21 Mars 2013
Une photographe canadienne débat avec un urbaniste français de l'avenir de la voiture. Partant des contraintes techniques et écologiques auxquels la voiture se heurte, ils prennent en considération sa place dans nos sociétés, dans nos imaginaires ainsi que ses impacts sur nos modes de vie.
Elinor Whidden
Du fond de mon cœur, je pense que non. Mon travail repose sur l’idée que viendra le moment post-freudien de la fin de l’empire où tout cela aura disparu. Mais, en tant que Canadienne, je sais que la plus grande partie de la société nord-américaine ne partage pas ce point de vue.
Dire qu'il viendra un temps où la voiture sera obsolète relève presque d'une prise de position politique. Nous croyons dur comme fer en l'automobile et nous mettons beaucoup d'énergie dans les nouveaux carburants, avec notamment le développement de la fracturation hydraulique, des sables bitumeux ou des nouvelles technologies automobiles “vertesˮ.
Quand je me penche sur les preuves économiques et empiriques prenant en compte les externalités – sociales, environnementales ou climatiques –, il ne fait aucun doute pour moi que c'est intenable. Et pourtant, les Nord-Américains continuent à y croire et à investir dans ce sens, dans l'abandon le plus total, bien que ce soit clairement une impasse.
Dans l’idéal, j'aimerais que l'on s'éloigne du modèle “un individu par voitureˮ. Il existera peut-être encore des véhicules à essence dans le futur mais j'espère qu'on les utilisera de manière plus collective, sur le modèle des transports en commun. J'espère qu'on ne verra plus quatre personnes vivant sous le même toit partant le matin vers quatre destinations différentes, au volant de quatre voitures !
J. O
Aux États-Unis, il y a même plus de voitures que de permis de conduire ! Non seulement l’automobile est passée du statut d’équipement de la famille à celui d’objet individuel, comme en Europe, mais en plus, un individu peut disposer de plusieurs types de voiture : la petite japonaise, pour faire un tour en ville, le 4x4 pour aller pêcher la truite… On comprend donc qu’une artiste, cultivée et civilisée, attende avec gourmandise l’obsolescence de l’automobile…
Mais le Canada, comme les États-Unis, s’est construit sur le principe de l’abondance des ressources naturelles : espace et énergies fossiles. Passer à l’idée de rareté prendra encore quelques décennies !
Jean-Marc Offner
Oui, cela va durer. La voiture, certainement. L’essence, très probablement. On aurait bien envie de pouvoir annoncer un “tournantˮ… Il est tentant, à coup de “signaux faiblesˮ, de déclarer la fin de la civilisation automobile. Mais les qualités qui ont fait son succès mondial perdurent : polyvalence, autonomie, performance. Nos sociétés mobiles continueront à valoriser un outil tellement bien adapté à nos besoins et à nos désirs de déplacement.
Certes, la voiture présente de nombreux défauts : elle coûte cher (mais son prix relatif diminue régulièrement) ; elle fait chaque année plus d’un million de tués et près de 50 millions de blessés dans le monde (mais ces dommages collatéraux sont, curieusement, bien tolérés); elle pollue (mais de moins en moins) ; elle consomme des ressources rares, de l’espace et de l’énergie (mais l’espace n’est rare que dans les zones urbaines denses).
L’innovation technologique permettra à la fois de remplacer en partie l’essence par d’autres énergies, et de consommer moins d’essence au kilomètre. L’inventivité sociale développera la mutualisation de l’automobile : co-voiturage et auto-partage.
Songeons que les voitures ne sont généralement occupées que par leur conducteur et qu’elles restent en stationnement 95 % du temps. Il y a donc des marges de progrès !
E. W
Il est dommage d'entendre quelqu'un venu d'Europe – une région du monde en général plus progressiste que l'Amérique du Nord – affirmer avec une telle assurance que la voiture a toutes les chances de perdurer. Mais si nous continuons à penser que l'on peut voyager en voiture à sa guise, à ignorer les “dommages collatéraux” et que l'on trouve de nouveaux moyens d'adoucir les maux créés par l'automobile, je dois admettre qu'il a raison.
L'usage collectif de la voiture en Amérique du Nord sera difficile à promouvoir parce qu'elle reste un symbole de liberté et d'indépendance.
Elinor Whidden
Je crois que nos mobilités futures seront bien plus variées, en termes de moyens de transports comme de distance parcourue, et cela pourrait être mis en œuvre de deux manières différentes.
La première est enthousiasmante et source d’espoir. Au Canada, on utilise déjà les nouvelles technologies dans le domaine de la santé, par exemple, pour permettre à des gens vivant dans des zones rurales et reculées d'entrer en contact avec des spécialistes installés dans des grandes villes via la téléconférence.
C'est de la mobilité, même si elle n'est pas physique. J'aurais aussi de l'espoir si les urbanistes dessinaient des villes avec davantage de moyens de transport publics et plus de voies piétonnes. Cela créerait de la diversité et de meilleurs choix pour nos moyens de déplacement.
Mais cette diversité et ce retour aux modes de déplacement de nos ancêtres m'inquiète aussi si le phénomène ne se fonde pas sur un partage équitable entre riches et pauvres. Le revers de la médaille pourrait être le développement d'une mobilité de classe. Avec, d'un côté, ceux qui peuvent toujours se permettre de conduire malgré la hausse des coûts, et je suis sûre qu'ils le feront et, de l'autre, des gens à faibles revenus qui n'ont pas les moyens de le faire. Donc oui, il y aura de la diversité, mais j'espère qu'elle sera planifiée de façon équitable et non selon la capacité des gens à payer.
J. O
La mobilité de classe est déjà là. Ceux qui se déplacent le plus sont aussi ceux qui possèdent le capital économique et culturel le plus élevé. Y-a-t-il un risque d’accroissement de cette fracture sociale ? Les nouvelles technologies, jusqu’à présent, produisent plutôt de la complémentarité entre dispositifs d’interaction (mon téléphone portable me permet de mieux gérer mes déplacements). Mais une vision restrictive des outils numériques pourrait effectivement conduire à des “assignations à résidence”, le de visu étant réservé à une élite.
Jean-Marc Offner
Le temps long des infrastructures (à forte intensité capitalistique) laisse parfois supposer une permanence des comportements. Pourtant, même lorsque les réseaux-supports subsistent, les réseaux-services – les usages des infrastructures – se transforment. Le client du métro parisien ou londonien d’aujourd’hui n’est pas celui de 1900.
Il est en revanche probable que nos comportements de mobilité se diversifient. Le “mono-modalˮ (le tout-voiture, le plus souvent dans les pays occidentaux) va laisser place à des stratégies plus sophistiquées, tant du point de vue de l’offre de transport que des pratiques de déplacement.
Cette réorganisation devrait opérer une double réhabilitation :
la lenteur (le bateau plutôt que l’avion, le vélo à assistance électrique plutôt que la voiture), dès lors que l’on aura collectivement compris que la vitesse ne fait pas gagner du temps mais consommer de l’espace (outre son coût financier et énergétique)
les jambes (la marche et le vélo), dont l’efficacité demeure à ce jour inégalée.
De ce point de vue, oui, nous réinventerons quelques coutumes des temps anciens.
E. W
Je pense aussi que nos mobilités vont se diversifier mais je doute du supposé caractère durable des infrastructures automobiles. Au Canada, la plupart de nos ponts et de nos axes routiers ont été mal entretenus. Une mauvaise gestion fiscale combinée à la détérioration des routes, due aux changements climatiques, a conduit au délitement des infrastructures, et donc à des fermetures, des accidents et des morts. Si nous voulons continuer à utiliser ces structures, même pour des modes de transports différents et plus variés, nous devons y réinvestir de l’argent ou bien les repenser.
Elinor Whidden
On n’oubliera jamais la voiture. Au cours des 100 dernières années, elle a eu un impact social, politique et économique monumental sur la société. On ne l'oubliera donc jamais.
Mais la façon dont on s'en souviendra dépendra beaucoup de l'étendue de la crise. Ce que je veux dire, c’est que je constate qu’on s'éloigne de la voiture, mais cet abandon progressif peut être soit planifié et préparé afin de développer un meilleur réseau de transports en commun pour tous. Ou alors on peut choisir d’ignorer cette transition.
Nous devrons faire face à une crise si nous continuons à conduire sans modération. Si on continue de croire que rien ne changera, alors du fait du changement climatique, de l'amenuisement des ressources et du pétrole devenu hors de prix, les gens se rendront soudain compte qu'ils n'ont plus les moyens d'utiliser une voiture, mais ils n'auront pas d'alternative. Les gens seront indignés.
Pour résumer, l'un des deux scénarios déboucherait sur une nostalgie au parfum suranné du temps de l'insouciance ou nous conduisions des voitures. L'autre produirait de la colère, des troubles sociaux et, potentiellement, une situation sociale bien plus critique.
Jean-Marc Offner
Le changement est peut-être là, dans la banalisation de l’objet automobile. Oubli, non : son omniprésence passée et future n’autorise pas l’amnésie. Mais une requalification, oui, dans la catégorie des “utilitairesˮ. (En Europe de l’Ouest – NDLR), des indices étayent cette thèse, comme la désaffection relative des jeunes pour le permis de conduire et l’équipement automobile, au profit de l’univers numérique.
La voiture occupe-t-elle d’ailleurs une place si importante dans la culture contemporaine ? Aux États-Unis, certainement, dans un monde des grands espaces, des road movies et des stations-services à la Edward Hopper. En Europe, c’est moins sûr. L’automobile a certes structuré le développement économique de l’après-guerre, mais sans vraiment trouver sa place dans les représentations sociales.
Certes, les enfants jouent encore, un peu, aux petites voitures (et au train). Certes, le Mondial de l’auto continue à faire recette. Mais il y va désormais de la fée automobile comme de la fée électricité. Les réalités socio-économiques ont remplacé la magie des contes.
E. W
Pour comprendre comment on se souviendra de la voiture, il faut d'abord comprendre ce qu'elle symbolise pour une société. Comme en Europe, la voiture n'a jamais vraiment gagné sa place sur le terrain de l'expression sociale, les Européens devraient pouvoir se souvenir de la voiture différemment des Américains : ce devrait être moins douloureux et moins personnel.
Ce sera plus difficile pour nous, Nord-Américains, qui avons tellement investi, culturellement, dans la voiture. Celle-ci symbolise notre liberté individuelle et il va falloir s'inventer une nouvelle histoire nationale afin de faire évoluer cette position idéologique vers position utilitariste.
Politiques
Pour citer cette publication :
Elinor Whidden et Jean-Marc Offner (21 Mars 2013), « Quitter la voiture ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 08 Octobre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/regards-croises/671/quitter-la-voiture
Les Regards Croisés du Forum Vies Mobiles sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 France.
Les autorisations au-delà du champ de cette licence peuvent être obtenues en nous contactant via ce formulaire de contact.
Autres publications