Le tourisme est un secteur essentiel de l’économie mondiale et s’est imposé dans nos modes de vie. Pourtant, l’explosion des déplacements touristiques pose question, en particulier au regard des enjeux environnementaux actuels. La crise sanitaire n’a pas réussi à amorcer un changement, puisqu’après deux saisons estivales bouleversées, les voyages ont repris de plus belle. Parmi les vacanciers, une partie sont des touristes hypermobiles. Le Forum Vies Mobiles a souhaité comprendre qui ils étaient, quelles étaient leurs pratiques de mobilité, pourquoi elles n’allaient pas être impactées par la crise et imaginer des solutions pour en réduire l’empreinte carbone.
La recherche a été conduite par une équipe de chercheurs de l’Université d’Angers, accompagnés d’une chercheuse de l’Université de Savoie Mont Blanc, sous la direction de Philippe Violier. Un premier volet quantitatif a été mené à partir des données issues de l’enquête Suivi de la Demande Touristique (SDT) menée par Kantar TNS, afin d’identifier le profil des touristes hypermobiles. Dans un second temps, une enquête qualitative par entretiens a été conduite auprès de trente hypermobiles identifiés dans la base de données du SDT afin de mieux comprendre les pratiques de ces personnes et d’identifier dans quelle mesure ils seraient prêts à les faire évoluer pour en réduire l’impact carbone. Les entretiens ont eu lieu en juin et juillet 2021, lors du deuxième été marqué par la crise sanitaire du Covid 19, permettant d’en étudier l’impact sur les pratiques et les projets de voyage des hypermobiles.
L’équipe met en relation le développement du tourisme avec le déploiement de la civilisation industrielle caractérisée par de fortes contraintes liées notamment au travail. Dans ce contexte, l’instauration d’un temps hors travail permettant le relâchement et la recréation des individus est une condition nécessaire au maintien de ces contraintes, puisqu’elle limite le risque d’épuisement des individus. La nécessité d’une rupture avec un quotidien vécu comme aliénant implique de quitter son lieu de vie quotidien pour se diriger vers des lieux dédiés, parfois conçus et arrangés pour favoriser ce relâchement des contraintes, et de mettre en œuvre des pratiques elles aussi caractérisées par une rupture avec le quotidien. Dès lors, les chercheurs s’appuient sur les travaux de l’équipe MIT (Mobilités, Itinéraires, Tourismes) et définissent le tourisme comme « un système qui a pour finalité la recréation des individus et […] comprend des lieux, des pratiques, des acteurs, des normes et valeurs… ». Ainsi, les chercheurs écartent l’idée que les individus pourraient se passer du tourisme.
Pourtant, les pratiques touristiques posent problème, d’abord en raison des impacts environnementaux liés au tourisme et notamment à l’usage de l’avion et, dans une moindre mesure, de la voiture. D’après une étude du Ministère de la Transition Écologique de 2010, le tourisme serait responsable de 5% des émissions de CO2 mondiales. En France, la contribution du transport touristique aux émissions de GES serait de 8% 1. Quant à l’avion, au niveau mondial, sa contribution aux émissions de GES était estimée en 2015 à 11% des émissions des transports, soit 1,5% des émissions totales, mais son impact est très largement sous-évalué 2. Si les touristes sont conscients des enjeux environnementaux et mettent en œuvre des pratiques vertueuses dans leur quotidien, ces comportements durables ne percolent pas dans leurs pratiques touristiques. Pour réduire cette « dissonance cognitive » bien identifiée dans la littérature, les touristes développent des stratégies diverses : sous-estimer la situation, rejeter la responsabilité sur les cas les plus graves, nier sa propre responsabilité, ou trouver des raisons pour ne pas être plus durable en vacances (manque d’argent / d’informations / d’options).
Ensuite, les pratiques touristiques sont caractérisées par d’importantes inégalités sociales. Un rapport de l’ONG britannique Possible publié en mars 2021 indiquait qu’en 2014, 1 Français sur 4 seulement avait pris l’avion, et que seulement 4% des Français l’avaient pris régulièrement vers un autre pays européen. À l’échelle mondiale, selon une étude publiée dans la revue Global Environmental Change en novembre 2020 3, 1% de la population aurait causé en 2018 50% des émissions de CO2 liées à l’aviation. Les impacts les plus importants sont donc le fait d’une toute petite partie de la population, les plus riches. C’est à ces super-émetteurs, les touristes hypermobiles, que se sont intéressés les chercheurs.
Les touristes sont considérés comme hypermobiles lorsqu’ils réalisent au moins 7 déplacements à l’année. Certains sont beaucoup plus mobiles que d’autres : en 2016, les 25% les plus mobiles ont réalisé au moins 16 déplacements.
L’âge médian est de 49 ans : 25% des hypermobiles ont moins de 35 ans et 25% plus de 63 ans.
Près du tiers des hypermobiles (32,4%) sont des inactifs. 22,9% sont des cadres supérieurs ou occupent une profession libérale. 20,3% appartiennent aux professions intermédiaires et contremaîtres. En revanche, les agriculteurs (0,6%) et les commerçants, artisans et chefs d’entreprises (3,9%) sont les moins représentés parmi les hypermobiles.
Ils appartiennent majoritairement à un petit ménage : près de 60% des hypermobiles sont célibataires (20%) ou en couple sans personne à charge (40%).
Enfin, les habitants de la capitale sont surreprésentés puisque plus d’un hypermobile sur 3 vit dans le Bassin parisien (36,7%).
Exemple des pratiques touristiques d’un hypermobile en 2019
Les entretiens qualitatifs révèlent que pour leurs déplacements, les hypermobiles privilégient les modes les plus émetteurs de CO2, soit la voiture et l’avion alors que le train est moins utilisé.
Ce choix est motivé par quatre types de déterminants :
La crise a eu des effets temporaires indéniables, avec notamment une découverte réorientée vers la France. Mais ces modifications ne semblent pas se consolider dans le temps. Les voyages prévus à l’international n’ont été que suspendus et sont reprogrammés.
Pourquoi ? Parce que la « découverte » est la principale motivation des voyages lointain. Si les voyages en France sont surtout synonymes de sociabilités (visiter des proches, se retrouver dans une maison de vacances, etc.) et de repos, partir à l’étranger, et donc majoritairement en avion, est considéré comme nécessaire pour expérimenter une rupture avec le quotidien, pour se dépayser et découvrir d’autres paysages, cultures, etc.
« [L’impact environnemental du voyage], c'est vrai que j'y pense, enfin, on y pense, mais l'envie de découvrir le monde est plus forte que ça. » Julie
« Si j’étais obligé de voyager que localement ? Bah, je serais quand même déçue. Même si la France est belle etc., mais au bout d’un moment, moi j’ai envie d’aller un peu plus loin. Ça ne me dépayse pas assez. » Juliette
« … j’avais envie de m'évader l’année dernière. Je n'avais pas envie de rester en France. […] d’habitude je pars à l’étranger. Donc j'avais envie d’aller loin. […] Faut que je bouge, faut que j'aille voir… J’ai l’impression que sinon ce ne sont pas de vraies vacances parce que je ne coupe pas avec mon milieu. » Annie
Cela alors même que la quasi-totalité des personnes interrogées dans cette étude sont sensibles aux enjeux environnementaux et adoptent des gestes écologiques dans leur vie quotidienne : tri des déchets, compost, covoiturage, utilisation du vélo et des transports en commun, économies d’énergie et d’eau, recours à des producteurs locaux... Mais ces considérations sont relayées au second plan lorsqu’il s’agit de voyages touristiques où d’autres motivations dominent. Les voyages constituent en effet pour les enquêtés une pratique hédonique, une source de plaisir, une rupture dans le quotidien, considérée comme essentielle pour le bien-être, confirmant l’analyse des chercheurs sur le tourisme comme moyen de se recréer dans un mode de vie fortement contraint.
« Ça fait vraiment partie du mode de vie ; c'est un peu dommage parce que j'ai l’impression de travailler pour me payer des vacances mais ça fait vraiment partie du jeu, voilà. ». Annie
Les hypermobiles interrogés ne sont donc pas prêts à faire évoluer leurs pratiques et sont même prêts à payer plus cher leur billet d’avion si une taxe était mise en place. Ils ont également tendance à chercher à réduire leur dissonance cognitive, notamment en rejetant la responsabilité sur d’autres ou en sous-estimant l’impact lié à leurs pratiques, confirmant ainsi les résultats identifiés dans la littérature.
« Oui forcément, on sait que l’avion c’est une sacrée empreinte carbone. Après, comment faire autrement ? […] Dès que vous voulez aller sur un autre continent, c’est vrai que c’est compliqué. […] Après, quand on fait des grands voyages c’est une fois par an. Il y a certainement plus d’hommes d'affaires qui utilisent l’avion régulièrement, donc il n’y a pas non plus de sentiment de culpabilité par rapport à ça. » Isabelle
Les pouvoirs publics pourraient mettre en place un compte carbone permettant à chacun d’évaluer objectivement l’impact de son mode de vie en termes de gaz à effet de serre. Cela permettrait de prendre la mesure du décalage entre les bénéfices des gestes du quotidien évoqués par les personnes interrogées dans l’étude (tri des déchets, covoiturage, etc.) et l’ampleur de l’impact carbone de leurs voyages en avion et en automobile.
Puisque les hypermobiles ne sont pas prêts à renoncer à leurs pratiques, quitte à payer cher pour les maintenir, on pourrait imaginer l’instauration d’un système de quotas carbone donnant à chaque Français le droit d’émettre la même quantité de CO2. Ce système couvrirait les déplacements effectués en voiture ou en avion et s’appliquerait à chacun quels que soient ses moyens financiers, permettant de faire porter l’effort principalement sur les personnes dont le mode de vie est le plus émetteur et de remettre en cause l’hypermobilité touristique. Les voyages lointains resteraient possibles, mais seraient nécessairement moins fréquents.
Les pouvoirs publics pourraient également mener une politique de grande ampleur pour rendre le train plus attractif. Soit en baissant les taxes sur les prix du train, comme proposé par la Convention Citoyenne pour le Climat, soit par des subventions pour les déplacements longue distance en train qui, contrairement aux trajets du quotidien, ne bénéficient d’aucun soutien de la part des pouvoirs publics. On pourrait également imaginer des premiers trajets à prix réduit, voire gratuits, pour permettre aux usagers peu familiers du train de le tester. Pour en accroître la praticité et les rendre plus compétitifs face à la voiture, les transports ferroviaires devraient être conçus de manière systémique, du domicile à la destination, en travaillant sur l’intermodalité avec les autres transports collectifs, le vélo, la marche. Un réseau de trains à grande vitesse ainsi qu’un réseau de trains de nuit pourraient être très largement développés à l’échelle européenne pour fournir des alternatives crédibles à l’avion.
Enfin, on peut également s’interroger sur les prix plancher des low-cost qui laissent peu de place à des choix de transports qui sont plus durables mais nécessairement plus chers, alors que ces low-cost ne sont encore soumis à aucune taxe importante sur le kéroséne.
Agir sur les déplacements et l’offre de transport ne sera pas suffisant si l’on n’agit pas en profondeur sur les dimensions spatiales et temporelles des modes de vie.
La diminution drastique des voyages aériens pourrait être l’occasion d’inventer une nouvelle organisation des rythmes sociaux, permettant à ceux qui le souhaitent de partir en congés moins souvent mais plus longtemps et d’avoir ainsi la possibilité de maintenir des pratiques touristiques lointaines impliquant des voyages plus lents.
Le tourisme s’appuierait aussi sur la redécouverte d’autres moyens de se recréer et de se dépayser que celui du voyage lointain, à travers le tourisme de proximité, s’appuyant sur les ressources des territoires et de leurs habitants.
Enfin, puisque le tourisme est pensé comme une respiration nécessaire dans des modes de vie très intenses, remettre en question les rythmes quotidiens et la place du travail dans les modes de vie pourrait rendre le besoin de « recréation » par le voyage lointain moins important.
L’ensemble des données est disponible sur demande auprès de .
1 Direction Générale de l’Energie et du Climat, Les stratégies nationales du tourisme et du climat, 2010.
3: https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378020307779#t0005Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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