Septembre 2013
Le choix du film Somewhere ne se justifie pas uniquement par la variété des concepts liés à la mobilité qu’il traite, mais avant tout par le fait qu’il en explore et illustre de façon particulièrement riche et pertinente deux aspects majeurs dans ce domaine et centraux dans les intérêts actuels des sciences sociales : la mobilité comme changement social et le questionnement de la vitesse associée au mythe de l’automobile et son pendant, la lenteur.
« Cléo, désolé de ne pas avoir été là »
Mobilité sociale * Approcher la mobilité implique de disposer d’une approche complète du phénomène, qui intègre ses manifestations sociales et spatiales. * Dans les années 1920, avec les travaux de Sorokin et de l’École de Chicago, la mobilité est définie en termes de changement et de franchissement de l’espace. * A l’instar des travaux de Michel Bassand, la mobilité peut ainsi se définir comme l’ensemble des déplacements impliquant un changement d’état de l’acteur ou du système considéré. Avec cette définition, la mobilité présente une double qualité spatiale et sociale, ce qui en restitue la richesse. ( Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann) Mobilité horizontale et verticale * En 1927 dans « Social Mobility », Sorokin identifie la mobilité verticale, qui implique un changement de positionnement dans l’échelle socioprofessionnelle et pouvant être ascendant ou descendant ; et la mobilité horizontale, qui désigne un changement de statut ou de catégorie n’impliquant aucune évolution de la position relative dans l’échelle sociale ( Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann).Mobilité et immobilité : Même lors des scènes de conduite de la Ferrari, le scenario et l’intrigue paraissent toujours lents, ceci probablement parce que le changement de rôle que l’acteur entame est un processus, dont on ressent précisément la progression. Les scènes de lenteur sont nombreuses et se succèdent, elles s’expriment de diverses manières : l’arrêt ou le ralentissement du mouvement, des conversations, du bruit. L’immobilité qui domine dans ces moments est aussi interrompue lorsque la voiture de sport roule, mais la musique, s’il y en a, reste très lente et les dialogues restreints. L’automobile, symbole de la vitesse, se déploie ici dans un environnement lent. Son dernier trajet, dans le film, se fait en revanche rapidement et le spectateur change de point de vue en le suivant.
Immobilité et sédentarité * La mobilité ne peut pas être détachée de son contraire, à savoir de la notion d’immobilité. Elle est relationnelle, paradoxale, et donc toujours liée à son opposé : l’immobilité (Albertsen et Diken, 2001 ; Beckmann, 2004). * La mobilité des uns s’appuie habituellement sur l’immobilité des autres (Boltanski et Chiapello, 1999). * Il n’y a pas d’accélération sans ralentissement, pas de ‘liquéfaction’ sans ‘solidification’ (Bauman, 2000). * Penser la mobilité et son contraire, l’immobilité, signifie aussi considérer l’ensemble du dispositif de gestion des lieux et de leur agencement (Lévy, 2004 ; Larsen et al., 2006). * La sédentarité est le fait de privilégier une stabilité et des ancrages sociaux et spatiaux. Dans les sociétés occidentales contemporaines, la sédentarité vise à l’évitement du changement social et spatial ( Forum Vies Mobiles – Repère – Sédentarité, par Vincent Kaufmann).« La voiture pour garder la face » : Si des sociologues comme Le Breton recourent à cette expression, c’est bien parce que l’automobile a la capacité de maintenir l’apparence du statut social lorsque les autres dimensions de la vie quotidienne se dégradent. Comme arme du pauvre, son propriétaire tentera de l’entretenir à tout prix. Dans le cas du film Somewhere , la chute progressive de l’acteur principal est interrompue à un rythme régulier par les scènes de la mobilité automobile. Il recourt à sa voiture de sport comme un reflet durable de son mode de vie, un refuge et une représentation de son propre monde, qui sont tout autant d’aspects qui ont mobilisé la littérature scientifique. Elle n’est jamais empêchée de jouer ce rôle car les territoires pratiqués se définissent par une hospitalité maximale pour ce mode en particulier.
La voiture comme norme sociale * La voiture est une norme sociale, et comme toute norme, elle produit ses ‘déviants’. Si la voiture est un outil de distinction sociale, le trait distinctif de la pauvreté serait justement de ne pas en posséder. Elle joue ainsi le rôle de puissant discriminant social. Être capable de conserver sa propre voiture permet de conjurer l’exclusion et de ‘sauver la face’ (Le Breton, 2005). * Les représentations initiales de la voiture lors de sa démocratisation sont celles du rêve bourgeois de l’autonomie personnelle. Ainsi, avec elle, plus le monde extérieur est exclu, plus ce rêve semble se réaliser (Bull, 2004). La voiture comme représentation de son propre monde * La voiture est le reflet d’un mode de vie, une extension de soi, et est volontiers anthropomorphisée. Elle s’apparente à un lieu d’émotions, un lieu sécurisé d’habitat, à l’image d’une capsule domestique (Sheller, 2004 ; Urry, 2007 ; Löfgren, 2008). L’hospitalité/potentiel d’accueil d’un territoire * Chaque territoire offre un champ des possibles spécifique pour accueillir les projets des acteurs individuels et collectifs. C’est ce qu’on appelle le potentiel d’accueil d’un territoire ( Forum Vies Mobiles – Repère – Potentiel d’accueil d’un territoire, par Vincent Kaufmann).
La voiture comme acteur non humain :
Le cumul des compétences de la voiture de sport et son assemblage avec celles de l’acteur humain nous renvoient à un type spécifique d’être social à partir duquel certains auteurs ont pu identifier les éléments constitutifs d’une forme d’hybridité ou, pour aller plus loin, une amorce du concept latourien d’acteur non-humain du déplacement et de l’action de l’intrigue. Par conséquent, comme reflet permanent du mode de vie privilégié et mondain de son propriétaire, elle exerce en outre un effet sur l’action qui est d’autant plus intéressant qu’elle n’est pas l’objet même du film. Enfin, elle constitue un support aux émotions de son propriétaire mais aussi de son processus de changement social. Symboliquement, nous comprenons que ce processus s’achève lorsque Johnny exprime les regrets de son absence en tant que père et que pour cette raison, il abandonne sa voiture pour poursuivre à pied.
La voiture comme être social
* De l’assemblage entre la voiture et le conducteur résulte une forme d’être social. Il s’agit d’un assemblage hybride de compétences et de volontés humaines, avec la voiture, les routes ou les constructions qui y sont liées et qui conduit à parler de ‘voiture-conducteur’ ou car-driver (Dant, 2004 ; Thrift, 2005).
La voiture comme acteur non-humain du déplacement
* La voiture agit comme un acteur non-humain du fait qu’elle participe également à l’action et produit un effet sur celle-ci (Latour, in: Dant, 2004).
Ce que l’œuvre souffle à la recherche : l’errance et la mobilité vaine
Somewhere peut inspirer la recherche par sa façon d’aborder une mobilité singulière, rarement abordée sous cette forme, l’errance. Elle se distingue de la flânerie, de la promenade ou des mobilités de découverte qui n’ont pas de destination précise par une absence même de destination, mais à la fois aussi de sens. Johnny pratique intensément cette forme de « mauvaise vie mobile », ponctuée par des déplacements circulaires, répétitifs, fréquents, polluants – en voiture de sport ou en avion pour des castings dénués d’intérêt – et qui ne présentent à ses yeux, et sciemment, ni forme ni sens. Toutefois et bien que hors de portée des volontés de l’acteur, ils en sont riches dans la mesure où ils constituent le support indispensable du lent processus de changement social qu’il accomplit tout au long du film. Alors que la littérature scientifique souligne la désuétude de l’idée de déplacements qui se limitent à franchir un espace d’un point A à un point B et se penche de plus en plus sur les activités et les expériences qui se déroulent entre deux, elle ne s’arrête pas pour autant sur l’absence de ces dernières.
La flânerie
* Le flâneur est en mesure d’accéder à l’essence d’un lieu, de prendre du temps à cet effet, et met en avant l’idée du plaisir du déplacement, de la découverte et du loisir (Montulet, 1998 ; Urry, 2007 ; Adey, 2010).
Références :
Adey P. (2010), Mobility. Oxon: Routledge.
Albertsen N. & Diken B. (2001), Mobility, Justification, and the City. Department of Sociology, Lancaster University.
Bauman Z. (2000), Liquid Modernity . Cambridge: Polity Press.
Beckmann J. (2004), Mobility and Safety . Theory, Culture & Society, Vol. 21, N° 4-5, 81-100 (2004).
Boltanski L., Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme . Paris : Gallimard.
Bull M. (2004), Automobility and the Power of Sound. Theory, Culture & Society, Vol. 21, N°. 4-5, 243-259.
Dant T. (2004), The Driver-Car. Theory, Culture & Society, Vol. 21, No. 4-5, 61-79 (2004).
Larsen J., Urry J., Axhausen K. (2006), Social networks and future mobilities . Lancaster University, IVT, ETH.
Le Breton E. (2005), Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et intégration sociale . Paris : Armand Colin.
Lévy J. (2004), Modèle de mobilité, modèle d’urbanité. In : Allemand et al., ‘Les sens du mouvement’, Paris : Belin.
Löfgren, O. (2008), Motion and Emotion: Learning to be a Railway Traveller . Mobilities, 3:3, 331-351.
Montulet B. (1998), Les enjeux spatio-temporels du social . Paris: L’Harmattan.
Sheller M. (2004), Automotive Emotions – Feeling the car . Theory, Culture & Society, Vol. 21, N° 4-5, 221-242.
Thrift N. (2005), Driving in the City. In: Featherstone M. et al., ‘Automobilities’, London : Sage.
Urry J. (2007), Mobilities. Oxford : Polity Press.
Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xMichel Bassand est un sociologue suisse né en 1938, spécialisé dans les questions urbaines. Il a été successivement professeur à l’Université de Genève et à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). On lui doit une conception théorique originale de la mobilité comme phénomène social total dont les différentes manifestations forment un système.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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