Mars 2014
« It's like some psychological warfare on the customer».
Répondant à l’invitation des responsables des transports londoniens, l’artiste Jeremy Deller a choisi d’insérer dans les annonces destinées aux usagers pendulaires des messages à portée philosophique, sur un ton de provocation. On entend ainsi une conductrice citer Gandhi ou Sartre, dont elle énonce par exemple le fameux « L’enfer c’est les autres », éclairant d’un jour philosophique une question comme la promiscuité qui concerne directement les passagers.
Artiste britannique né en 1966, Jeremy Deller a suivi des études d’histoire de l’art au Dulwich College, au Courtauld Institute of Art à Londres et à l’Université du Sussex. Auteur, entre autres, de nombreuses installations artistiques et de vidéos, il a obtenu le Turner Prize en 2004 avec son film Memory Bucket. Ses œuvres comportent souvent une dimension historique et politique, à l’image du film The battle of Orgreave relatant une bataille entre mineurs et policiers pendant le gouvernement de Margaret Tatcher. Elles se caractérisent également par l’intervention de personnes extérieures au milieu artistique dans le processus de création. C’est en particulier le cas du projet qui nous intéresse ici et dans lequel des conducteurs aussi bien que des usagers des transports publics londoniens participent pleinement à la production artistique de Deller.
Répondant à l’invitation des responsables des transports londoniens, l’artiste Jeremy Deller a choisi d’insérer dans les annonces destinées aux usagers pendulaires des messages à portée philosophique, sur un ton de provocation. On entend ainsi une conductrice citer Gandhi ou Sartre, dont elle énonce par exemple le fameux « L’enfer c’est les autres », éclairant d’un jour philosophique une question comme la promiscuité qui concerne directement les passagers. Ce projet de l’artiste vise à bousculer les habitudes des usagers, à remettre en question ce à quoi ils peuvent s’attendre au cours de leurs trajets, avec des énoncés qui relèvent à la fois de la psychologie, de la littérature et de la philosophie. Ce faisant, il se propose d’injecter des idées et des imaginaires d’un genre inédit dans les déplacements pendulaires en métro. http://news.bbc.co.uk/2/hi/entertainment/8117567.stm
Il s’agit ici d’un projet dont l’intention est de redonner aux transports en commun pendulaires une part d’enchantement dont on peut penser qu’elle fonctionnera comme un élément contribuant à changer leur image. Les énoncés imprévus sous forme de citations se mêlent aux annonces habituelles, ils produisent un effet inattendu, une surprise qui permet de capter l’attention. Cet effet dû à la nouveauté conduit à supposer que les annonces habituelles ne font plus réagir les usagers. On constate aussi que l’intonation de la conductrice change lorsqu’elle lit les citations qui lui ont été soumises dans un livret, même si elle s’efforce de les dire de manière identique. Le message est sans doute trop différent pour qu’elle y parvienne. Elle assume donc tout d’un coup un nouveau rôle dans lequel elle établit un autre type de lien avec les usagers. Par la médiation de sa voix intervenant soudain dans le paysage du déplacement pendulaire en métro, elle réapparaît comme personne, alors que jusqu’alors, elle disparaissait dans l’automatisation des annonces courantes. Parlant des résultats de cette expérience, la conductrice dit que les passagers semblent apprécier ce changement, mais qu’en les observant, elle a constaté qu’une partie d’entre eux restent passifs, non réceptifs. Ceux qui sont interrogés à ce propos se montrent mitigés, l’effet de surprise pouvant entraîner un changement dans leurs habitudes, impliquer une intrusion sous forme de « conseils philosophiques » susceptible de devenir irritante si elle devait, à plus long terme, devenir partie intégrante de leurs trajets quotidiens.
L’expérience de la mobilité
- Avec l’avènement de la notion de ‘mobility turn’ selon John Urry, l’accent est mis entre autres sur le déplacement comme expérience en soi : on s’intéresse à la façon dont les personnes vivent, habitent et ressentent leur mobilité (Urry, 2006).
- Kesselring distingue d’une part les mobilités dans les espaces de transit, caractérisées par leur direction et par leur linéarité et pour lesquelles les lieux, les rencontres et les interactions représentent des situations transitoires vécues en vue d’atteindre un objectif, d’autre part les mobilités dans les espaces de connectivité où le déplacement représente une véritable expérience et n’est pas un pur moment entre un départ et une destination (2006).
Avec cette tentative de réintroduire une dimension humaine, Deller semble vouloir recréer du lien social et donner une valeur qualitative à la durée passée dans ce type de déplacement. Les réactions mitigées des usagers peuvent s’expliquer par l’absence de conditions particulières nécessaires pour susciter une ouverture d’esprit et mettre les individus dans une disposition propre à créer le lien social. Les conditions exceptionnelles que crée un incident ou le rôle de touriste lors de voyages lointains peuvent par exemple constituer ce genre de conditions favorables mais provisoires que l’on ne rencontre pas dans une situation de mobilité quotidienne. Les intrusions qui tendent à faire entrer une relation de type privé dans les transports publics dérangent, de la même façon que l’usage intensif du téléphone dans les trains qu’ont étudiée des chercheurs comme Berry et Hamilton (2010), les conduisant à l’idée que cela transforme l’expérience du mode de transport en tant que lieu pratiqué et espace social. Bousculer des habitudes, aussi peu agréables soient-elles, requiert du temps et un processus d’accoutumance.
La valeur qualitative du temps de déplacement
- La valeur du temps repose sur l’idée que chaque individu dispose de ressources limitées en argent et en temps et qu’il va chercher à les utiliser au mieux (Forum Vies Mobiles – Repère – La valeur du temps, par Emmanuel Ravalet : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/valeur-temps-593).
- Le temps prend progressivement une valeur qualitative qui ouvre de nouvelles perspectives pour la recherche, conduite notamment à s’intéresser à l’usage qui en est fait en mobilité (Lyons et Urry, 2005).
Le projet de Deller ouvre cependant une piste stimulante pour trouver des réponses au problème du manque d’agrément des transports publics, qui se traduit notamment par la difficulté qu’éprouvent les usagers à comprendre les informations qui leur sont données ou par la mauvaise opinion qu’ils ont des espaces de transports, jugés désagréables à pratiquer, à vivre et à habiter (Tillous, 2009). Que les pendulaires auxquels s’adressent ces messages y aient été sensibles ou non, ils auront certainement perçu leur idée sous-jacente qui est de revaloriser les transports publics et de créer un lien plus direct entre usagers, conducteurs, opérateurs, experts et politiques. En tentant de rassembler ainsi différents acteurs de la mobilité, le projet proposait par la même occasion une approche de ce concept plus général qui dépasse la notion de déplacement et peut être transformé en une expérience à la fois physique, mobile et sociale (Urry, 2006) accompagnée d’une redécouverte du plaisir de se mouvoir.
La dimension collective du déplacement
- Bien des désagréments liés aux déplacements semblent être les conséquences, entre autres, de l’automatisation des services aux voyageurs. Celle-ci signifie que les personnes qui servaient de relais disparaissent peu à peu des espaces de mobilité : poinçonneurs, chefs de station, chefs de train et bien d’autres encore. Cette disparition progressive est aussi celle de la dimension collective de l’expérience du déplacement (Tillous, 2009).
Mobilité et déplacement
- « Dans une perspective large, la mobilité peut être définie comme l’intention, puis la réalisation d’un franchissement de l’espace géographique impliquant un changement social » (Forum Vies Mobiles – Repère – Déplacement, par Vincent Kaufmann : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/mobilite-446 ).
- « Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination » (Forum Vies Mobiles – Repère – Déplacement, par Vincent Kaufmann : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/deplacement-452 ).
Le travail artistique est ici particulièrement représentatif de la tendance des politiques publiques à abandonner peu à peu le paradigme de la vitesse pour se tourner vers une expérience qualitative du temps et réduire la part de stricte fonctionnalité et rationalité dans les déplacements. Elles s’orientent par conséquent vers une politique de la mobilité plus que du déplacement (Lyons, 2005 ; Crozet et Joly, 2004), élaborant des mises en pratique possibles d’une conception globale de la mobilité (Paolini, 2011). Cela étant, les exemples les plus connus de « best practices » dans le domaine des transports publics semblent pour la plupart avoir été conditionnés par un certain nombre d’éléments qui ne relèvent nullement des imaginaires, comme la morphologie pré-existante, les lois et les systèmes de référence ou encore la répartition de l’emploi sur le territoire (Kaufmann et al., 2003). Lorsque ces éléments font défaut, les imaginaires peuvent-ils suffire à les remplacer ? Ces derniers présentent en tous cas l’avantage de ne pas exiger de matérialisation sur le territoire, du moins sous la forme proposée par Deller.
Le mythe de la vitesse
- L’accroissement de la vitesse ces dernières décennies a profondément transformé les caractéristiques de nos mobilités et de nos territoires (Kaufmann 2011). Le mythe de la vitesse semble impliquer l’idée que le temps qu’elle permet de gagner s’accompagne d’un gain d’argent et de liberté et présente cette idée comme une évidence. Mais ces gains, s’ils existent, dissimulent aussi des pertes, notamment en termes de ségrégation sociale (Wiel 2011).
Au fond, énoncer ainsi une série de citations philosophiques, même à titre de simple proposition, est également une façon de suggérer les contours de ce que pourrait être une « bonne vie mobile », notion très présente dans la littérature scientifique (Dick, 2009 ; Freudendal-Pedersen, 2007) mais plus encore dans les références et les idéologies de l’action publique (Gallez et al., 2010). Derrière cela, on devine une sorte d’utopie du bonheur qui comprendrait, parmi d’autres composantes, cette bonne vie mobile qui s’exprime ici dans une remise en question de la vitesse et du déplacement fonctionnel et qui n’est pas sans évoquer la notion d’altermobilités. Cette utopie forme et modèle un espace social qui implique aussi l’espace des styles de vie, des attitudes, des opinions et des valeurs (Ohnmacht et al., 2009).
Altermobilités
- Les altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement qui constituent une alternative face à l’usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture (Forum Vies Mobiles – Repère – Altermobilités, par Emmanuel Ravalet : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/altermobilites-448).
Sous cette forme originale, le projet artistique participe à un effort pour changer l’image associée à un mode de transport particulier, image d’autant plus importante qu’elle joue un rôle non négligeable dans les choix individuels de mobilité (Flamm, 2004). Est-il vraiment possible d’augmenter le confort et le bien-être dans une mobilité quotidienne et pendulaire en transports en commun par l’application d’une proposition de ce genre ? Chercher à redonner du sens à l’expérience même du déplacement peut contribuer à réveiller l’attrait que les usagers semblent éprouver pour les espaces urbains et pour des pratiques de mobilité qui se déroulent dans des espaces semi-publics (Kaufmann et al., 2011). Enfin, la part prise par l’humour dans ce projet introduit une dimension jusqu’ici entièrement absente des discours scientifiques et dont l’application s’accompagnait d’un risque que les opérateurs ont volontiers accepté de prendre avec l’artiste. Ce type de prise de risque est fréquent dans le travail des artistes mais encore rare chez les experts, les politiques ou les opérateurs qui n’ont accepté d’y recourir ici que de façon exceptionnelle et temporaire.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa valeur du temps, en économie des transports, correspond à la disposition de chaque individu à payer pour gagner du temps. Elle permet d’expliquer les choix de modes de transport comme résultant d’arbitrages entre coûts financier et temporel. Elle sert également à orienter et à justifier financièrement les choix d’investissements sur la base des gains de temps permis par une nouvelle infrastructure.
En savoir plus xLes altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
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