Mobilithèse 07 Février 2019
Bien qu’elle soit rarement envisagée en ces termes, et contre toute attente, la course est un mode de transport contemporain majeur et répandu à travers le monde. La pratique de la course à pieds pour effectuer des trajets domicile-travail est en plein essor !
Titre de la thèse : « Le jogging comme mode de transport : une provocation géographique ».
Pays : Royaume-Uni
Université : Royal Holloway, Université de Londres
Date : 2014
Directeur de recherche : Phillip Crang
En considérant la course à pied comme un mode de transport, cette recherche constitue une forme de provocation. Bien qu’elle soit rarement envisagée en ces termes, et contre toute attente, la course est pourtant un mode de transport contemporain majeur et répandu à travers le monde. Si, dans les pays en développement, des trajets entiers sont parfois effectués en courant, en raison d’une absence de choix, l’importance de la course comme mode de transport croît également dans les pays développés, y compris là où des alternatives existent. Ce projet, qui s’appuie sur des recherches menées au Royaume-Uni, analyse deux usages de la course à pied comme mode de transport dans les pays développés. Le premier, la course d’urgence, est largement ignoré mais très pratiqué, et est utilisé pour des enjeux de ponctualité. Le second, dont le terme nécessite d'être davantage expliqué, est le jogging pendulaire. C’est à lui que je m’intéresse principalement dans cet article.
©IAMRUNBOX
Le jogging pendulaire est une pratique consistant à effectuer ses trajets domicile/travail en courant. Cette pratique a gagné en importance et en visibilité ces dernières années, tant dans la rue que dans les discours. Bien qu’on la connaisse mal, elle fait l’objet d’un nombre croissant d’initiatives et de discussions dans le monde entier. De run2work au Royaume-Uni, à The Run Commuter aux États-Unis, en passant par Corrida Amiga au Brésil et Turnschuhpendler en Allemagne, et par les communautés plus petites d’Afrique du Sud, du Danemark et d’Australie, les organisations se sont multipliées pour promouvoir le jogging pendulaire et partager des astuces et des conseils entre ceux qui le pratiquent. Cela a coïncidé avec la naissance d’initiatives variées à travers la planète et avec la création d’entreprises et de produits spécifiquement conçus pour le jogging pendulaire. L’importance culturelle croissante de cette pratique reflète une présence accrue dans les rues. En l’absence de chiffres précis, la meilleure estimation provient probablement de Strava, le géant du suivi d’activité. Son dernier rapport, en 2018, indiquait qu’au niveau mondial, les joggings pendulaires répertoriés sur sa plateforme avaient augmenté de 70 % par rapport à 2017, année qui avait déjà connu une croissance de 50 % par rapport à 2016. La société affirme qu’au total, 21 781 323 joggings pendulaires distincts ont été enregistrés en 2018. Le trajet moyen était de 6,6 km et la plupart d’entre eux ont eu lieu au Royaume-Uni et en Allemagne, où les joggeurs pendulaires ont effectué en moyenne respectivement 3,29 et 2,88 trajets hebdomadaires. Cette pratique est plus courante dans les grandes aires urbaines ; Londres est souvent présentée comme la capitale mondiale du jogging pendulaire.
Toutefois, les joggeurs ne forment pas un groupe homogène et leurs pratiques peuvent se révéler très diverses. Si la plupart d’entre eux effectuent tout le trajet en courant, nombreux sont ceux qui associent à la course un autre mode de transport (généralement le train) pour compléter leur parcours domicile/travail. Si la plupart prennent un sac à dos pour transporter les affaires dont ils ont besoin chez eux et au travail, d’autres n’aiment pas courir avec un sac et déposent leurs affaires les jours où ils utilisent un autre mode de transport. Si nombre d’entre eux peuvent se doucher au travail, certains utilisent des salles de sport proches, et d’autres encore choisissent de ne courir que sur le trajet du retour, pour résoudre le problème. Certains joggeurs parcourent toujours le même trajet, alors que d’autres en changent, pour explorer leur ville et profiter des spectacles qu’elle offre. Tout cela montre qu’avec suffisamment de planification et d’organisation, le jogging pendulaire, qui peut poser des problèmes logistiques, devient une pratique assez flexible pour satisfaire des désirs et des besoins variés.
Cette recherche visant à comprendre les pratiques de la course à pied comme mode de transport a été entreprise dans le cadre d’un master en géographie culturelle. Ce mémoire s’appuie sur les travaux d’inspiration culturaliste dans le domaine des mobilités ainsi que sur les recherches liées aux études sur les transports. Ces deux champs, qui portent sur différentes formes de mobilités, n’avaient apparemment pas bénéficié de travaux en profondeur sur la course à pied. En appliquant les recherches sur la mobilité à la question de la course, ce mémoire les a également rapprochées de la littérature disponible en études du sport. La course est le plus souvent conçue comme une pratique liée au sport, à la santé et à la forme physique ; la repenser comme une pratique liée aux transports représente un apport inédit au secteur de la recherche.
Ce mémoire s’est appuyé sur différents types de méthodes pour analyser les pratiques diverses de la course à pied comme mode de transport. Afin de mieux comprendre les faits bruts liés aux déplacements, les significations et les expériences incarnées du jogging pendulaire, une enquête a été menée auprès de joggeurs au Royaume-Uni. Les 235 participants proviennent surtout de grandes aires urbaines comme Londres et Birmingham, ou de villes plus petites déjà marquée par des cultures du déplacement actif, comme Cambridge. Parmi les personnes interrogées, 10 ont été choisies pour des entretiens visant à analyser leurs motivations et leurs expériences. Tous vivaient à Guildford, une ville cossue située à une cinquantaine de kilomètres au sud de Londres. J'ai cherché à constituer un échantillon aussi large que possible, afin d’analyser les pratiques du jogging pendulaire au sein d’une diversité d’âges, de professions, de genres et de types de déplacements. Le groupe, où la parité était respectée, comprenait des personnes âgées de 27 à 60 ans. Toutes avaient des emplois de bureau dans des entreprises, dans la recherche, l’éducation ou l’administration. La recherche a conjugué les entretiens ordinaires avec les entretiens participatifs, en fonction de la faisabilité et des envies des participants. Dans le cadre des entretiens participatifs, j’ai accompagné les participants durant leur jogging pendulaire, afin d’analyser l’expérience de cette pratique dans une proximité spatio-temporelle aussi grande que possible. Ces trajets couvraient une distance de 5 à 13 kilomètres ; certaines personnes couraient jusqu’au travail, alors que d’autres rejoignaient un autre moyen de transport, généralement un train. Une approche ethnographique a été employée pour comprendre la course d’urgence dans une gare (Guildford), par l’observation cinq jours ouvrés de suite, durant huit heures, de personnes qui couraient.
©Simon Cook
D'un point de vue théorique, ma première contribution est d’unir différents domaines de recherche portant sur les pratiques de mobilité. Comme je l’ai dit précédemment, les études sur les mobilités et les transports se sont peu intéressées aux recherches sur le sport. Ce projet démontre le potentiel d’un dialogue entre ces différents champs, notamment autour des idées de pratiques incarnées, sur lesquelles la sociologie du sport et les études de culture physique offrent de riches perspectives. De même, il interroge la classification de pratiques mobiles déterminées comme un sport ou comme un transport. À travers le jogging pendulaire, ce projet met en lumière une pratique qui brouille cette distinction, avec des conséquences intéressantes. Par exemple, elle remet en question la séparation spatio-temporelle traditionnelle entre les déplacements pendulaires et les pratiques sportives, en les forçant à cohabiter dans l’espace et la temporalité des flux de circulation à l’heure de pointe (ainsi, les marcheurs et les coureurs se déplacent à une vitesse différente dans les mêmes rues). En retour, ce mélange produit des interactions nouvelles et des rencontres. Les joggeurs doivent-ils circuler sur la piste cyclable (en raison de leur vitesse) ou dans l’espace piéton (en raison de l'absence de technologie utilisée) ? Est-il acceptable de monter dans un bus lorsque l’on transpire, afin de terminer un trajet multimodal ? Les joggeurs ont-ils le droit de courir dans une gare pour attraper leur train sur le départ ? Ces questions, concernant l’intégration des joggeurs dans le paysage du déplacement pendulaire, et leur droit à l’espace, se posent chaque jour dans les rues du monde entier. Le brouillage des frontières entraîne également des interrogations sur les organismes responsables du jogging pendulaire, quand ils existent. L’encouragement et la facilitation de ces pratiques incombent-ils aux organismes de planification des transports, ou aux organisations sportives ?
Ce travail a également contribué aux débats sur la nécessité de repenser les déplacements et la valeur du temps de trajet. Il nous invite notamment à adopter une vision plus large de la « productivité » des déplacements. Le plus souvent, la valeur du temps de trajet est envisagé en termes de productivité économique , en évitant toute perte de temps. Cette idée s’est généralement appuyée sur la capacité à travailler en déplacement, par exemple dans le train, ou sur les possibilités de se délasser durant le trajet (en lisant, en dormant, en regardant par la fenêtre, en prenant des nouvelles des amis ou de la famille) qui peuvent améliorer la productivité des individus arrivés à destination. Le jogging pendulaire nous invite pourtant à adopter une vision plus large de la productivité en y intégrant l’activité physique et les tâches productives qu’elle remplit – préservation de la santé physique et mentale, poursuite d’un entraînement, libération du temps autrement occupé par ces activités. Ainsi, le jogging pendulaire, et ce qu’il produit, ouvrent la voie d’une compréhension plus large du couple efficacité/commodité dans le choix du moyen de transport. Dans le cadre de cette pratique, ce couple doit être envisagé à l’échelle d’une journée ou d’une semaine entières, et non à l’échelle du trajet lui-même. Les personnes interrogées ont évoqué le jogging pendulaire comme un moyen d’harmoniser les exigences concurrentes de la vie, notamment celles qui ont trait au travail, au foyer, à la famille et aux loisirs, y compris les obligations professionnelles, la garde des enfants et les programmes d’entraînement à la course à pied : « ça me permet d’intégrer l’entraînement à la course dans ma vie professionnelle/familiale », « efficace pour caser des kilomètres d’entraînement sans perdre de temps », et « ça fournit un temps d’entraînement que je ne pourrais pas justifier autrement ». C’est uniquement en regardant le jogging pendulaire de cette façon que nous pouvons comprendre pourquoi ceux qui le pratiquent choisissent un moyen de transport plus lent, plus exigeant physiquement et plus problématique logistiquement.
En termes de politiques publiques, ce projet invite à s’intéresser aux formes actives de transport qui ne sont ni la marche ni le vélo. L’attention portée aux pratiques comme le jogging pendulaire révèle la créativité à l’œuvre dans la gestion de la vie quotidienne à travers les mobilités, ainsi que la façon dont les programmes de santé publique peuvent être mis en place plus largement à travers les transports. Elle souligne également l’importance du lieu de travail, propre à faciliter ces pratiques par des mesures nécessitant plus ou moins d’investissements. Les mesures liées aux équipements peuvent inclure des pistes pour les coureurs dans les rues, des fontaines publiques, des voitures réservées aux personnes en sueur dans les trains, des douches, des espaces de rangement et des vestiaires sur le lieu de travail. Il est certain que le fait de devoir porter en permanence un sac à dos n’est qu’un palliatif pour les joggeurs pendulaires, lorsque les équipements ne correspondent pas à leurs besoins. Nombre d’entre eux tentent de n’emmener que le strict nécessaire : "vraiment, uniquement ce dont j’ai besoin. J’ai même acheté un jeu de serviettes plus petites pour ne pas avoir à prendre avec moi une grande serviette, parce que j’ai besoin de mettre d’autres choses là-dedans, vous comprenez. » La volonté de voyager léger correspond à l’expérience incarnée de la course à pied avec un sac à dos, déplaisante pour beaucoup, au point de constituer un frein à l’adoption de la pratique : « en tant que coureur, j’ai bien envisagé d’aller au travail en courant, mais je ne trouve pas cela pratique… je n’aime pas l’idée de courir avec un sac sur le dos. » Des mesures adaptées, ne nécessitant pas de construction d’équipement, pourraient inclure des initiatives comme la flexibilité des heures de travail et la promotion des déplacements actifs.
©IAMRUNBOX
Enfin, en s’intéressant aux modes de déplacement les plus ordinaires, ce projet souligne particulièrement l’importance de la multimodalité et de l’adoption d’une approche porte-à- porte des politiques de transport et de planification des mobilités. Le trajet de nombreux travailleurs comprend plus d’un moyen de transport ; toutefois, la planification et les actions dans ce domaine se concentrent surtout sur le moyen de transport principal. Cette étude de la course comme mode de transport montre des façons variées d’associer différents modes de déplacements quotidiens. De nombreux joggeurs pendulaires courent jusqu’à un train, puis de l’arrivée de celui-ci à leur destination, associant volontairement course et rail. Toutefois, la course joue aussi un rôle souvent involontaire dans les mobilités ferroviaires, sous forme d’un déplacement d’urgence permettant aux passagers d’arriver à l’heure de départ souhaitée. Ces types de courses comme modes de transport illustrent les diverses modalités, souvent cachées, d’association de la course et des mobilités ferroviaires, mais également les difficultés parfois éprouvées par ceux qui veulent les combiner. Les gares ne sont pas conçues pour courir et cette pratique est souvent ouvertement découragée. L’adoption d’une approche porte-à-porte des mobilités permettrait un traitement plus centralisé de ces intersections de différentes modalités, et un travail visant à augmenter l’efficacité de ces espaces cruciaux d’interconnexion.
Ce projet montre que le jogging pendulaire s’est imposé dans le monde entier comme une pratique en plein essor, qui connaît des transformations rapides. Sa croissance invite à lui consacrer une étude de plus grande ampleur, attentive aux géographies, aux processus d’émergence et de transformation, ainsi qu’à la complexité de sa mise en pratique. Le jogging pendulaire peut constituer une étude de cas intéressante quant à l’émergence, l’enracinement et la pérennité de modes de transport actifs et durables, et quant aux conséquences de ces pratiques en pleine mutation sur les individus, les espaces, et la société dans son ensemble.
Plus généralement, ce projet invite à analyser en profondeur les applications concrètes de la multimodalité et la façon dont les corps, les plans et les matériaux sont impliqués dans la possibilité d’effectuer un trajet porte-à-porte. Les deux types de courses analysés dans ce projet révèlent l’importance, mais aussi les difficultés, de l’association de différents modes de mobilité pour les déplacements quotidiens. Une étude plus détaillée des aspects concrets de cette association et des améliorations possible, notamment pour les trajets multimodaux les plus courants (comme la marche à pied et le bus/train) serait particulièrement bienvenue afin de contribuer à la production de systèmes de transport efficaces.
Ce projet invite également à élargir nos perceptions du temps de trajet, de la productivité et du couple efficacité/choix. Les logiques du jogging pendulaire s’opposent souvent aux raisonnements traditionnels liés aux transports, et une étude plus poussée des différentes façons d’envisager la productivité et le temps de trajet serait particulièrement utile, notamment pour comprendre les modes de transport actifs, qui ne se résument pas à la marche et au vélo.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLa valeur du temps, en économie des transports, correspond à la disposition de chaque individu à payer pour gagner du temps. Elle permet d’expliquer les choix de modes de transport comme résultant d’arbitrages entre coûts financier et temporel. Elle sert également à orienter et à justifier financièrement les choix d’investissements sur la base des gains de temps permis par une nouvelle infrastructure.
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