Paru pour la première fois en 1990 et réédité plusieurs fois, The Tourist Gaze, du sociologue John Urry, est l’un des ouvrages incontournables sur le tourisme. Il n’a pourtant jamais été traduit en français. Cet ouvrage défend l’idée que la prééminence du visuel dans la culture contemporaine se reflète dans les formes prises par le tourisme. Ainsi, nos envies de visiter des lieux et la façon dont nous apprenons à y être visuellement sensibles ne sont pas purement personnelles et propres à chaque individu, mais sont le produit d’une organisation sociale. Les transformations du tourisme se trouvent alors liées aux transformations plus générales de la société, et les mutations du paysage des classes sociales sont particulièrement importantes ici, puisque tous les groupes sociaux n’ont pas le même pouvoir symbolique dans la définition des formes légitimes de s’adonner au tourisme.
Première édition, 1990. Deuxième édition, 2002. Troisième édition (avec Jonas Larsen) 2011.
La croissance du tourisme a été l’un des aspects majeurs des modes de vie occidentaux de l’après-guerre. Entre 1950 et 2000, les arrivées de touristes internationaux sont passées de moins de 25 millions à 697 millions. Cette croissance, observable aussi bien en termes relatifs qu’absolus, a concerné de larges secteurs de la société, notamment les plus aisés, et les vacances ont été peu à peu considérées comme nécessaires pour la santé, l’éducation, ainsi que comme un marqueur de classe et de statut – les choix en matière de voyages d’agrément façonnaient dès lors l’identité. De plus, devenir un touriste revenait à évoluer avec son temps ; pour beaucoup, le tourisme a symbolisé la paix, la prospérité et la possibilité de rapprocher les peuples.
Bien que des voix critiques contestent depuis longtemps ce discours positif, ou émettent des réserves à son égard, il n’est pas moins ressorti presque indemne de sa traversée de la plus grande partie du siècle. Toutefois, alors que les arrivées internationales de touristes ont presque doublé depuis 2000 (1 323 millions en 2017 1), les formes dominantes de la pratique touristique sont mises en cause par des citoyens qui se demandent si leur ville, leur environnement local et la planète elle-même peuvent supporter davantage de visiteurs, de kilomètres parcourus et d’émissions de gaz à effet de serre. Dans le contexte d’une intensification de ces tensions, les dimensions sociales et culturelles du tourisme se retrouvent sur le devant de la scène, aux côtés de préoccupations économiques plus traditionnelles.
Pour tous ceux qui veulent comprendre ces dynamiques, The Tourist Gaze de John Urry est une lecture incontournable. Publié pour la première fois en 1990, le livre était l’une des premières analyses sociologiques du tourisme et, trois éditions plus tard (la dernière en 2011, avec Jonas Larsen), il est possible d’affirmer qu’elle reste la plus importante.
La notion de regard touristique (« tourist gaze ») renvoie à la prééminence de la vision, dans l’organisation du développement du tourisme occidental depuis la fin du dix-huitième siècle. Elle met en évidence la dimension sociale, sensorielle et discursive du voyage, et touche autant à l’expérience concrète des touristes qu’à la production de lieux destinés à une consommation visuelle.
L’originalité du livre à l’époque de sa publication résidait dans le rapprochement, autour du problème de l’appropriation visuelle des lieux, de débats apparemment disparates portant sur la culture, la consommation, les classes sociales, les services, l’architecture, le patrimoine, les technologies, les loisirs et l’environnement, discutés au regard d’exemples contemporains. Dans la première édition du livre, Urry traite ces questions à travers sept chapitres : les théories du tourisme, le tourisme de masse et les stations balnéaires, l’économie, le travail sous le regard touristique, les transformations culturelles, l’histoire et les concepts touristiques. La deuxième édition comprend un chapitre supplémentaire sur la « mondialisation du regard », qui analyse le tourisme en tant qu’activité essentielle dans les processus de mondialisation culturelle et économique. La troisième édition (avec Jonas Larsen) propose de nouveaux chapitres sur la photographie, les mises en œuvre, les risques et les futurs du tourisme. Ce dernier chapitre souligne la dépendance de l’industrie du tourisme à l’égard du pétrole et pose la question de savoir si, à l’ère de la rupture climatique, les générations futures verront les dernières décennies du XX siècle et les premières décennies du XXIe comme l’âge d’or des voyages longue distance.
Image 1. Publicité d’une chaîne d’hôtels présente en Asie. Le discours présentant le voyage comme un outil de développement personnel est développé dans de nombreux magazines spécialisés.
Par sa taille, la présente recension est inévitablement sélective quant aux sujets abordés. La décision a été explicitement prise de se concentrer sur les questions de classes, en raison du contexte actuel de croissance des inégalités économiques, une fois exposées les caractéristiques essentielles de la notion de regard touristique.
Le tourisme est une réalité mondiale, qui prend toutefois forme dans des contextes culturels et politiques divers. Ma propre compréhension du concept de regard touristique doit beaucoup au travail empirique mené en Grande-Bretagne, en Espagne et dans la Méditerranée italienne, ainsi qu’à de nombreuses conversations avec John Urry, depuis mon arrivée à Lancaster en 1998, jusqu’à sa mort en 2016. Cette recension envisage principalement le regard touristique dans un contexte britannique.
Au centre de la notion de regard touristique, se trouve l’idée que nos désirs de visiter certains lieux, et notre expérience de ces lieux, ne sont pas personnels et autonomes, mais sont les produits d’une organisation sociale. Ainsi, les transformations du tourisme sont liées à des transformations plus générales de la société. Pour expliquer cette idée, Urry part du fait que notre expérience des lieux comporte une importante dimension visuelle. Cela dépasse, toutefois, le simple fait de voyager pour « voir » le monde. S’appuyant sur les travaux des historiens culturalistes, Urry avance que cette notion n’a rien de naturel ; elle n’existait pas avant la fin du dix-huitième siècle et dut être inventée et institutionnalisée – tout un éventail d’actions conscientes, mais souvent également inconscientes, a été nécessaire pour légitimer, démocratiser et rendre évidente l’idée que certains lieux valaient la peine d’être visités et regardés 2.
Nous allons voir, et nous apprécions, certains paysages naturels ou artificiels, parce que nous avons appris à les regarder d’une façon particulière, dans des cadres sociaux spécifiques et selon des conventions stylistiques définies 3. Ainsi, il y a différentes « façons de voir » liées à des styles de voyages particuliers 4. Ces façons de voir et les pratiques qui y sont associées sont admises ou justifiées par divers discours, notamment sur la solidarité de la famille et du groupe, la nation, l’éducation, le développement personnel, le plaisir, le loisir, la santé et le patrimoine. Elles sont plus ou moins attrayantes, peuvent offrir des bénéfices en termes de légitimité et de statut en fonction de la position de chacun dans la société (classe, âge, genre, origine ethnique et religion) et des compétences dans la pratique d’activités spécifiques faisant l’objet d’une régulation formelle ou informelle (par exemple la visite d’un parc d’attractions, le temps passé à la plage, une promenade dans la campagne) 5.
Il faut noter qu’Urry ne prétend pas réduire le tourisme à la vue des lieux, ou nier l’importance des autres sens. Toutefois, le rôle central de la vision dans le tourisme reflète l’intensité visuelle du monde dans lequel nous vivons 6. Cette dimension visuelle ne concerne pas seulement l’expérience vécue des lieux lors des voyages, mais aussi, précision importante, les rêveries qui précèdent les vacances et façonnent nos attentes.
Image 2. Capture d’écran d’une publicité d’agence de voyage sur le réseau social Pinterest.
La culture occidentale contemporaine est principalement visuelle et, à l’ère des médias de masse, notre imagination et nos désirs sont façonnés par internet, la télévision, le cinéma et la publicité. Nos jugements sont inévitablement influencés par la fréquentation quotidienne des images, en nombre étourdissant, devenues omniprésentes dans les espaces public et privé. « Il est difficile d’appréhender la nature du tourisme contemporain », écrit Urry, « sans voir combien d’activités sont littéralement construites dans notre imagination par la publicité et les médias 7 ».
Image 3. Écrans dans la gare de Saint Pancras, à Londres, avec une publicité vidéo pour une station de ski. La présence envahissante des images façonne notre capacité à reconnaître et apprécier les lieux.
Image 4. Écran dans un magasin d’activités de plein air, à Londres, présentant une vidéo sur la façon de filmer ses vacances.
Image 5. Écrans publicitaires à Piccadilly Circus, Londres.
Dans le cas du tourisme, cela signifie que nous apprenons à apprécier certains lieux et à en ignorer voire à en mépriser d’autres – le regard touristique est sélectif. Nous trouvons certains lieux plus séduisants et cet attrait ne vient pas seulement de leur comparaison avec d’autres destinations touristiques, mais aussi de leur comparaison avec les lieux ordinaires de résidence et de travail ; il faut un contraste entre les lieux ordinaires, quotidiens, et ceux qui sortent de l’ordinaire 8. Toutefois, de même que la société et l’espace continuent d’évoluer, la frontière entre l’ordinaire et ce qui est digne du regard touristique n’est pas figée. De nombreux professionnels assurent la médiation de cette relation entre l’ordinaire et l’extraordinaire, non seulement dans la publicité et les médias, mais aussi parmi les urbanistes, les architectes, les écrivains et les photographes, pour ne citer que certains des métiers les plus évidents. Leur travail consiste à s’assurer que les lieux deviennent, ou demeurent, dignes du regard. Ils sont ainsi présentés d’une façon qui correspond aux goûts et aux attentes des touristes, lesquels sont simultanément façonnés par ces professionnels. Il existe une relation récursive entre l’appréciation esthétique des lieux et leurs conception et représentation. Il faut ajouter à cela que tous les lieux et toutes les formes de tourisme ne bénéficient pas de la même légitimité et que certains groupes sociaux ou classes sociales ont une influence plus grande dans la désignation des objets légitimes à être regardés.
En résumé, regarder, dans un contexte touristique, implique une disposition acquise apportant « un certain sentiment de compétence, de plaisir et de structure aux expériences touristiques 9 ». Différents regards sont encouragés par différents discours et ont des conséquences dans l’organisation des lieux – une industrie entière s’est développée pour mettre à profit le désir de voyage et de consommation visuelle des lieux. Les professionnels de la conception et de la représentation des lieux s’efforcent de les singulariser dans un système complexe de différences, au sein duquel l’ordinaire et l’extraordinaire, loin d’être figés, sont en constante évolution.
Image 6. La cité des arts et des sciences de Santiago Calatrava, à Valence, en Espagne. Certaines villes engagent des architectes célèbres pour créer des lieux visuellement éblouissants, rehaussant ainsi le niveau de l’ordinaire.
Dans son récit de la grandeur et du déclin des stations balnéaires britanniques, Urry illustre certaines de ces dynamiques et plus spécifiquement les questions de classe, abordées dans la partie qui suit.
L’observation d’Urry selon laquelle « le regard touristique de masse a pris sa source dans les ruelles des villes industrielles du nord de l’Angleterre » reflète sa conception du lieu touristique comme « construit en lien avec son contraire, avec les formes non touristiques d’expérience et de conscience sociales 10 ». Ainsi, pour appréhender l’attrait exercé sur les classes ouvrières par le bord de mer au XIXe siècle, il est essentiel de s’appuyer sur la connaissance de la vie urbaine et industrielle. L’urbanisation rapide, la pollution et le surpeuplement avaient rendu la vie dans les villes désagréable et malsaine. Nombreux ont été ceux qui ont découvert la possibilité de voyager pour le plaisir grâce à l’augmentation graduelle du revenu disponible au cours du siècle (même si l’extrême pauvreté n’a pas disparu), à la réduction progressive du temps de travail, aux associations contribuant à promouvoir et à faire croître le mouvement vacancier, et au chemin de fer permettant un accès facile à la côte. À ces évolutions pratiques, il faut ajouter les transformations des attitudes sociales. Depuis le XVIIe siècle, les médecins faisaient l’éloge des propriétés bienfaisantes pour la santé de la mer et de la nature 11, mais au XIXe siècle, l’accent était de plus en plus mis sur des divertissements raisonnables, dans l’optique de « civiliser » les classes ouvrières urbaines, selon une foi romantique dans le pouvoir de la nature. De plus, par suite d’un relâchement lent mais constant de la morale, il devint acceptable de s’adonner à certains plaisirs sensoriels.
Ce récit, quoique schématique, montre que le système unique de tourisme de masse des classes ouvrières qui a émergé dans le nord de l’Angleterre, notamment dans les villes du textile du Lancashire, dans la seconde moitié du XIXe siècle, n’était en aucun cas inéluctable. Il a été le produit de processus spatiaux, démographiques, économiques, technologiques, culturels et sociaux apparemment sans lien entre eux. Pourtant, ces évolutions ont créé les conditions adéquates, dans le nord de l’Angleterre, pour que l’ensemble de la communauté puisse massivement profiter des premières semaines de vacances. Pendant une semaine, les vacanciers pouvaient vivre dans un lieu tout à fait différent de leurs villes surpeuplées, polluées et malsaines. Au bord de la mer, ils trouvaient des plages, du bon air, des promenades et des distractions. Ce système de tourisme de masse s’appuyait sur une division spatiale et temporelle nouvelle, entre la monotonie du travail et le plaisir des vacances.
Image 7. La plage de Blackpool, dans les années 1950. Dotée de liaisons ferroviaires pratiques avec Liverpool et Manchester, Blackpool a été la station balnéaire la plus populaire du nord-ouest de l’Angleterre durant les XIXe et XXe siècles. La présence de la foule conférait au lieu un aspect vivant et convivial.
Image 8. Photo aérienne colorisée à la main de Morecambe dans les années 1950, montrant la jetée, la plage, la promenade, le Lido (piscine ouverte) et le bâtiment Art déco du Midland Hotel. Pour comprendre la singularité des stations balnéaires dans la première moitié du XXe siècle, il faut se rappeler que peu de gens possédaient une télévision, que la plupart ne quittaient leur résidence que durant les vacances et que les infrastructures de loisir comme celles qui figurent sur la photo n’existaient que dans ce type de lieux. Pour les travailleurs des villes industrielles, les stations balnéaires étaient réellement extraordinaires, tant visuellement qu’en raison du nombre d’activités de loisir qu’elles proposaient.
Les stations balnéaires ont été développées pour attirer différentes classes sociales et sont de façon générale restées la destination préférée de la grande majorité des vacanciers britanniques. Le type de vacances qu’elles offraient était encore prédominant à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, nombre d’entre elles ont connu un long déclin à partir du début des années 1960. De même que pour leur essor au XIXe siècle, Urry rapporte cette évolution aux transformations plus générales de la société britannique, qui ont rendu les stations balnéaires moins exceptionnelles et moins désirables. La profession médicale, qui avait joué un rôle important dans la représentation de la mer comme bénéfique à la santé, s’est mis à louer, au début du XXe siècle, les effets bienfaisants des bains de soleil. Ceux-ci sont bientôt devenus à la mode, d’abord sur la Côte d’Azur dans les années 1920, ce qui a rapidement eu un impact sur la saisonnalité des vacances dans les pays du nord-ouest de la Méditerranée. Plus tard, notamment à partir des années 1960 et 1970, l’aviation a permis à un nombre croissant de touristes, qui restaient auparavant sur le rivage anglais, de passer des vacances sous des climats plus chauds.
La structuration de l’identité le long des frontières de classes avait joué un rôle essentiel dans le succès des stations balnéaires de masse, destinées à la classe ouvrière. Mais la Grande-Bretagne de l’après-guerre, caractérisée par une croissance continue des revenus et des exigences en matière de consommation, ne souhaitait plus être traitée comme une masse indifférenciée 12. En termes de vacances, cela s’est traduit par un tournant de l’ancien tourisme (familial, organisé, standardisé) vers un nouveau tourisme (segmenté, flexible, personnalisé). Les stations balnéaires ont alors tenté, tant bien que mal, de s’adapter aux mutations des demandes d’une nouvelle génération de touristes. Leurs difficultés ont été aggravées par le fait que de nombreuses villes, qui n’étaient pas toujours des lieux touristiques, développaient leurs infrastructures de loisirs et s’« embellissaient », dans une course sans fin pour attirer les visiteurs, les investissements et les travailleurs qualifiés, haussant ainsi le niveau de l’ordinaire. À présent, c’était le bord de mer qui ne parvenait plus à se distinguer. En outre, nombre de spectacles qui n’étaient auparavant visibles que dans les stations balnéaires pouvaient dès lors être regardés à la télévision. Les événements autrefois exceptionnels, dont on ne profitait que quelques fois dans l’année, devenaient disponibles au quotidien dans les foyers 13.
Image 9. Centre commercial doté d’installations de loisir à Manchester. Ce type de lieu est conçu pour être visuellement séduisant.
Une autre transformation importante qui a impacté le déclin des stations balnéaires est la modification progressive de la composition des classes sociales. Cet aspect mérite d’être abordé plus en détails.
La restructuration de l’économie après-guerre a provoqué un décalage du pouvoir des différents groupes sociaux dans la définition du goût légitime et des objets dignes du regard. Les processus de désindustrialisation qui se sont accélérés dans les années 1960 ont affaibli les classes ouvrières en tant que forces sociales et politiques. Parallèlement, la montée en puissance du secteur tertiaire a favorisé l’ascension d’une « classe cultivée » composée de managers, d’enseignants et de professionnels travaillant notamment dans les médias, la publicité et le design, et endossant le rôle de critiques culturels et de créateurs de tendances.
Alors que les classes supérieures possèdent un capital économique conséquent, les classes des services sont davantage dotées de « capital culturel » et leur pouvoir est plus symbolique qu’économique ou politique. Le capital culturel désigne la reconnaissance, l’assentiment, le sentiment de confiance et l’avantage social provenant de la participation à des activités culturelles « légitimes ». La culture devient légitime lorsqu’elle est pratiquée, et ainsi adoubée, par des institutions et des individus influents. Certains goûts culturels attirent ainsi le respect et l’admiration, alors que d’autres jouissent d’une faible considération. Nos préférences culturelles – en musique, art, littérature, vacances, programmes télévisés, etc. – ne sont donc pas seulement des marqueurs de nos goûts personnels, mais sont aussi profondément sociales. Notre style de vie nous permet de nous identifier à certaines personnes et de prendre nos distances par rapport à d’autres.
Pour les stations balnéaires anglaises, dans les décennies d’après-guerre, ces évolutions ont annoncé un déclin. Les classes moyennes en pleine croissance se sont mises à considérer ces destinations typiquement ouvrières comme inconvenantes et vulgaires, peu respectables, trop proches de la nature et trop éloignées de la civilisation constituée par les formes de cultures devenues légitimes 14.
Image 10. La plage de Blackpool un jour d’hiver. La jetée, l’une des trois de la station balnéaire, est dotée d’infrastructures de loisirs et date du XIXe siècle. Destination toujours populaire, la ville de Blackpool reste néanmoins associée au déclin économique et à la grande pauvreté 15.
Image 11. La tour et les équipements de loisir du centre-ville de Blackpool. La promenade, récemment rénovée (voir ci-dessus) contraste avec les bâtiments du front de mer et des zones résidentielles de l’intérieur de la ville.
Image 12. Équipements sur le front de mer de Blackpool. La station se concentre historiquement sur un marché du voyage à « volume élevé, revenu faible ». Ce type d’infrastructures de loisir est souvent considéré comme de mauvais goût par les classes moyennes instruites.
Image 13. Maison d’hôte au-dessus d’un fish and chips, proposant des chambres pour dix livres la nuit.
Image 14. La chute du nombre de visiteurs à Blackpool a entraîné un excédent de maisons d’hôtes. Nombre d’entre elles ont été transformées en « maisons d’occupation permanente » pour les travailleurs étrangers à la ville, occupant des emplois temporaires à faible qualification, et les personnes sans-abris relogées. Cela a eu pour conséquence une détérioration supplémentaire de la « tonalité sociale » de la station, qui continue de faire obstacle à l’attraction des visiteurs à haut revenu, en dépit des efforts de rénovation.
Image 15. Les signes du déclin sont évidents sur les bâtiments et les locaux délabrés et abandonnés.
Image 16. Plaque patrimoniale rappelant aux touristes le lien historique entre le chemin de fer et le développement de Morecambe, à côté de Lancaster, comme station balnéaire. Avec la rénovation de la promenade, la réouverture en 2008 du Midland Hotel, avec son bâtiment Art déco, fait partie de la stratégie visant à ranimer l’économie locale.
Image 17. Locaux abandonnés à quelques mètres de la promenade de Morecombe. La promenade et l’hôtel rénovés contrastent fortement avec ces scènes de déclin. Sur la façade, on peut lire le graffiti « Bring me sunshine », en référence à une chanson popularisée par des comédiens britanniques, Morecambe et Wise. Le premier était originaire de Morecambe.
Les classes des services ne manquaient pas d’intérêt pour la nature, bien au contraire. Mais le temps passant, et notamment à partir des années 1970, cet intérêt est devenu une « idée de nature » centrée sur la notion de corps sain et une conception de la nature incarnée au travers, par exemple, de la consommation de nourriture bio et d’eau minérale, de la pratique du yoga, de la marche dans la campagne, du camping, des vacances à la montagne. Cette culture particulière du corps devint essentielle dans le « mode de vie ascétique » recherché par une partie des classes des services, travaillant dans l’éducation, le secteur public et le bien-être 16.
Image 18. Magazine de voyage destiné à un segment du marché avec un bon niveau d’instruction. Le discours mettant en avant la culture, le style et le cosmopolitisme est typique de ce type de publication.
La classe cultivée se caractérise par un fort degré de certitude quant à la légitimité de ses activités culturelles, une croyance dans la nature rédemptrice de ses préférences culturelles, et un souci de les diffuser plus largement. De par leur position privilégiée dans les industries culturelles, notamment dans les médias nouveaux et traditionnels, les classes des services ont pu assurer cette diffusion, imposant aux autres leurs propres idées sur la nature, leurs propres passe-temps et leur propre conception du bon touriste. Les autres groupes sociaux, notamment la classe moyenne supérieure, ont intégré des éléments choisis du mode de vie ascétique, moins en les substituant à d’autres activités qu’en les ajoutant à leurs modes de vies plus diversifiés qu’auparavant.
Au sein de ce groupe, doté d’un fort capital culturel, Urry identifie une préférence pour ce qu’il appelle un regard romantique : Le regard romantique suppose un regard solitaire, prolongé, sur certains aspects de la nature comme les montagnes, les lacs, les vallées, les déserts et les couchers de soleil, traités comme objets d’émerveillement et de vénération. La présence des autres est considérée comme importune, car c’est le regard solitaire et contemplatif qui est recherché 17. Le regard romantique encourage la solitude et l’effort, selon l’idée qu’un effort esthétique adéquat permet de mieux apprécier la culture. Il faut « travailler à » apprécier les lieux, surtout si le tourisme est considéré comme un moyen de développement personnel.
Image 19. Banc avec vue dans le parc national du Lake District. La beauté intacte de la nature est l’objet du regard romantique.
Le regard romantique présente un fort contraste avec le « regard collectif » :
Le regard collectif suppose la convivialité. Les autres personnes regardant aussi le site sont nécessaires pour produire de l’animation, un sentiment de fête ou de mouvement. La présence d’un grand nombre de personnes indique que l’on se trouve là où il faut être. Ces autres qui regardent, qui bougent, sont essentiels à la consommation collective des lieux, comme à Barcelone, Ibiza, Las Vegas, aux Jeux olympiques de Pékin, à Hong Kong, Dubaï, etc 18.
Les classes ouvrières préféraient l’atmosphère de convivialité des stations balnéaires. La joie venait de l’appartenance au groupe. En l’absence des autres, le site semblait simplement déserté, dépourvu de l’atmosphère recherchée.
Dans son développement sur la dimension de classe du regard, Urry résume ainsi le rapport de la classe cultivée au regard collectif : « Le goût de la classe ouvrière pour la convivialité, la sociabilité, l’appartenance à une foule, est souvent méprisé par ceux qui se soucient de protéger l’environnement. C’est regrettable, dans la mesure où cela revient à exalter une activité accessible uniquement aux privilégiés 19. »
s
Cette dimension de classe du regard est essentielle à la compréhension des dynamiques de développement du tourisme. La classe cultivée promeut la beauté intacte de la nature et des cultures « authentiques », qui ne pourrait être appréciée qu’à travers la solitude et l’effort moral. Elle se rend ainsi, la première, dans des lieux qui n’ont pas encore été « touchés » par le tourisme. Pourtant, le nombre croissant des touristes qui cherchent à exercer leur regard dans la solitude fragilise les conditions même du regard romantique. Il faut ainsi trouver toujours plus de lieux nouveaux et « intacts » à consommer.
L’analyse par Urry du regard touristique en termes de classes s’appuyait sur des recherches menées à la fin des années 1980 en Grande-Bretagne. À cette époque, l’appréhension de la classe se concentrait surtout sur la relation entre classe moyenne et classe ouvrière – la division sociale jugée la plus angoissante et la plus préoccupante. Trois décennies plus tard, la flambée des inégalités est à l’origine d’une reconfiguration en profondeur du paysage de classes. Aujourd’hui, une élite concentrant une grande accumulation de richesses occupe l’une des extrémités de l’échelle sociale, l’autre extrémité rassemblant un nombre croissant de « précaires » avec peu de ressources. Les couches sociales du milieu, elles, forment un ensemble plus flou et plus complexe qu’il y a trente ans. Il est intéressant de noter que la polarisation de la richesse et des privilèges se produit à une époque où le sens de l’égalité démocratique pénètre plus qu’auparavant les institutions culturelles et où les cultures supérieures et populaires font l’objet d’une égale célébration 20. En conséquence, il est plus difficile aujourd’hui d’établir ce qui fait ou ne fait pas partie de la culture légitime. La distinction dans le domaine du goût est moins basée sur le type d’activités culturelles auxquelles se livrent les gens que sur leur façon de s’y livrer et d’en parler – les compétences visibles dans l’exercice d’un jugement cultivé et sophistiqué 21.
Image 20. En dépit des nombreux discours sur la démocratisation du tourisme, une grande partie de la population d’Europe occidentale ne part pas en vacances, et les vols vers des lieux exotiques ne concernent qu’une minorité.
Dans ce contexte en mutation, on peut identifier certains schémas généraux de consommation culturelle 22. D’un côté, ceux qui ont moins de ressources, dont la pratique culturelle est probablement plus informelle et centrée sur le voisinage et la famille immédiate (c’est-à-dire impliquant une moindre mobilité physique et qui sont peu susceptibles de s’adonner à des activités comme la visite d’un musée. De l’autre, les personnes les plus instruites, plus aisées, sont plus susceptibles de prendre part à des activités davantage formelles, acquérant ainsi un sentiment d’implication, de dynamisme, qui s’ajoute à leur confiance et à leur assurance culturelles 23.
Les questions essentielles, ici, sont les suivantes. Comment ces fractures sociales croissantes et ces nouveaux marqueurs de classe du XXIe siècle façonnent-ils le regard touristique en Grande-Bretagne ? Quel est le rôle du regard touristique dans la transmission des privilèges ? Comment la richesse et le pouvoir croissants des élites façonnent-ils les paysages touristiques artificiels et naturels ? Surtout, à l’ère de la rupture climatique, quels rôles jouent le tourisme, la culture et l’éducation dans la façon dont les élites justifient l’énorme empreinte écologique de leurs voyages ? Si l’on dépasse le cas de la Grande-Bretagne, comment les structures de classes différentes d’autres pays, et notamment des pays à revenu moyen avec de « nouvelles classes moyennes », façonnent-elles des regards touristiques différents ?
Image 21. Panneau publicitaire dans le centre de Londres. À l’ère de la rupture climatique, de nouveaux discours émergent pour justifier le tourisme et inciter à voyager sans complexes.
Les autorités publiques, les urbanistes, les fournisseurs de transport et l’industrie hôtelière voient souvent le tourisme comme une réalité économique résultant d’une myriade de choix individuels qui peuvent être influencés par des outils adéquats, comme la modification des prix et le travail d’information. Le concept de regard touristique dépasse cette conception tranchée et simplifiée du tourisme pour mettre au premier plan ses dimensions irréductiblement culturelles, sociales et technologiques. Les parties précédentes ont montré comment le regard touristique s’était développé en lien avec les innovations esthétiques, la restructuration économique, les nouvelles structures de classe, la réorganisation spatiale et temporelle de la vie dans les villes, l’évolution des discours sur la santé, le plaisir, la nature, l’identité et l’éducation, les nouvelles technologies visuelles et de transport, le glissement des codes moraux, etc. Les transformations du tourisme sont forcément liées aux transformations plus générales de la société. Pourtant, il ne suffit pas d’en être conscient pour être capable de décrire et de comprendre pleinement les dynamiques à l’œuvre. Le concept de regard touristique est bien une invitation à se montrer prudents par rapport à ce que nous pouvons dire du tourisme, et sceptiques quant aux prédictions confiantes sans cesse formulées à propos de l’avenir du voyage. Ainsi, les projections optimistes sur l’augmentation des arrivées de touristes internationaux ne prennent que rarement en compte l’émergence de tensions sociales, culturelles et politiques liées à l’augmentation des inégalités et aux préoccupations face au changement climatique. Certes, le prix des vols et l’augmentation du nombre de voyageurs venus d’Asie sont des questions importantes dans le cadre d’une réflexion sur les projections de croissance du tourisme mondial. Mais une analyse qui prendrait en compte le concept de regard touristique serait attentive aux liens entre un plus grand nombre de processus interdépendants. Pour commencer, elle considérerait le tourisme comme un phénomène profondément ancré dans des systèmes de mobilité et de communication qui, pour certains, connaissent d’importantes mutations. Ces systèmes rendent possible le voyage physique et le développement de dispositions esthétiques permettant d’apprécier et de comparer les lieux (c’est-à-dire d’une partie du capital culturel nécessaire pour émettre des jugements légitimes 24). Les questions connexes comprendraient alors :
Image 22. Photo d’une plage tropicale diffusée sur les réseaux sociaux auprès de publics occidentaux. L’expérience du voyage et la collection de lieux vus sont présentées comme des signes de distinction plus précieux que les possessions matérielles. Le mensonge caché dans cette image est que le voyage longue distance ne laisserait pas de traces sur la planète. Un aller Londres-Sydney en avion produit l’équivalent de 120 valises de 20 kg de carbone par personne.
Image 23. Illustration d’un blog de voyage. Le phénomène de « staycation » – des vacances dans son propre pays plutôt qu’à l’étranger, ou chez soi, avec des excursions d’une journée vers des attractions locales – a fait l’objet d’un intérêt bienveillant dans les médias durant la récession économique et a pu être considéré comme le signe annonciateur d’une nouvelle ère de loisirs, tournée vers des plaisirs plus simples. Toutefois, avec le retour de la croissance, le nombre de Britanniques passant leurs vacances à l’étranger a augmenté à nouveau.
Image 24. Une scène du quotidien dans les stations balnéaires espagnoles. Les vacances s’organisent autour d’une forme de regard collectif, tournée vers les retrouvailles avec des paysages familiers, riches en souvenirs et pourtant envisagés comme des lieux extraordinaires. Les touristes viennent souvent de régions voisines et les vacances dans ces stations peuvent avoir une empreinte carbone remarquablement faible.
Images 25 et 26. Tweets de chercheurs voyageant en train plutôt qu’en avion pour se rendre à des événements universitaires. Les soutiens du mouvement « fly less » postent souvent des photos de leurs voyages en train sur les réseaux sociaux, soulignant les avantages du chemin de fer en termes de sociabilité (moments agréables avec la famille et les amis), confort, temps de repos et de travail, et plaisir esthétique du panorama qui défile.
Image 27. Flyer pour une exposition de photographies en plein air à Copenhague durant la conférence des Nations-Unies sur le changement climatique, en 2009 : « 100 lieux à garder en mémoire avant qu’ils ne disparaissent ». Selon le panel international sur le changement climatique, « on s’attend à un déclin supplémentaire de 70-90 % des récifs coralliens à 1,5° C (niveau de confiance élevé) avec des pertes plus importantes (>99 %) à 2° C (niveau de confiance très élevé) ». Si, pour certains, la disparition presque certaine des récifs coralliens est une raison d’aller sans tarder les voir par soi-même, pour d’autres elle montre la nécessité de remettre radicalement en question les habitudes de vacances à fortes émissions de carbone.
Image 28. Le mouvement « slow travel » connaît une croissance rapide, notamment en Scandinavie où la diminution des voyages en avion, encouragée par des célébrités, est devenue un sujet de conversation banal. En Suède, la croissance des vols internationaux a ralenti en 2018 (de 9 % à 4 %) et il y a eu moins de vols charters nationaux et internationaux que l’année précédente. Sur certaines lignes de train, le nombre de réservations a doublé. Les ventes de tickets Interrail ont augmenté de 50 %. 25 % des personnes interrogées en Finlande dans le cadre d’une enquête récente ont affirmé moins prendre l’avion pour éviter la rupture climatique. Au Danemark et en Suède, des journaux « repensent leur rubrique voyage pour traiter de destinations nationales (et européennes) facilement accessibles en transports publics ». Le troisième journal du matin le plus populaire de Suède divise par deux le nombre de reportages sur les destinations éloignées de plus de cinq heures de vol et double le nombre d’articles sur les destinations situés dans les pays nordiques.
Quel que soit l’avenir du tourisme, il sera intégré dans les profondes transformations culturelles, sociales, économiques et technologiques annoncées dans les premières décennies du XXIe siècle. Le concept de regard touristique peut aider à comprendre ces transformations, non pas en nous permettant de prédire l’avenir, mais en nous fournissant les outils analytiques propres à prendre conscience de la complexité du processus.
The Tourist Gaze est le plus grand succès de librairie de John Urry. Depuis sa publication en 1990, il a été traduit en plusieurs langues, et commenté dans diverses disciplines universitaires, du tourisme à la sociologie, en passant par l’anthropologie, l’architecture, l’urbanisme, le marketing et l’étude des médias. Il n’est pas possible, dans une recension aussi brève, d’aborder l’ensemble des débats et des controverses générés par ce livre. Dans cette dernière partie, j’énumère simplement certaines des critiques principales et j’en aborde deux plus en détails. Ensuite, je mentionne deux autres questions que je trouve particulièrement pertinentes, soit parce que, bien que présentes dans le livre, elles semblent avoir été négligées par les chercheurs, soit parce que contre toute attente, elles semblent largement absentes des discussions sur les problèmes de classes et de changement climatique.
Depuis sa première édition en 1990, The Tourist Gaze s’est vu reprocher de négliger : (1) les façons de voir et les formes de voyage d’agrément non occidentales, (2) l’expérience incarnée et multisensorielle des lieux, (3) le genre, (4) les façons de faire du tourisme dans lesquelles les visites et l’expérience de la nouveauté ont moins d’importance (par exemple, les vacances dans les stations balnéaires, tournées vers l’expérience de lieux familiers), (5) la capacité individuelle à résister ou à subvertir les formes dominantes du regard, (6) les expériences, aspirations et visions du monde de larges parts de la population occidentale, qui voyagent rarement mais font surtout l’expérience du monde au travers des écrans 26.
Certaines de ces critiques étaient hors de propos, ou basées sur une lecture trop superficielle ou trop étriquée. D’autres, plus constructives, ont indiqué des questions pertinentes pour des recherches à venir. Je n’aborde ici que les deux premières critiques mentionnées ci-dessus. Concernant les façons de voir non-occidentales, il faut noter que The Tourist Gaze a été inspiré d’abord par des recherches sur la restructuration économique du nord-ouest de l’Angleterre. Les lecteurs familiers de cette région – ses villes, sa campagne, ses stations balnéaires, son rôle à l’époque industrielle et son long processus de désindustrialisation – remarqueront sa place de premier plan. Malgré le sous-titre de la première édition, « loisirs et voyages dans les sociétés contemporaines », Urry a été de plus en plus conscient, durant les années 1990, de ce que le livre devait au contexte anglais. « Je suis frappé, remarque-t-il dans un entretien, de la place extraordinaire de l’Angleterre du nord-ouest dans The Tourist Gaze 27. » Dans une autre conversation, il observe que si le livre avait été écrit dans le sud de l’Europe, ou ailleurs, il aurait certainement semblé très différent. Bien que les deuxième et troisième éditions mentionnent davantage de cas non britanniques, il faut se rappeler que l’analyse d’Urry (notamment en ce qui concerne la dimension de classe du regard) est profondément ancrée dans un contexte anglais. Ceci étant dit, il convient de reconnaître que si ce texte est considéré comme un classique par un public international grandissant, c’est parce que le concept de regard touristique semble pertinent dans différents contextes culturels, économiques et politiques.
Concernant l’expérience incarnée, il faut souligner que cette critique a souvent été basée sur une représentation erronée de la thèse d’Urry. Il ne prétend pas que la vue serait le seul sens impliqué dans les expériences touristiques, que le tourisme ne viserait qu’à voir des sites, ou que les touristes se contenteraient de regarder les lieux, et rien d’autre. Urry fait remarquer, premièrement, que le regard est socialement organisé et qu’il faut prendre en compte divers processus sociaux pour comprendre les aspects essentiels du tourisme ; deuxièmement, que la vue organise les autres sens ; et troisièmement, que dans une culture à dominante visuelle nous sommes sans cesse en train de produire des jugements esthétiques même tacites, quant à la qualité visuelle des lieux, que nous soyons en train de faire du tourisme ou simplement en promenade autour de chez nous. La deuxième, et surtout la troisième édition de The Tourist Gaze répondent en détails à cette critique 28.
Enfin, il faut mentionner deux autres problèmes. Il ne s’agit pas de critiques mais d’aspects qui, bien que présents dans le livre, ont été largement négligés par les chercheurs. Le premier est le rôle des lieux de travail et du quotidien dans la formation des façons de voir et des conceptions du touriste 29. L’idée d’Urry sur la nécessité de comprendre le rapport entre tourisme et quotidien mérite davantage d’attention même, comme il l’a remarqué, dans un contexte où les frontières entre les pratiques touristiques et quotidiennes sont de plus en plus floues. Il existe des études sur l’aéroport, la voiture, la plage, l’hôtel, le site patrimonial, le sentier de randonnée et la station de ski, pour ne citer que quelques exemples, mais on constate une pénurie de recherches sur les lieux quotidiens, généralement moins glamours, du travail et de la vie domestique : le salon, le bureau, la cuisine de restaurant, l’hôpital, l’usine, l’atelier clandestin et l’entreprise. Quel rôle jouent ces lieux, leurs rythmes de vie et de travail, dans l’élaboration des idées quant à la place du voyage et de la communication au sein de nos vies ?
Le deuxième problème concerne le rôle du capital dans la planification, la conception et l’évolution des lieux touristiques. Dans son chapitre sur la grandeur et la décadence de la station balnéaire, Urry aborde l’influence de différentes fractions du capital dans les schémas de propriété du terrain, les types de paysages artificiels et la « tonalité sociale » prédominante dans chaque station. Il faut se montrer particulièrement attentif aux formations d’élites, à la création et à la transmission des richesses, à une époque où l’immobilier occupe une place essentielle dans l’accumulation du capital économique et la reproduction des privilèges.
Influences
The Tourist Gaze témoigne d’influences intellectuelles nombreuses et variées, comme on peut s’y attendre dans un livre qui a connu d’importantes mises à jour, avec deux nouvelles éditions sur plus de deux décennies. Ce livre, et l’article qui l’a précédé en 1988, constituaient la première incursion d’Urry dans les études culturelles, après des recherches centrées sur la restructuration économique. En cela, l’influence de Michel Foucault est essentielle. Autres influences majeures, le livre de MacCannell The Tourist, les historiens des stations balnéaires anglaises (notamment Harold Perkin et John Walton) et les débats sur le patrimoine en Angleterre (Lowenthal, Hewison). Les débats sur la mondialisation et les mobilités, l’incarnation et la mise en œuvre, figurent en bonne place dans les nouveaux chapitres des deuxième et troisième éditions. Vers la fin des années 1990, Urry a développé de façon plus explicite le lien entre la vision et les autres sens, en s’appuyant sur les géographes et les historiens culturalistes (notamment Paul Rodaway, Alan Urbain et Lucien Febvre). Enfin, ses nombreux étudiants de master et de doctorat, à l’université de Lancaster, ont constitué au fil des années une source d’inspiration importante. On citera notamment Jonas Larsen, avec qui Urry a entretenu une relation de travail longue et fructueuse.
Pour comprendre pleinement le travail de John Urry sur le tourisme, mieux vaut ne pas se contenter de lire The Tourist Gaze , mais également se plonger dans les autres livres qu’il a écrits, coécrits ou codirigés sur le capitalisme et la mondialisation ( The End of Organised Capitalism , Economies of Signs and Space ), les loisirs, les mobilités et les lieux ( Consuming Places , Tourism Mobilities , Touring Cultures , Performing Tourist Places ), l’environnement ( Contested Natures , Bodies in Nature ), la complexité ( Global Complexities ), les mobilités ( Sociology Beyond Society 30, Mobilities , Mobile Lives ), l’énergie et le climat ( Societies Beyond Oil , Climate Change and Society ), et les avenirs possibles ( What is the future? ). On recommandera chaudement les publications de Jonas Larsen sur le tourisme, ainsi que les travaux de Rodanthi Tzanelli sur le tourisme et le cinéma. Le livre de Tim Edensor, Tourists at the Taj , offre une superbe analyse du regard touristique dans un site patrimonial non occidental.
1 51 % en Europe, 25 % dans la région Asie-Pacifique, 16 % en Amérique, 4 % dans la région MENA, 5 % en Afrique. Source : OMC 2018. Les données sur le tourisme domestique sont moins fiables au niveau mondial, mais autour de la Méditerranée, celui-ci pourrait représenter quatre fois les arrivées touristiques internationales. Source : Plan Bleu.
3 Par exemple, les peintures et les estampes des paysagistes italiens faisaient l’objet d’une forte demande dans l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises du dix-huitième siècle, et « examiner des estampes » était devenu une façon convenable d’occuper son après-midi. Le développement d’un gout sûr en matière de paysages était une compétence sociale précieuse, qui dotait les individus de la langue et de la sensibilité nécessaires pour apprécier certains lieux d’une certaine façon, durant leurs voyages autour de la Méditerranée. Voir : Pemble, J., The Mediterranean Passion: Victorians and Edwardians in the South, Oxford, Oxford University Press, 1987.
4 Adler définit ainsi un style de voyage : « Un ensemble de comportements en voyage peut être comparable à une école de peinture ou à un mouvement artistique. Après la fin du XVIIIe siècle, nombre de voyageurs s’attribuèrent ouvertement, ainsi qu’à leurs voyages, des formules comme “romantiques”, “pittoresques”, “philosophiques”, “curieux” et “sentimentaux”. Mais dans tous les cas, certains des éléments qui constituent un style de voyage reconnaissable sont reproduits inconsciemment, à cause d’une dépendance commune à des technologies et des institutions semblables, ainsi qu’en raison de préoccupations enracinées dans les habitudes de vie d’un groupe », (p. 1 372). Voir : Adler, J., « Travel as a performed art », American Journal of Sociology, 94, 1989, p. 1 366-1 391.
5 La promenade dans la campagne anglaise est une forme légitime de « loisir discret », bien vue par les autorités, les propriétaires terriens, les organisations de défense de la nature et du patrimoine et de nombreuses associations dédiées aux loisirs de plein air. Il existe des réglementations écrites, ainsi que des codes de conduite tacites, restreignant la gamme d’activité appropriées. Ainsi, la musique trop forte, les expressions bruyantes d’enthousiasme, la marche trop rapide ou l’absence de démonstrations d’admiration pour le paysage, selon des modalités spécifiques et à partir de points de vue particuliers, sont considérés comme étranges ou même inappropriés. Il existe aussi des attentes tacites concernant le code vestimentaire, l’âge, le genre, la race, le type de corps des personnes rencontrées et les interactions appropriées avec les autres marcheurs. La promenade dans la campagne est encouragée par les discours sur la santé (la marche dans la nature est bonne pour votre santé physique et mentale) et la nature (la marche permet de profiter de la nature en la respectant et le contact avec la nature développe à un plus haut niveau les préoccupations environnementales). La nature est souvent considérée comme un lieu dont il faut profiter en solitaire (ou du moins, loin des foules), comme un paysage, un panorama, et qui doit provoquer le respect et l’émerveillement. Cette conception romantique produit une façon spécifique de regarder (voir plus bas, la partie sur les regards « collectif » et « romantique »). Cette série de pratiques, codes de conduite, objets permettant la marche, technologies comme l’appareil photo et le GPS, discours légitimant des façons de se trouver dans un lieu et d’en profiter, et idées concernant ce qu’est la nature et ce qui est « naturel », constituent, parmi d’autres, un style spécifique d’accès aux paysages.
6 Les chiffres témoignant de l’ampleur des évolutions en cours en ce moment même sont époustouflants. En 2015, Nicholas Mirzoeff écrivait : « cent heures de vidéos YouTube sont téléchargées chaque minute. Six milliards d’heures de vidéo sont regardées chaque mois sur le site, une heure pour chacune des personnes sur terre. Le groupe des 18-34 ans regarde davantage YouTube que la télévision. (Il faut se rappeler que YouTube n’a été créé qu’en 2005). Toutes les deux minutes, les seuls Américains prennent davantage de photographies qu’il n’en a été pris durant l’ensemble du dix-neuvième siècle. Dès 1930, on estimait qu’un milliard de photographies étaient prises dans le monde entier. Cinquante ans plus tard, le nombre était de 25 milliards par an, toujours sur pellicule. En 2012, nous prenions 380 milliards de photographies par an, presque toutes numériques. Mille milliards de photographies ont été prises en 2014. Le nombre de photographies existantes en 2011 était de 3 500 milliards, ce qui place la croissance des archives photographiques mondiales autour de 25 % en 2014. Cette même année 2011, YouTube avait comptabilisé mille milliards de visites. » Voir : Mirzoeff, N., How to See the World, Londres, Penguin, 2015.
7 Deuxième édition, p. 51.
8 « Le regard présuppose ainsi tout un système d’activités et de symboles sociaux qui situent les pratiques touristiques spécifiques non en fonction de caractéristiques intrinsèques, mais par le contraste qu’elles impliquent avec les activités sociales non touristiques, notamment celles qui ont trait au foyer et au travail rémunéré. » (Troisième édition, p. 3)
9 Deuxième édition, p. 195.
10 Deuxième édition, p. 31.
11 Voir : Corbin, A., Le territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Paris, Flammarion, 1990.
12 Les signes de cette évolution, même anecdotiques, étaient déjà évidents à la fin des années 1940. En 1949, on pouvait lire dans le Times : « Les familles ouvrières – ayant en grande partie chassé les familles des classes moyennes hors des grandes stations populaires et les ayant suivies dans les villes du bord de mer plus petites et plus chics – commencent à participer à la recherche générale de lieux de vacances calmes, petits, “intacts”, tant sur la côte que dans les terres. » Voir Walvin, J., Beside the Seaside, Penguin, Londres, 1978.
13 À propos de ces évolutions, Urry soutient que « les gens sont des touristes la plupart du temps, qu’ils soient littéralement en déplacement ou qu’ils fassent simplement l’expérience d’une mobilité simulée, par la fluidité incroyable des nombreux panneaux et des images électroniques » (deuxième édition, p. 113). La prolifération des images de sites touristiques et la dédifférenciation des lieux de résidence et de vacances a mené Urry à évoquer « la fin du tourisme », indiquant ainsi que la frontière entre l’ordinaire et l’extraordinaire était bien plus subtile et mobile, et, dans certains cas, était en train de s’effacer.
14 Une « moralisation des lieux » entrait ici en jeu, car les stations balnéaires étaient à présent associées au caractère supposément vulgaire, grossier et peu civilisé de ceux qui y passaient leurs vacances.
15 À Wokingham, dans le Berkshire (sud-est de l’Angleterre), l’une des communautés les plus riches de Grande-Bretagne, l’espérance de vie moyenne en bonne santé est de 71 ans ; à Blackpool, l’une des communautés les plus défavorisées, cette moyenne est de 55 ans. Blackpool a aussi l’un des plus forts taux de pauvreté infantile de Grande-Bretagne. Voir Armstrong, S., The New Poverty, Londres, Verso, 2018 ; Hirsch, D. et Valadez, L.J., Child Poverty Map of the UK 2014, Londres, End Child Poverty / Child Poverty Action Group, 2014.
16 Voir Savage et al., Property, Bureaucracy and Culture: Middle-class Formation in Contemporary Britain, Londres, Routledge, 1992.
17 Urry, J., « Tourist Gaze » in J. Jaffari (dir.), Encyclopedia of Tourism, Londres, Elsevier, 1999.
18 Troisième édition, p. 19.
19 Deuxième édition, p. 45.
20 Voir Lahire, B, La Culture de l’individu. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
21 Voir Bennett, T. et Savage, M., Culture, Class, Distinction, Oxford, Routledge, 2009.
22 Voir Savage, M. et al., « A New Model of Social Class? Findings from the BBC’s Great British Class Survey Experiment », Sociology, 47 (2), 2013, p. 217-250.
23 Autre passage important, celui qui porte sur la distinction entre capital culturel traditionnel et capital culturel nouveau selon des frontières générationnelles. Les activités culturelles traditionnelles comme l’opéra, le théâtre et la musique classique ont la faveur des anciennes générations, alors que les plus jeunes cultivent un ethos d’éclectisme et montrent un grand enthousiasme pour la musique contemporaine, les jeux vidéo, le sport, etc. Ce type de capital culturel est caractéristique des modes de vie de la jeunesse, avec un usage intensif des nouveaux médias et un goût prononcé pour la nouveauté.
24 Cette question est amplement développée dans le livre d’Urry Economies of Signs and Space, en lien avec les débats sur la modernisation réflexive. Voir Lash S., Urry, J., Economies of Signs and Space, Londres, Sage, 1994.
25 Par exemple, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à la suite du développement du chemin de fer, les styles de voyage centrés sur la marche, mode de découverte des cultures jugé plus souhaitable, plus « authentique », étaient très populaires. Plus récemment, citons le dénigrement des bus touristiques, accusés de garder les touristes dans une « bulle », hors de la « vraie vie ». Cela vient s’opposer aux contacts avec le « réel » plus multisensoriels qu’impliquent les voyages à pied ou utilisant les bus et trains locaux.
26 En moyenne, chaque année, la moitié de la population de l’Union européenne ne part pas en vacances. Ce chiffre varie toutefois considérablement d’un pays à l’autre. Selon l’office statistique de l’Union européenne, les pays ayant le plus grand nombre d’habitants ne participant pas au tourisme en 2016 étaient la Roumanie (76 %), le Portugal (74,4 %), la Bulgarie (71,2 %), la Grèce (64,4 %) et l’Italie (59,1 %). Les données Eurostat sur la « participation au tourisme » prennent en compte « les voyages touristiques entrepris pour des motifs personnels (c’est-à-dire à l’exception des voyages à motif professionnel) comprenant au moins un séjour d’une nuit) ». Voir : https://bit.ly/2Uieg7O (consulté en mars 2019).
27 Voir Franklin, A, « The Tourist Gaze and beyond: An interview with John Urry », Tourist Studies 1(2), 2001, p. 115-131.
28 Voir aussi le chapitre 4 « Ressentir la nature » dans son livre Contested Natures (avec Phil Macnaghten), et le chapitre 4 sur les « Sens » dans Sociology Beyond Societies.
29 Il est opportun de répéter ici le passage déjà cité : « le regard touristique de masse a pris sa source dans les ruelles des villes industrielles du nord de l’Angleterre. » Cette phrase reflète l’idée d’Urry selon laquelle un lieu touristique est « construit en lien avec son contraire, avec les formes non touristiques d’expérience et de conscience sociales » (deuxième édition p. 31).
30 Traduit par Noël Burch sous le titre : Sociologie des mobilités : une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Paris, Armand Colin, 2005.
Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xLa définition du voyage longue distance peut varier, selon que l’on considère la distance parcourue, le temps de trajet, le nombre de nuits sur place, ou le fait pour un individu de sortir de son environnement habituel. Défini par la distance (par exemple, plus de 100 km), il représente généralement 1 à 2 % des voyages.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Javier Caletrío (25 Mars 2019), « The Tourist Gaze, de John Urry », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/12906/tourist-gaze-de-john-urry
Autres publications