Somewhere, Sofia Coppola - La voiture comme masque social
Le choix du film Somewhere ne se justifie pas uniquement par la variété des concepts liés à la mobilité qu’il traite, mais avant tout par le fait qu’il en explore et illustre de façon particulièrement riche et pertinente deux aspects majeurs dans ce domaine et centraux dans les intérêts actuels des sciences sociales : la mobilité comme changement social et le questionnement de la vitesse associée au mythe de l’automobile et son pendant, la lenteur.
« Cléo, désolé de ne pas avoir été là »
Sofia Coppola est la fille de Francis Ford Coppola et la réalisatrice notamment de Lost in Translation (2003), précédé de Virgin Suicides (1999) et suivi de Marie-Antoinette (2006), Somewhere (2010) et, récemment, The Bling Ring (2013). Sa filmographie est marquée par la présence récurrente de questionnements sur la jeunesse et l’adolescence, le basculement vers le monde adulte et la construction personnelle comme processus alimenté par la confrontation à soi-même ou la remise en question des protagonistes. Les thèmes que relatent nombre de ses réalisations invitent les spectateurs à s’identifier aux personnages, à leur parcours et au processus de leur (re)construction.
« Je crois que c’est un sentiment auquel on peut tous s’identifier : choisir qui l’on veut être », Sofia Coppola à propos de Somewhere.
Somewhere, film, Etats-Unis, 2010, 93 minutes.
Le film relate l’histoire d’un acteur hollywoodien dont la vie quotidienne s’enfonce progressivement dans la routine puis, d’une certaine manière pour y échapper, dans les dérives caractéristiques du mode de vie de son milieu. Johnny alterne entre les castings, les soirées à consommer alcool, drogue et conquêtes, son logement dans le légendaire hôtel particulier Château Marmont et sa Ferrari. Il entretient une vie sociale à la fois quantitativement riche et qualitativement inexistante. Ce lent cheminement vers la décadence et un quotidien qui se vide peu à peu de sens se trouve brutalement interrompu par l’apparition de sa fille, dont il devra prendre soin dès cet instant et qui le confronte instantanément à son rôle de père. Endosser ce nouveau rôle, imposé, prendra du temps et c’est tout ce processus de changement social qui est mis en scène dans le film Somewhere.
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Le changement social au cœur de l’intrigue :
Dans le film de Coppola, la voiture est centrale du fait qu’elle joue un rôle au même titre que les deux acteurs protagonistes, elle participe à l’action. Pour autant, elle n’est pas le sujet même du film, que nous trouverons alors plutôt dans le changement social qui vient s’imposer à Johnny lorsque sa fille de 11 ans apparaît dans sa vie. Le besoin de changement social s’impose immédiatement avec une scène de départ très particulière dans laquelle il réalise un parcours circulaire au volant de sa Ferrari et de façon répétée. La durée de cette scène qui paraît interminable est déroutante mais annonce les rythmes du film, comme un avertissement qui nous invite à nous concentrer sur les émotions et ressentis plus que sur l’action, réduite au strict nécessaire. Le film se termine après qu’il ait raccompagné sa fille, les paysages redeviennent désertiques, la solitude réapparaît, l’urbain s’efface, la trajectoire de la Ferrari sera droite cette fois. Il achève son changement de rôle en abandonnant sa voiture et en poursuivant à pied. L’abandon de cet objet privilégié de la distinction et d’expression de son statut est aussi celui du rôle de masque social qu’il a joué pour lui permettre de garder la face lors de sa chute progressive, mais interrompue par l’apparition soudaine de sa fille. À ce moment, il n’a visiblement plus besoin de la voiture qui perd de son mythe. Son usage ne l’a pas libéré, mais son abandon oui. Les scènes alternent entre la solitude du protagoniste lorsqu’il endosse son rôle d’acteur, même s’il est physiquement entouré de nombreuses personnes, et la construction lente mais solide du lien social qui se fera avec sa fille, à deux seulement. Le parcours circulaire et répété qu’il réalise avec sa voiture de sport dans la première scène apparaît alors comme une expression de sa mobilité sociale, réduite jusque-là à néant, le parcours d’une vie dont il est difficile de s’extraire. La voiture est pour son propriétaire un outil à deux dimensions, celui de l’expression de sa mobilité verticale pour atteindre un statut social enviable et celui de la réalisation de la mobilité horizontale.
Mobilité sociale
* Approcher la mobilité implique de disposer d’une approche complète du phénomène, qui intègre ses manifestations sociales et spatiales.
* Dans les années 1920, avec les travaux de Sorokin et de l’École de Chicago, la mobilité est définie en termes de changement et de franchissement de l’espace.
* A l’instar des travaux de Michel Bassand, la mobilité peut ainsi se définir comme l’ensemble des déplacements impliquant un changement d’état de l’acteur ou du système considéré. Avec cette définition, la mobilité présente une double qualité spatiale et sociale, ce qui en restitue la richesse.
(Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann)
Mobilité horizontale et verticale
* En 1927 dans « Social Mobility », Sorokin identifie la mobilité verticale, qui implique un changement de positionnement dans l’échelle socioprofessionnelle et pouvant être ascendant ou descendant ; et la mobilité horizontale, qui désigne un changement de statut ou de catégorie n’impliquant aucune évolution de la position relative dans l’échelle sociale (Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann).
Mobilité et immobilité :
Même lors des scènes de conduite de la Ferrari, le scenario et l’intrigue paraissent toujours lents, ceci probablement parce que le changement de rôle que l’acteur entame est un processus, dont on ressent précisément la progression. Les scènes de lenteur sont nombreuses et se succèdent, elles s’expriment de diverses manières : l’arrêt ou le ralentissement du mouvement, des conversations, du bruit. L’immobilité qui domine dans ces moments est aussi interrompue lorsque la voiture de sport roule, mais la musique, s’il y en a, reste très lente et les dialogues restreints. L’automobile, symbole de la vitesse, se déploie ici dans un environnement lent. Son dernier trajet, dans le film, se fait en revanche rapidement et le spectateur change de point de vue en le suivant.
Immobilité et sédentarité
* La mobilité ne peut pas être détachée de son contraire, à savoir de la notion d’immobilité. Elle est relationnelle, paradoxale, et donc toujours liée à son opposé : l’immobilité (Albertsen et Diken, 2001 ; Beckmann, 2004).
* La mobilité des uns s’appuie habituellement sur l’immobilité des autres (Boltanski et Chiapello, 1999).
* Il n’y a pas d’accélération sans ralentissement, pas de ‘liquéfaction’ sans ‘solidification’ (Bauman, 2000).
* Penser la mobilité et son contraire, l’immobilité, signifie aussi considérer l’ensemble du dispositif de gestion des lieux et de leur agencement (Lévy, 2004 ; Larsen et al., 2006).
* La sédentarité est le fait de privilégier une stabilité et des ancrages sociaux et spatiaux. Dans les sociétés occidentales contemporaines, la sédentarité vise à l’évitement du changement social et spatial (Forum Vies Mobiles – Repère – Sédentarité, par Vincent Kaufmann).
« La voiture pour garder la face » :
Si des sociologues comme Le Breton recourent à cette expression, c’est bien parce que l’automobile a la capacité de maintenir l’apparence du statut social lorsque les autres dimensions de la vie quotidienne se dégradent. Comme arme du pauvre, son propriétaire tentera de l’entretenir à tout prix. Dans le cas du film Somewhere, la chute progressive de l’acteur principal est interrompue à un rythme régulier par les scènes de la mobilité automobile. Il recourt à sa voiture de sport comme un reflet durable de son mode de vie, un refuge et une représentation de son propre monde, qui sont tout autant d’aspects qui ont mobilisé la littérature scientifique. Elle n’est jamais empêchée de jouer ce rôle car les territoires pratiqués se définissent par une hospitalité maximale pour ce mode en particulier.
La voiture comme norme sociale
* La voiture est une norme sociale, et comme toute norme, elle produit ses ‘déviants’. Si la voiture est un outil de distinction sociale, le trait distinctif de la pauvreté serait justement de ne pas en posséder. Elle joue ainsi le rôle de puissant discriminant social. Être capable de conserver sa propre voiture permet de conjurer l’exclusion et de ‘sauver la face’ (Le Breton, 2005).
* Les représentations initiales de la voiture lors de sa démocratisation sont celles du rêve bourgeois de l’autonomie personnelle. Ainsi, avec elle, plus le monde extérieur est exclu, plus ce rêve semble se réaliser (Bull, 2004).
La voiture comme représentation de son propre monde
* La voiture est le reflet d’un mode de vie, une extension de soi, et est volontiers anthropomorphisée. Elle s’apparente à un lieu d’émotions, un lieu sécurisé d’habitat, à l’image d’une capsule domestique (Sheller, 2004 ; Urry, 2007 ; Löfgren, 2008).
L’hospitalité/potentiel d’accueil d’un territoire
* Chaque territoire offre un champ des possibles spécifique pour accueillir les projets des acteurs individuels et collectifs. C’est ce qu’on appelle le potentiel d’accueil d’un territoire (Forum Vies Mobiles – Repère – Potentiel d’accueil d’un territoire, par Vincent Kaufmann).
La voiture comme acteur non humain :
Le cumul des compétences de la voiture de sport et son assemblage avec celles de l’acteur humain nous renvoient à un type spécifique d’être social à partir duquel certains auteurs ont pu identifier les éléments constitutifs d’une forme d’hybridité ou, pour aller plus loin, une amorce du concept latourien d’acteur non-humain du déplacement et de l’action de l’intrigue. Par conséquent, comme reflet permanent du mode de vie privilégié et mondain de son propriétaire, elle exerce en outre un effet sur l’action qui est d’autant plus intéressant qu’elle n’est pas l’objet même du film. Enfin, elle constitue un support aux émotions de son propriétaire mais aussi de son processus de changement social. Symboliquement, nous comprenons que ce processus s’achève lorsque Johnny exprime les regrets de son absence en tant que père et que pour cette raison, il abandonne sa voiture pour poursuivre à pied.
La voiture comme être social
* De l’assemblage entre la voiture et le conducteur résulte une forme d’être social. Il s’agit d’un assemblage hybride de compétences et de volontés humaines, avec la voiture, les routes ou les constructions qui y sont liées et qui conduit à parler de ‘voiture-conducteur’ ou car-driver (Dant, 2004 ; Thrift, 2005).
La voiture comme acteur non-humain du déplacement
* La voiture agit comme un acteur non-humain du fait qu’elle participe également à l’action et produit un effet sur celle-ci (Latour, in: Dant, 2004).
Ce que l’œuvre souffle à la recherche : l’errance et la mobilité vaine
Somewhere peut inspirer la recherche par sa façon d’aborder une mobilité singulière, rarement abordée sous cette forme, l’errance. Elle se distingue de la flânerie, de la promenade ou des mobilités de découverte qui n’ont pas de destination précise par une absence même de destination, mais à la fois aussi de sens. Johnny pratique intensément cette forme de « mauvaise vie mobile », ponctuée par des déplacements circulaires, répétitifs, fréquents, polluants – en voiture de sport ou en avion pour des castings dénués d’intérêt – et qui ne présentent à ses yeux, et sciemment, ni forme ni sens. Toutefois et bien que hors de portée des volontés de l’acteur, ils en sont riches dans la mesure où ils constituent le support indispensable du lent processus de changement social qu’il accomplit tout au long du film. Alors que la littérature scientifique souligne la désuétude de l’idée de déplacements qui se limitent à franchir un espace d’un point A à un point B et se penche de plus en plus sur les activités et les expériences qui se déroulent entre deux, elle ne s’arrête pas pour autant sur l’absence de ces dernières.
La flânerie
* Le flâneur est en mesure d’accéder à l’essence d’un lieu, de prendre du temps à cet effet, et met en avant l’idée du plaisir du déplacement, de la découverte et du loisir (Montulet, 1998 ; Urry, 2007 ; Adey, 2010).
Références :
Adey P. (2010), Mobility. Oxon: Routledge.
Albertsen N. & Diken B. (2001), Mobility, Justification, and the City. Department of Sociology, Lancaster University.
Bauman Z. (2000), Liquid Modernity. Cambridge: Polity Press.
Beckmann J. (2004), Mobility and Safety. Theory, Culture & Society, Vol. 21, N° 4-5, 81-100 (2004).
Boltanski L., Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard.
Bull M. (2004), Automobility and the Power of Sound. Theory, Culture & Society, Vol. 21, N°. 4-5, 243-259.
Dant T. (2004), The Driver-Car. Theory, Culture & Society, Vol. 21, No. 4-5, 61-79 (2004).
Larsen J., Urry J., Axhausen K. (2006), Social networks and future mobilities. Lancaster University, IVT, ETH.
Le Breton E. (2005), Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et intégration sociale. Paris : Armand Colin.
Lévy J. (2004), Modèle de mobilité, modèle d’urbanité. In : Allemand et al., ‘Les sens du mouvement’, Paris : Belin.
Löfgren, O. (2008), Motion and Emotion: Learning to be a Railway Traveller. Mobilities, 3:3, 331-351.
Montulet B. (1998), Les enjeux spatio-temporels du social. Paris: L’Harmattan.
Sheller M. (2004), Automotive Emotions – Feeling the car. Theory, Culture & Society, Vol. 21, N° 4-5, 221-242.
Thrift N. (2005), Driving in the City. In: Featherstone M. et al., ‘Automobilities’, London : Sage.
Urry J. (2007), Mobilities. Oxford : Polity Press.
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