Les nouveaux nomades de l'économie souterraine
L’enquête d’Alain Tarrius sur la complexification des migrations internationales à partir des années 1980 permet de comprendre la naissance de deux paradigmes qui ont marqué la recherche sociologique, la mobilité et le territoire circulatoire, et de découvrir une autre histoire de la mondialisation.
Cet ouvrage met en lumière les réseaux complexes de l’économie souterraine du pourtour méditerranéen ayant pour centre le quartier de Belsunce à Marseille, et consistant en un dispositif commerçant, considéré par les pouvoirs politique et économiques locaux comme « le trou noir de la misère ». Le travail de recherche socio-anthropologique d’Alain Tarrius permet, à partir d’une prise en compte du concept de mobilité et de territoire circulatoire de montrer que les 350 boutiques tenues par des immigrants algériens et tunisiens de ce centre-ville historique en déshérence, fournissent en appareils électroménagers et audiovisuels, en vêtements et chaussures, en pièces de rechange de voitures et pneumatiques, près de 700 000 acheteurs. Ce lieu-monde est en réalité la première surface commerciale de la façade nord-méditerranéenne 1. Des Maghrébins de Marseille, du Midi méditerranéen, d’Europe du Nord, y achètent, au cours d’une escale ou d’un weekend, des marchandises, tout comme des Algériens et des Tunisiens quand leurs pays ne peuvent les importer.
Ce dispositif, initié à Belsunce, se développe ensuite dans plusieurs territoires circulatoires dès 1991, en suivant la vague des nouveaux migrants qui ont en commun de privilégier la mobilité pour distribuer souterrainement des marchandises à travers la concentration en vastes comptoirs commerciaux : ainsi naissent le long des routes méditerranéennes et rhodaniennes des Marocains, empruntées par les commerçants nomades et transmigrants, des implantations commerciales en Espagne et en France dans des métropoles régionales et des villes moyennes - Alicante, Valencia, Perpignan, Montpellier, Nîmes, Vienne, Lyon. La Mondialisation par le bas décrit donc la naissance, puis la dispersion, de ces comptoirs commerciaux, - en insistant sur l’influence de la mondialisation qui permet une généralisation des circulations-, grâce à l’identification de nouvelles formes de réseaux commerciaux transnationaux. Il s’agit aussi de montrer combien la maitrise des circulations internationales permet la liberté d’entreprendre, et surtout de renouveler les perspectives de sortie des enclavements résidentiels, économiques et sociaux, très différemment des voies tracées et institutionnalisées par les pouvoirs publics. L’action publique, incapable d’assumer cette rupture est perçue comme porteuse d’une autre histoire : celle de l’héritage colonial, quand les réseaux marchands décrits dans l’ouvrage relatent une complexité relationnelle dont on est loin de se douter. Ces « fourmis », pour reprendre la dénomination de l’auteur sont soudés par une éthique valorisant une parole d’honneur suffisamment forte pour se passer de contrat écrit. Des « notaires informels », représentés par ceux qui ont réussi dans les mêmes activités, interviennent parfois pour réguler des conflits et assurent un contrôle social qui garantit l’efficacité des réseaux et permettent de distinguer les réseaux licites (cheminement de produits d’usage courant) de ceux qui ne le sont pas (trafics de drogues, blanchiment de l’argent sale, prostitution…). Ils permettent d’éviter des interpénétrations entre ces différents réseaux qui se croisent et se frôlent parfois au gré des crises et des tentations individuelles d’expérimenter différentes pratiques.
Alain Tarrius décrit donc une nouvelle forme migratoire, originale et passée presque inaperçue, qui vient enrichir les types de migrations étudiés jusque-là par la recherche française. Le premier fut décrit par Gérard Noiriel : il s’agit des migrations qui accompagnent l’ère industrielle depuis la seconde moitié du XIXe, captatrice de la mobilisation de la force de travail internationale, d’abord européenne, puis coloniale. Le second grand type de migration qui fut étudié correspond aux collectifs identitaires chassés de leurs nations par la guerre, la répression, et qui négocièrent, dès la Révolution française, leur intégration républicaine, à la fois individuelle et collective, à l’instar des diasporas israélites tout au long du XIXe siècle. Les travaux de Dominique Schnapper sont précieux pour la compréhension de ce type migratoire.
Alain Tarrius commence par affirmer que notre façon de désigner l’étranger, surtout celui qui parcourt l’Europe en ses villes, ses quartiers, est problématique. Qu’est-ce qui distingue l’immigrant du migrant ? L’immigrant circulerait au sein de nos espaces éthiques et juridiques jusqu’à nous rejoindre en ce point consensuel des identités collectives qu’on appelle la « citoyenneté ». Ainsi le couple immigration/intégration prend sens pour tous, nouveaux venus ou autochtones : on demande à l’étranger d’effectuer un parcours vers notre façon d’être, notre façon de faire, vers nos normes sociales. Le migrant, quant à lui, apparaît plus libre dans son projet ; sa référence est le territoire qu’il construit, parcourt, traverse, conquiert parfois, sans trop se soucier des valeurs ou des usages en vigueur ; il peut être transmigrant, nomade, il est toujours étranger, avant de s’installer éventuellement quelque part pour devenir un immigrant, ou bien un citoyen.
L’usage de l’un ou l’autre de ces termes implique une prise de position qui n’est pas sans conséquence. Puisque nous ne pouvons éviter de désigner cet autre qui se déplace sur les chemins d’Europe, Alain Tarrius choisit d’utiliser le couple migration/territoire, qui semble aujourd’hui plus pertinent que le couple immigration/intégration. C’est cette prise de position qui révèle le mieux l’initiative et le rôle de l’étranger dans la construction sociale de la ville. Car l’espace « hyper-visibilisé » de notre citoyenneté abstraite ne nous permet pas d’accéder aux productions sociales et spatiales de ces autres, si nombreux aujourd’hui dans nos villes, qui ne nous rejoignent pas, qui se tiennent peut-être définitivement à distance de l’identité que nous leur proposons.
Bien plus, ce migrant, compris comme « être de mobilité » ne cesse de remettre en cause nos certitudes indigènes et nous incite à reconsidérer les rapports entre deux couples d’attributs, mobilité/sédentarité et altérité/identité, pour mieux comprendre les emboîtements dans nos villes entre trajectoires singulières, destins collectifs et formes urbaines. Puisque son espace est celui du mouvement, le migrant suggère d’envisager la ville non comme un lieu de sédentarité mais comme un carrefour des mobilités. Le devenir des populations de migrants renvoie donc à une capacité de perpétuer un rapport entre nomadisme et sédentarité qui déstabilise les populations autochtones.
Le paradigme de la mobilité, mis au point en 1989 par Alain Tarrius, conjuguait trois niveaux d’espace-temps : les mobilités liées aux rythmes sociaux de voisinage (déplacements pour les courses, les tâches administratives, récréatives, le travail), les mobilités résidentielles à l’échelle d’un segment d’histoire de vie (déménagements d’une ville à l’autre ou même d’un pays à l’autre) et les circulations migratoires vues comme mobilités transnationales (déplacements plus vaste comme les visites aux siens dans d’autres villes, d’autres pays, ou les déplacements professionnels internationaux entre le pays d’accueil, les lieux d’étapes et la ville d’origine).
Alain Tarrius a ainsi reconstitué les continuités des temps sociaux 2. Cette ethnographie dynamique lui a permis d’identifier les liens entre mouvements et ancrages chez ces nouveaux acteurs des migrations internationales qu’il désignait alors comme nomades.
Il fut aussi l’un des premiers à comprendre l’évolution rapide de Belsunce en tant que place marchande internationale, sous l’influence, d’une part, de la grande migration marocaine des années 1990 et, d’autre part, du repli algérien consécutif aux troubles de la guerre civile larvée. De multiples implantations commerciales (concentration de plusieurs magasins de gros ou demi gros, d’échoppes surtout spécialisés en produits électroniques, téléphone portable, informatique, électroménager, ameublement, et aussi alimentaire avec les épiceries de proximité, boulangerie, échoppe…) en réseau apparurent le long des parcours transnationaux des Marocains, d’Algésiras à Barcelone, Turin, Lyon, Strasbourg, Bruxelles ; à Marseille quelques commerçants d’origine algérienne rejoignirent des marchés péri-urbains locaux ou accompagnèrent les Marocains jusqu’à Alicante afin de rejoindre les marchés algériens à partir d’Oran.
Au début des années 1990, Alain Tarrius élabore la notion de territoire circulatoire à partir du paradigme de la mobilité, mais aussi en référence aux travaux de l’École de Chicago, notamment la notion proposée par Robert E. Park, probablement sur une simple intuition heuristique, de « moral area » ou « espace de mœurs ». Cette notion désigne une conjonction fluide et imprévue des temps sociaux, des lieux, des mélanges de populations mobiles, généralement nocturnes, susceptible de transformer les rapports sociaux tels qu’ils s’exposent lors des relations normées généralement diurnes.
Dans le Chicago du début du XXe siècle, une juxtaposition humaine, économique et culturelle hétéroclite parvenait à faire ville en ce que les comportements publics dérogatoires au « bon ordre diurne » (prostitution, jeux d’argent, consommations d’alcool en temps de prohibition, etc.) provoquaient, la nuit tombée, grâce aux mobilités urbaines et périurbaines brassant des habitants aux profils contrastés, des proximités et des mélanges cosmopolites (immigrants italiens, polonais, irlandais, et noir américain surtout du Sud, etc.). Il apparaissait que ces rencontres nocturnes influençaient le travail la journée et que le fonctionnement diurne des institutions bénéficiait de ces effervescences, malgré leur nature apparemment « immorale », déviante. Sous l’injonction du même désir, le dirigeant d’entreprise et son boy, venus l’un de sa villa et l’autre de son taudis, partageaient le soir une même bouteille de whisky de contrebande, et ce comportement nocturne, rendu possible par la mobilité, était garant du bon ordre diurne ; les distances sociales reprenaient le lendemain et les proximités étaient de retour la nuit suivante. Ces éthiques sociales, présentées comme antagoniques dans la langue de bois publique, étaient en réalité complémentaires et en continuité l’une avec l’autre.
La description du Chicago de l’époque est évidemment exportable, et la notion de « moral area » est opératoire, à condition d’en ajuster les éléments constitutifs aux différents contextes historiques. La mondialisation, avec ses mobilités et ses réseaux, dessinait selon Alain Tarrius des configurations territoriales étendues en « moral areas » originales. Ces continuités entre activités souterraines et officielles, cette intrication entre relations affectives et économiques, ces mobilités qui sont à l’origine des mixités, des métissages parfois, et toujours des cosmopolitismes, étaient bien celles qu’il avait déjà observées dans le comptoir maghrébin marseillais, dans les va-et-vient transnationaux marocains 3.
Échappant aux régulations étatiques, les multiples interactions sociales, affectives et économiques entre commerçants nomades, ainsi qu’entre eux et les populations immigrées sédentaires de mêmes origines, suggèrent un maillage territorial original, qui sert de support aux routes et réseaux des circulations migratoires européennes. Débordant les régulations nationales, une sorte de société transnationale marocaine apparaît avec ses régulations spécifiques unifiant les dispersions migratoires, les accompagnant, les absorbant, les relocalisant et fixant ainsi de nouvelles frontières informelles.
La Mondialisation par le bas permet de comprendre l’originalité du territoire circulatoire transeuropéen marocain, fort, dès 1994, de plus de 120 000 circulants pour des tournées commerciales de chez soi à chez soi, passant par l’Andalousie, le Piémont italien, Lyon, Strasbourg et Bruxelles ; avec ses innombrables créations de commerces, d’associations culturelles et cultuelles, il met en relation le long de ses routes plusieurs centaines de milliers de Marocains précédemment dispersés par la mobilisation coloniale 4. De 1990 aux années 2000, ces routes, ramifications d’un vaste réseau transeuropéen, drainaient, outre les nomades des commerces souterrains 5, des immigrants marocains sédentaires en vue d’une recherche familiale d’emplois 6, d’une nouvelle implantation migratoire et bien souvent d’originales collaborations cosmopolites entre cette nouvelle forme migratoire (prêt de logement pour la logistique, repérage des opportunités commerciales, aides ponctuelles…) et des populations mobilisées par les Trente glorieuses et les jeunes des quartiers.
Ce territoire des proximités aux multiples interactions (familiales, interethniques, économiques, affectives…) réalise donc autant une fonction de facilitation des mobilités qu’une « fonction buvard » d’absorption et de fixation de populations. En relation avec l’apparition d’autres territoires circulatoires transnationaux, les voies marocaines sont la concrétisation ouest-européenne d’un système mondial des économies souterraines qui sont pareillement apparues sur tous les continents, souvent à partir de contours religieux 7.
Les paradigmes de la mobilité et du territoire circulatoire traversent les différents ouvrages d’Alain Tarrius mais sont particulièrement détaillés dans La Mondialisation par le bas. Ces deux concepts permettent de rendre visible, de décrire et d’analyser des faits sociaux originaux, relatifs aux migrations internationales et redevables de mouvements transfrontaliers constants. Nombreux sont les chercheurs qui se sont nourris de ces propositions, lesquelles ont bouleversé et leur rapport aux terrains et la complexité de leurs analyses 8. Les analyses d’Alain Tarrius tranchent nettement avec la doxa établie dans les années 1980. Aujourd’hui, les mouvements de populations migrantes, qui ont longtemps alimenté les ségrégations urbaines, sont en train de créer des connections transnationales : nous sommes probablement à un moment crucial de l’intégration de ces tendances aux politiques urbaines.
La prise au sérieux des activités de ces populations migrantes permettrait aux politiques publiques d’appréhender autrement ces populations, et notamment celles des quartiers, et de les favoriser/valoriser comme des éléments constitutifs de changement sociaux important. Les populations, abordées en leur cœur par mille ruses de l’anthropologue ou, comme dit Alain Tarrius, par « le sociologue compréhensif », font milieu, prennent des initiatives collectives qui les fédèrent en dehors des discours et des projets politiques. Ces populations pauvres inventent un mode de développement attractif et innovant et fabriquent de nouvelles centralités qui s’établissent au-delà des limites de la ville, de la région, des pays ; elles pourraient bientôt enfanter une forme originale du pouvoir des « exclus », de façon transversale à tous ses pays qui gardent si jalousement leurs frontières. Bien sûr, il n’est pas question ici des laissés-pour-compte qui n’appartiennent pas à ces réseaux, et errent sans projet, dépendant des droits sociaux. Et cela, alors que la sédentarité instituée comme modèle pour tous ne semble pas proposer d’autre solution que la charité bien-pensante de certaines institutions. Et même si les discours populistes promettent monts et merveilles aux pauvres « bien de chez nous » le temps d’une élection, gageons que ce discours ne sera suivi que de plus de misère encore. Une crise peut en cacher une autre, comme disait Georg Simmel, et surtout sa propre résolution… La capacité d’absorption de différents types et foyers de pauvreté par cette puissance internationale est en adéquation avec cette Europe essentiellement économique. Il incombe à ces migrants cosmopolites, circulant d’étapes en étapes, d’enseigner le vivre ensemble, puisque nos institutions intégratives ne savent plus le faire.
1 Le chiffre d’affaires annuel est évalué par une enquête de la Caisse de Dépôts et Consignations, menée en 1987 à la suite des investigations de Tarrius, à près de 3 milliards de francs.
2 La compréhension des sociétés par la mobilité de leurs membres, théories développées par Georges Gurwitch (1950), Pierre Bourdieu (1963) ou William Grossin (1974), lui ont permis d’inscrire cette dimension théorique structurante de ses travaux dans une lignée de la recherche sociologique française, en même temps que dans une pratique empirique pragmatique, la méthodologie interactionniste issue de la mouvance de l’École de Chicago.
3 Il étudiera les mouvements des Afghans et de diverses populations balkaniques et caucasiennes dans des ouvrages postérieurs à La Mondialisation par le bas.
4 Tarrius Alain Missaoui Lamia, 1995, Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine, L’Aube, 220 p.
5 Économie charriant toutes sortes de marchandises, absente ou trop cher ou même interdite dans le pays d’origine, en passant par plusieurs pays d’étapes.
6 Les adolescents ou même les enfants sont souvent envoyés dans les autres pays européens auprès d’un membre de la famille, pour trouver du travail, pour faire des études, pour être formé professionnellement à la mobilité…
7 Un phénomène semblable de construction d’un territoire circulatoire s’était produit dès les années 1980, à l’initiative des migrants Turcs, en Autriche, en Allemagne et en Belgique, produisant des collaborations avec des Marocains à Bruxelles et Strasbourg. En revanche, la Bulgarie, la Macédoine et la Serbie – Républiques populaires dans les décennies 1950 à 1980 – ne permirent pas aux Turcs de passage de déployer en continuité spatiale et sociale un territoire circulatoire comparable à celui des Marocains à l’ouest, en dépit des fortes traces laissées par la présence ottomane dans ces nations.
8 Le mimétisme de l’objet de recherche par les chercheurs : circuler avec ceux qui circulent afin de voir en situation de mobilité la réalité des façons de faire et d’être des populations étrangères. Voir les travaux de Fatima Qacha, d’Oliviez Pliez, William Berthomière ainsi que d’autres travaux réalisés au sein du Laboratoire MIGRINTER.
La mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xModes de vie
Pour citer cette publication :
Lamia Missaoui (05 Février 2018), « La Mondialisation par le bas », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/12350/la-mondialisation-par-le-bas
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