Mobilithèse 17 Septembre 2018
Pour comprendre les mobilités contemporaines dans les Suds, il est nécessaire de saisir la place prépondérante de la moto, un véhicule pourtant étonnamment peu étudié par le courant de recherche du « tournant de la mobilité ». Incursion au Vietnam, dans les rues d'Hanoï, la ville du vélo devenue la ville de la moto.
Titre de la thèse : « Une transition capitaliste sur roues : voitures, motos et mobilité à Hanoï ».
Pays : Norvège
Université : Université d’Oslo
Date : 2016
Directeurs de recherche : Harold Wilhite, Hege Merete Knutsen
Mon sujet de recherche porte sur la consommation et le développement, et plus particulièrement sur l’évolution des modes de consommation dans des contextes de rapides changements économiques et sociaux. Dans ma thèse, je me suis intéressé à la transition, à Hanoï, de l’usage de la bicyclette et de la marche à pied à l’usage des motos et des voitures. En d’autres termes, j’ai étudié une transition de mobilités à très faibles émissions en CO2 à des mobilités à fortes émissions en CO2. J’ai abordé le sujet en croisant les processus macro du développement économique et les pratiques quotidiennes de mobilité. Or, dans la capitale vietnamienne, pour comprendre les mobilités contemporaines, il est avant tout nécessaire de comprendre l’usage de la moto, un véhicule pourtant étonnamment peu étudié par le courant de recherche du « tournant de la mobilité ».
Il existe des deux-roues motorisés de toutes tailles et de toutes formes, des plus grandes motos aux plus petits scooters. Au Vietnam, on trouve surtout des plus petits modèles, mais on utilise tout de même toujours le terme générique de « motos ». Toutes, peu importe leur apparence, ont été largement négligées par le « tournant de la mobilité ». Quand elles apparaissent dans cette littérature, elles sont souvent désignées comme une forme de mobilité alternative dans les sociétés « occidentales » dominées par la voiture. Jusqu'à présent, presque aucune recherche n’a pris au sérieux le rôle crucial que joue la moto dans la vie quotidienne de centaines de millions de personnes à travers le monde.
En Asie du Sud-Est, les motos sont partout mais le Vietnam bat tous les records. Depuis la mise en œuvre des réformes économiques (doi moi, en 1986), le pays de la bicyclette est devenu celui de la moto. Aujourd’hui, on estime qu’il y aurait jusqu'à 50 millions de motos dans le pays. En 2012 déjà, il y avait en moyenne plus de 2,5 motos par ménage à Hanoï et à Hô-Chi-Minh-Ville. La vitesse à laquelle le pays à remplacé les bicyclettes par les motos est stupéfiante. Des études ont constaté qu’en 2005, plus d’un tiers des déplacements non-piétons à Hanoï se faisaient à vélo, un peu plus de la moitié à moto et seulement 1 % en voiture. En 2012, les deux-roues représentent encore 85 % des déplacements, mais 96,8 % de ces déplacements se faisaient à motos contre seulement 2,6 % à bicyclettes (les 0,6 % restants revenant aux scooters électriques 1).
Le Vietnam est ainsi devenu le pays de la moto : les rues de Hanoï en sont un exemple criant. En très peu de temps, la moto est venue jouer un rôle absolument essentiel. Les rues sont pleines de petites motos qui vrombissent, klaxonnent, freinent, accélèrent. Elles sont partout autour de vous, vous forçant à calculer chaque mouvement tout en vous happant dans un bourdonnement continu, comme si vous aviez intégré une gigantesque ruche peuplée d’énormes abeilles mécaniques. À cause d’elles, traverser la rue est a priori mission impossible. Les trottoirs n’appartiennent plus aux piétons. L’air est nocif. La circulation est un tel problème qu’il existe beaucoup de guides en ligne conseillant les touristes sur les façons de traverser la rue.
Pourtant, c’est surtout grâce aux motos que la ville fonctionne. Elles sont utilisées pour répondre plus ou moins à tous les besoins de mobilité : transporter des biens volumineux, se rendre au travail, emmener les enfants à l’école, faire du shopping, retrouver des amis, retrouver quelqu’un pour un rendez-vous galant ou encore aller promener son chien. C’est une ville à motos.
Comment Hanoï est-elle devenue une « ville à motos » ? Et comment l’automobile peut-elle émerger dans ce contexte de domination des deux-roues ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles ma thèse a tenté de répondre.
Je m’intéresse aux changements sociaux, économiques et culturels qui s’opèrent dans les processus de croissance économique rapide ainsi qu’aux nouvelles pratiques et habitudes de consommation qui apparaissent dans ces contextes. Pour ma thèse, j’ai étudié ces changements en approchant la mobilité à Hanoï du point de vue des concessionnaires et des vendeurs de voiture, des représentants d’entreprises, des universitaires, des experts en transports et des agents du gouvernement, mais surtout en cherchant à comprendre la mobilité quotidienne telle qu’on la perçoit depuis la rue. J’ai effectué 62 entretiens semi-structurés, dont environ les deux tiers avec des propriétaires de voitures et de motos.
Le nombre croissant de voitures dans les rues de Hanoï est un défi considérable pour la mobilité en ville.
En outre, j’ai assez vite compris que j’allais devoir rejoindre la foule et devenir moi-même « moto-mobile ». J’ai donc conduit une moto tous les jours, partout, pendant les sept mois de mon travail sur le terrain. Ma démarche a donc combiné des méthodes mobiles et immobiles pour ce que j’ai appelé une « ethnographie de la moto 2 ».
Cela a joué un rôle vital pour ma compréhension de Hanoï et de la façon dont les Hanoïens, dans leurs comportements et leurs ressentis, vivent leur quotidien, et du rôle essentiel que joue la moto dans ce que je suis venu à appeler « le système de moto-mobilité ».
À ma connaissance, cette thèse constitue la première grande étude sur les transports et la mobilité à Hanoï et notamment sur l’automobilité émergente et les tentatives d’implantation de cette grande industrie nationale au Vietnam. Elle est enfin la première à analyser ces tentatives dans le contexte plus large des questions sociétales et des enjeux du développement. Mais cette thèse innove surtout en cela qu’elle donne aux motos, dans le cadre du courant de recherche du « tournant de la mobilité », l’attention qu’elles méritent.
Ma thèse propose une approche globale de la consommation dans les processus de développement économique rapide, en combinant une analyse de moteurs macro-économiques importants (tels que l’intégration économique régionale et mondiale, le développement industriel et les changements idéologiques étatiques), et des recherches menées sur le terrain visant à comprendre comment les gens mènent leur vie quotidienne. En utilisant cette approche, j’ai montré que si l’histoire de la moto au Vietnam remonte à l’époque coloniale, le Vietnam est véritablement devenu une « société à motos » lors des changements radicaux issus des réformes du marché.
Les fabricants de l’Asie de l’Est ont joué un rôle crucial dans ce processus dans les années 1990, quand le Viêtnam s’est ouvert au commerce et aux investissements étrangers. Les fabricants japonais et taïwanais ont d’abord implanté des usines dans le pays, puis un commerce souvent illégal avec la Chine aux alentours de l’an 2000 a entraîné une réduction drastique des prix (le « choc chinois »). Les fabricants japonais et taïwanais ont à leur tour récupéré le marché en orientant une plus grande partie de leurs activités au Vietnam et en fabriquant des modèles de motos conçus spécialement pour le marché vietnamien.
Au-delà de ces processus macro-économiques, on constate que l’intégration de la moto dans la pratique quotidienne des consommateurs vietnamiens s’est faite dans un contexte où il y avait un besoin et une envie de leur part de se déplacer davantage, or les voitures étaient trop chères et les réseaux de transports en commun insuffisants. La moto était donc le remplacement parfait pour le vélo : les gens pouvaient globalement effectuer les mêmes déplacements qu’avant, mais plus longtemps, plus vite et à moindre effort. Les infrastructures hanoïennes dédiées aux deux-roues se sont donc développées en parallèle des pratiques quotidiennes du vélo et de la moto, et c’est la combinaison des infrastructures, des véhicules et des pratiques qui constitue ce que j’appelle le « système de la moto-mobilité ». Dans ce système, les consommateurs sont souvent « captifs ». Un grand nombre de mes informateurs ne voyaient pas vraiment d’autre option que de conduire une moto, même ceux qui pouvaient s’acheter une voiture utilisaient souvent une moto pour se déplacer en ville.
Cette approche m’a également permis de montrer que si l’implantation de l’industrie automobile s’est en grande partie soldée par un échec, la voiture est devenue un véhicule incontournable pour beaucoup dans les nouvelles classes moyennes urbaines. Les voitures permettent à leurs propriétaires et à leurs familles de se déplacer en sécurité, au frais, au sec, sans se salir tout en se protégeant largement du problème inquiétant de la pollution de l’air. Il est intéressant de noter que la voiture est ainsi souvent décrite (par mes informateurs) comme le choix de mobilité responsable et sain. Une voiture offre en outre une valeur unique en termes de distinction, que ce soit dans les rues de Hanoï ou à la campagne.
Si l’on combine ces éléments à la hausse des revenus et à la diminution des taxes sur les voitures neuves, l’achat de voitures augmente considérablement à Hanoï, venant ainsi chambouler le système de la moto-mobilité. Ma thèse montre que la capitale du Vietnam, avec ses rues étroites mal adaptées à l’usage en masse de voitures, se dirige droit vers un véritable cauchemar de la circulation.
Depuis mon travail sur le terrain, les tendances à l’automobilité émergente que j’avais repérées se sont depuis manifestées plus clairement. Cela se voit également dans la forte croissance ces dernières années de l’industrie l’automobile vietnamienne, même si celle-ci lutte encore avec les problèmes identifiés dans ma thèse : manque de coordination des politiques, et échec des tentatives de développement des « industries de soutien » au sein du pays 3.
Et pourtant, même si je remarque à chacune de mes visites de plus en plus de voitures qui encombrent les rues, la moto reste reine à Hanoï. La plupart des Hanoïens l’utilisent pour se déplacer en se faufilant entre les nombreuses voitures coincées dans les embouteillages. Beaucoup de propriétaires de voitures conservent leurs motos pour pouvoir se déplacer plus rapidement en ville. Les statistiques nationales confirment l’importance continue des motos : en 2017, alors que 270 000 voitures ont été vendues au Vietnam, ce sont 3,2 millions de motos qui ont été vendues dans la même période.
Le « système de moto-mobilité » en pratique.
Bien que le gouvernement ait longtemps considéré l’idée de suivre l’exemple de la Chine en interdisant les motos en ville, leur popularité persistante nous invite à envisager des pistes alternatives pour un avenir constitué de deux-roues. Les récents développements des transports publics étaient évidemment indispensables, mais Hanoï devrait se concentrer également sur les scooters électriques et, surtout, permettre au vélo de redevenir un moyen de transport sûr et pratique.
Nous avons besoin de nouvelles idées pour développer une mobilité urbaine plus durable, surtout dans les processus de développement et d’urbanisation rapides. La moto peut jouer un rôle de concurrent de l’automobilité. Les deux-roues électriques peuvent-ils nous sauver de l’airpocalypse urbain ? Il semble y avoir un certain potentiel au Vietnam, où la popularité des vélos électriques et des scooters électriques a énormément augmenté depuis que j’y ai mené mon enquête de terrain.
Les deux-roues électriques gagnent rapidement en popularité, mais jusqu’à présent ils font davantage concurrence aux vélos traditionnels qu’aux motos.
Cependant, jusqu’à présent, les deux-roues électriques semblent surtout populaires chez les personnes trop jeunes pour conduire une moto, ce qui les met en concurrence avec les bicyclettes plutôt qu’avec les deux-roues motorisés. Par des politiques volontaristes visant à rendre les motos moins polluantes et à réintroduire les vélos comme mode de transport central, les villes du Vietnam pourraient s’éviter un avenir sombre où leurs rues seraient totalement paralysées comme c’est le cas dans les capitales plus riches d’Asie du Sud-Est.
Quelle que soit la réponse, la moto mérite beaucoup plus d’attention de la part de l’Université, (d’un point de vue historique, au regard de ses impacts et de son potentiel), d’autant plus que les sujets ne manquent pas : les « sociétés de la moto » en Asie, les exportations asiatiques de motos, l’explosion de la moto-mobilité dans de nombreuse villes africaines. Au Vietnam, il serait également intéressant d’étudier le rôle des nouvelles formes « d’économie de partage » dans le domaine des deux-roues, ainsi que le rôle et le potentiel des deux-roues pour satisfaire la demande urbaine en transport de marchandises.
Une dernière chose, si vous voulez traverser la rue à Hanoï, il vous suffit de marcher droit d’un pas régulier en surveillant la circulation et de laisser les motos vous esquiver. Par contre, une mise en garde : les voitures, elles, ne vous esquiveront pas.
1 Pour plus d’informations, consultez https://www.researchgate.net/publication/308413985_Sustainable_Urbanisation_in_Vietnam_Can_Hanoi_bring_back_the_bicycle.
2 L’ethnographie peut signifier plusieurs choses, mais elle implique la collecte de données par l’interaction avec les gens dans leur vie quotidienne afin d’acquérir une expérience personnelle vécue de l’objet d’étude. Elle suppose donc d’aller au-delà de ce que les gens disent et d’examiner ce qu’ils font, souvent en y participant.
3 http://www.eastasiaforum.org/2016/06/10/whats-driving-growth-in-vietnams-auto-industry/
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
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