Mobilithèse 11 Décembre 2017
Depuis une dizaine d'années, à Bogota, des groupes de citoyens, toujours plus nombreux, se rassemblent autour de leur goût pour le vélo, selon des approches et des objectifs divers, et développent des initiatives qui mettent en évidence les différentes façons dont ce moyen de transport est susceptible de mobiliser et les individus et les idées. Cette recherche étudie l’activisme cycliste à Bogota, afin de comprendre comment les « cyclactivistes » tentent de reprendre la ville aux véhicules motorisés et contestent l’ordre établi dans les artères urbaines.
Titre du mémoire : Politique de la convivialité : la mobilité et le droit à la ville dans le militantisme cycliste à Bogota.
Pays : Angleterre
Université : Université d’Oxford, Royaume-Uni
Date : 2016
Directeur de recherche : Tim Schwanen
Depuis une dizaine d’années, Bogota, capitale de la Colombie, s’est imposée comme le modèle régional de l’intégration du vélo dans la ville grâce à un vaste réseau d’infrastructures cyclables, comprenant 392 km de pistes, et à un événement hebdomadaire, le dimanche, le ciclovia . Pendant cette journée, certaines des artères principales de la ville sont officiellement fermées à la circulation afin que les citadins puissent faire du vélo, du skate, courir ou marcher. En dépit de ces initiatives et des conditions idéales pour les cyclistes à Bogota, l’utilisation du vélo pour les déplacements quotidiens est restée, jusqu’à une époque récente, étonnamment faible. Une idée reçue veut que le cyclisme soit le mode de transport des classes populaires ; la plupart des gens aspirent à posséder une voiture.
Toutefois, la société civile a récemment joué un rôle moteur en pointant du doigt les faiblesses des politiques de la municipalité pour augmenter la place du cyclisme. Des groupes de citoyens, toujours plus nombreux, se rassemblent autour de leur goût pour le vélo, selon des approches et des objectifs divers, et développent des initiatives qui mettent en évidence les différentes façons dont ce moyen de transport est susceptible de mobiliser et les individus et les idées. Cette recherche étudie l’activisme cycliste à Bogota, afin de comprendre comment les « cyclactivistes » tentent de reprendre la ville aux véhicules motorisés et contestent l’ordre établi dans les artères urbaines.
Le 12 novembre 2015, un groupe fait du vélo sur la route, à côté d’une piste cyclable vide (à droite), trop étroite pour contenir tous les cyclistes. Alors que les premiers groupes voulaient attirer l’attention sur les pistes existantes, les discours actuels soulignent l’insuffisance de l’infrastructure cyclable de Bogota.
Je m’intéresse à une forme particulière de mobilisation : les collectifs de cyclistes ( colectivos ) organisent, depuis 2005, des randonnées nocturnes à vélo, hebdomadaires ou bi-hebdomadaires. Les colectivos sont gérés par des individus provenant de différents arrondissements de Bogota 1. J’en ai identifié plus d’une vingtaine, actifs dans toute la ville, dans les quartiers riches comme dans les quartiers populaires, et travaillant souvent ensemble à la mise en place de randonnées « co-organisées ». Cela favorise le lien social et permet notamment aux habitants d’explorer des endroits de la ville qui ne font pas partie de leurs "cartes mentales" et de leurs trajets quotidiens. Par le biais des réseaux sociaux et du bouche-à-oreille, les participants sont convoqués au lieu de rendez-vous d’où part la randonnée, suivant un itinéraire établi à l’avance par les organisateurs. D’une durée de trois à quatre heures, les randonnées font généralement une pause à mi-parcours, dans un parc ou sur une place, avant de retourner au point de départ ou d’atteindre une autre destination finale. À la fin de la soirée, les participants se divisent en petits groupes et s’escortent mutuellement sur leur trajet de retour. Ces randonnées attirent entre une douzaine et plusieurs centaines d’hommes et de femmes (entre 18 et 40 ans en moyenne), ayant une expérience variable du cyclisme, qui souhaitent traverser Bogota à vélo, explorer la ville et redonner un sens à la rue en l’emplissant de bavardages, de rires et de musique.ue.
Je soutiens l'idée que les colectivos ne sont pas de simples outils de promotion du vélo comme moyen de transport. À travers leur discours incitant à profiter de la ville dans le respect des autres acteurs de la mobilité, par la célébration du cyclisme joyeux au cours de randonnées animées, et par la subversion momentanée de la rue pour en faire un espace de rencontre (avec d’autres personnes, avec la ville), ils contribuent à rendre la ville plus séduisante et plus gaie, en montrant que l’espace peut être mieux partagé. Le cas de Bogota offre une perspective intéressante. En effet, bien que la ville se soit forgé une image de « paradis du cyclisme », cette recherche montre que le problème de « la voiture dans la tête » demeure : la domination culturelle de l’automobile est un obstacle à une éthique du care , du souci de l'autre, et nuit aux possibilités d’utilisation plus créative et plus plaisante de l’espace.
Je m’appuie sur plusieurs théories, réunies en un ensemble cohérent par la notion de convivialité, généralement comprise comme « une meilleure façon d’être ensemble » 2. Mon postulat de départ est le droit à la ville – l’idée selon laquelle nous devrions être à même de transformer et de réinventer la ville en fonction de nos rêves et de nos désirs, en valorisant la créativité, la spontanéité, la gaieté et l’esprit de célébration. Si de nombreux auteurs 3 ont utilisé ce concept pour critiquer l’urbanisation capitaliste, je suis allée plus loin en cherchant des interprétations qui permettent de concevoir d’autres formes de futurs urbains. Ainsi, bien que cette recherche conserve un esprit critique, elle exalte aussi les possibles déjà à l’œuvre dans les espaces urbains. En travaillant avec des cyclistes, je mets l’accent sur l’importance de la mobilité dans la formation des relations sociales dans la ville. Je soutiens que certains modes de déplacement sont plus propices à la convivialité et nous rapprochent d’une pratique plus démocratique de la ville. Les colectivos contribuent à atteindre cet objectif.
Ce mémoire, qui comprend une partie théorique importante, s’appuie également sur un travail de terrain de six mois à Bogota durant lequel j’ai mené des recherches qualitatives, sous la forme d’une ethnographie et d’entretiens. J’ai participé aux randonnées de cinq colectivos ; j’ai assisté à des réunions militantes, afin de mieux comprendre la structure du mouvement et la collaboration des différentes approches ; j’ai réalisé trente-cinq entretiens avec des leaders cyclactivistes et des représentants de diverses agences publiques (l’Institut du sport et des loisirs ; l’Office de la culture ; et le Ministère national des transports) ; j’ai cherché des occasions de faire du vélo, afin de mieux comprendre l’expérience vécue par les cyclistes à Bogota. Ce type de participation m’a permis de développer des relations avec d’autres cyclistes et, surtout, d’avoir une approche à mi-chemin entre la recherche et le militantisme, associant une connaissance d’initié et un regard critique. Enfin la participation, qui supposait que je fasse du vélo avec les sujets que j’étudiais, m’a permis d’expérimenter des méthodes de recherche mobiles et de produire un matériau audiovisuel riche, comme des photographies, des vidéos et des journaux audios enregistrés durant les randonnées.
Les recherches sur les villes latino-américaines sont nombreuses mais je ne me pas focalisée, contrairement à la plupart d'entre elles, sur les inégalités et les dangers de l’urbanisation. Je m’intéresse au contraire à la créativité avec laquelle les citoyens prennent en charge leur mobilité : faire du vélo en groupe permet aux participants de sentir que la ville est à leur portée, de prendre conscience de leurs capacités physiques et de produire un changement dans leur « rythme de vie ».
Ma recherche aborde le droit à la ville sous un angle qui a peu retenu l’attention des chercheurs et du public, mais qui s’avère plus adapté pour penser les villes en fonction des types de relations sociales que nous souhaitons au quotidien. Je soulève un problème important, celui de l’intérêt porté aux expériences vécues et aux désirs des populations dans le cadre de l’élaboration de plans vélo : s’il est vrai que Bogota dispose de nombreuses infrastructures cyclables, sa configuration entretient la suprématie de l’automobile, qui limite le développement de relations conviviales. Enfin, cette recherche réitère l’idée que le vélo n’est pas seulement un moyen de transport mais aussi un mode d’appropriation de l’espace urbain, une façon d’y vivre mieux en remettant en question nos attentes, le rythme de la ville, les styles de vie accélérés et la raison d'être des infrastructures qui nous entourent. Toutefois, mon travail ne permet pas d’évaluer la contribution des cyclactivistes à l’augmentation effective de la part modale du vélo et ne rend pas compte du point de vue de ceux qui les critiquent : bien que je n’aie pas identifié de groupe organisé et repérable s’opposant aux colectivos ou à leurs activités, il n’en reste pas moins que certaines confrontations peuvent avoir lieu, qui ne sont pas relatées dans mon travail.
Cyclistes à la tête d’un groupe durant une randonnée le 26 novembre 2015. Les cyclistes occupent deux voies d’une grande artère et en ont laissé une à la circulation automobile, afin de montrer comment l’espace routier peut-être mieux partagé pour profiter à tous.
Bien que Bogota soit considérée comme un modèle régional de la planification des transports, on manque encore d’études sur la mobilité quotidienne dans la ville, lesquelles pourraient remettre en cause son statut. Des enquêtes sur la culture du cyclisme et ses pratiques quotidiennes chez les habitants pourraient révéler les défaillances des politiques actuelles. D’autre part, il serait pertinent d'étudier la façon dont les militants coopèrent avec le gouvernement, ainsi que la nature et le dégré d’influence de ces relations sur la politique des transports. En outre, l’émergence d’initiatives semblables en Amérique latine ouvre la voie à des analyses comparatives de la promotion du vélo ou à des recherches sur les réseaux translocaux du militantisme. D’un point de vue méthodologique, l’analyse du discours pourrait faire avancer la compréhension des mobilisations sociales autour du cyclisme, en dévoilant la signification de catégories comme le « transport durable ». Enfin, les méthodes mobiles se sont avérées essentielles pour l’avancement de ma recherche et leur généralisation semble nécessaire à l’évolution du champ d’étude des mobilités.
https://www.youtube.com/watch?v=b_ncn8beeAA
Enregistré durant la randonnée "Halloween" du 30 octobre 2015. A 0min14, on peut voir comment deux cyclistes se détachent du groupe pour bloquer la circulation et permettre aux autre cyclistes de franchir l'intersection en toute sécurité et sans se disperser.
https://www.youtube.com/watch?v=wxMOjXu_MGk
Lors de la pause de mi-parcours, les cyclistes rendent vie aux espaces inutilisés pendant la nuit. Ils montrent leurs performances tandis que les autres socialisent et profitent de la musique.
1 C’est-à-dire les localidades , divisions administratives de Bogota.
2 Ivan Illich a été le premier à suggérer l’usage de la notion de convivialité (1975), ensuite développée par exemple par Peattie (1998), Fincher et Iveson (2015) et Amin et Thrift (2002). La convivialité est considérée comme une forme d’énergie sociale naissant de moments partagés de joie et de vivacité. Elle peut surtout constituer une éthique directrice pour la vie en commun dans les villes. En termes de mobilité, elle pousse à réfléchir aux modes de transport favorisant la vitalité, la sociabilité, l’esprit de générosité et de responsabilité envers les autres.
3 Voir par exemple le travail de David Harvey (2008, 2012), Peter Marcuse (2009), Don Mitchell (2003), et Mark Purcell (2013).
La mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
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