débats sur la base de la pyramide est que le concept de jugaad serait une clé pour comprendre le marché de la consommation indienne. Et on observe des entrepreneurs mondialisés comme Dinesh Dayal, PDG de L'Oréal Inde, insister sur la forte croissance et le désir de consommation de ceux qui se trouvent en bas de la pyramide, les immenses groupes de consommateurs indiens. Selon lui, en apprenant le jugaad, les entreprises peuvent atteindre ces marchés. De même, Sylvain Bilaine, ex-responsable pays et Directeur de Renault Inde, estime lui aussi que les pratiques locales, l’auto-construction ou la réparation, et tout le pragmatisme qui va avec, doivent être adoptés et déployés par les entreprises dans leurs activités en Inde afin de comprendre ce type de marché de consommateurs. Mes propres recherches m’ont amené à analyser ce type d’emprunt de ces valeurs de la base par le sommet. Je démontre qu’en réalité, le jugaad est une pratique indissociable de son contexte socio-culturel et que cette pratique est en fait partie prenante de l’insuffisance des infrastructures en Inde et il faut prendre en compte les considérables inégalités sociétales entre les différentes régions du monde et la manière dont le jugaad s’y imbrique.
Je crois qu’on peut dire qu’il existe un paradoxe au cœur même du jugaad. Composante de la singulière société indienne du risque, cette pratique est un véritable frein à la transposition, en Inde, de standards de consommation cosmopolites modernes. Par conséquent, cette stratégie n’est donc pas viable pour envisager l‘accès d’une grande partie de la population au niveau de vie d’une une classe moyenne telle qu’on la connaît aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Ce qu’on observe, c’est qu’à la source de ce paradoxe, deux versions du jugaad coexistent : l’une provenant du sommet, qui permettrait de tendre vers des valeurs proches de celles de la classe moyenne, l’autre de la base de la pyramide sociale, associée à un risque très élevé et introduisant toutes sortes d’éléments dangereux. Ainsi, l’idée du jugaad est considérée par les élites comme un atout, alors qu’une bonne partie de cette population tente par ailleurs de se préserver de la société indienne du risque. Ce sont ces habitants qui adoptent des modes de vie mobiles à l’échelle mondiale et que l’on retrouve dans des résidences ultra-protégées ou dans les centres de technologies de l’information. Cela conduit à une situation d’une ironie sans précédent, où l’innovation mobilitaire provient du bas de la pyramide sociale indienne, alors que le jugaad, en tant que phénomène de mobilité, constitue en réalité un frein au développement apparent de ce pays en tant que superpuissance mondiale, tout simplement parce qu’il contribue aux insuffisances des infrastructures indiennes.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Thomas Birtchnell (19 Mars 2013), « Que peut nous apprendre l'Inde sur l'innovation ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/665/que-peut-nous-apprendre-linde-sur-linnovation
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