18 mars 2020
Dans un livre publié en 2006 intitulé En mouvement: la mobilité moderne en Occident, j’écrivais que « la mobilité est à la fois le sang vital de la modernité et le virus qui menace de la détruire ». L’idée a été développée à l’occasion de réflexions sur le concept de turbulence dans le texte qui suit, écrit il y a quelques années, sans savoir qu’elle résonnerait particulièrement aujourd’hui avec la situation inédite qui s’est mise en place depuis l’apparition du coronavirus.
« Les mobilités sont fréquemment perturbées. Toute forme de mobilité a en elle le potentiel de provoquer quelque chose d’inattendu – d’aller de travers. Le concept de turbulence nous aide à le comprendre. La turbulence, ou mobilité désordonnée, se produit lorsqu’une forme de mouvement rencontre des frictions, d’un ordre ou d’un autre. Une friction peut survenir lorsqu’une forme de mobilité se heurte à quelque chose d’immobile. Elle peut également se produire lorsque différentes formes de mobilité entrent en collision. Une turbulence est inévitable et totalement imprévisible. Nous savons qu’elle se produira, mais nous en ignorons le lieu, le moment et l’ampleur. Quand on cherche à engendrer de la mobilité, on engendre nécessairement une turbulence – une forme de mobilité qui se situe au-delà de tout calcul et de toute prédiction. Bon nombre de travaux (en particulier dans la planification des transports) ont pour but de rendre la mobilité fluide et prévisible. La marche du monde capitaliste néo-libéral est basée en grande partie sur la logistique – une logique de choses qui marchent toujours de manière prévisible (et qui, en cas d’incident, ne s’arrêtent pas trop longtemps). Cette logique demeure invisible tant qu’elle se déroule comme prévu. L’apparition de turbulences la rend subitement visible. La liste inclut les accidents, comme la section, par une ancre de paquebot, de câbles sous-marins voués à la transmission Internet (et qui déconnecte ainsi presque toute l’Inde), ou le naufrage d’un porte-conteneurs, qui se traduit par une marée de chaussures de sport ou de canards en plastique sur les eaux du monde entier, ou, peut-être aussi, une turbulence de dimension internationale, provoquée par des terroristes et des pirates qui cherchent à profiter des flux mondiaux pour poser leurs marques.
Une turbulence peut être à la fois accidentelle et délibérée – un moment d’effondrement et/ou un moment de créativité. Tandis que terroristes et pirates comprennent clairement l’utilité de perturber l’espace bien rodé des flux, les militants politiques et les artistes cherchent à nous bousculer, pour attirer notre attention sur la trans-formation du monde qui nous entoure. Le monde quotidien de la mobilité – la combinaison quotidienne du mouvement, des significations et des pratiques 1 – devient un monde toujours plus ordonné, sécurisé et surveillé, dans lequel on produit et entretient les différences sociales. Aussi, la turbulence – une interruption de cet ordre – n’est pas nécessairement une mauvaise chose, elle est souvent un moment positif et créatif surgissant lorsque ce qui va de soi est tout à coup pointé du doigt. Les turbulences jouent un rôle important dans les politiques de mobilité et peuvent survenir en lien avec chacune des facettes de la mobilité – vitesse, rythme, itinéraire, etc. En fin de compte, la turbulence n’est pas le produit d’une défaillance des systèmes de mobilité, elle en est un élément intrinsèque. La circulation des marchandises par conteneurs dans le monde entier, ou le déplacement des personnes grâce au trafic aérien, comportent en eux des foyers de turbulence. Cette dernière n’est donc pas le produit d’un système qui défaille, mais d’un système qui fonctionne. Des volcans entrent en éruption, des maladies se propagent dans les pays par les aéroports, des pirates prennent le contrôle de bateaux en Somalie, du pétrole fuit de la coque de cargos, des hackers arrivent à s’introduire dans le système informatique des banques – tout cela en raison des systèmes de mobilités qui produisent le monde moderne. La mobilité est à la fois le sang vital de la modernité et le virus qui menace de la détruire 2. »
J’utilisais alors le terme « virus » comme une métaphore de la turbulence, de la disruption (perturbation de l’ordre établi), dans une mobilité quotidienne tenue pour acquise. Le « virus » y est soit une menace destructrice, soit un temps créatif pour engendrer un futur désirable. Avec le coronavirus à l’origine de la maladie Covid-19, la notion de virus est à prendre au propre comme au figuré : c’est une turbulence qui va se diffuser et tuer avec une ampleur inédite. Et comme c’est souvent le cas avec les turbulences, celle-ci est un révélateur de ce qui ne va pas dans nos façons de nous déplacer. Voici donc quelques réflexions sur divers aspects de nos vies mobiles mis en lumière par l’épidémie.
Parler de turbulences, c’est évoquer tous les résultats imprévisibles produits par de petits changements dans les systèmes de mobilité. Ces systèmes incluent des types variés, cartographiés et quantifiables de mouvements (domaines que les épidémiologistes modélisent en ce moment), des sens et des histoires reliés à ces mouvements, ainsi que diverses incarnations physiques du mouvement. Parfois, cela fusionne en constellations 3 plus ou moins cohérentes de la mobilité et parfois, comme maintenant, ces constellations sont mises au jour par le biais de la disruption et de la turbulence. L’émergence du coronavirus est, en soi, un petit changement. Sans cette mobilité globale mondiale à laquelle nous sommes accoutumés, le covid-19 ne serait pas un problème global. Les mouvements de marchandises, de personnes et de capitaux sont rendus possibles par la mobilité locale et globale, les infrastructures, la logistique et la régulation qui les soutiennent, et ces mobilités rendent la pandémie non seulement possible, mais aussi probable.
Pour autant que nous le sachions, les origines du virus sont à Wuhan, en Chine, et ont été associées à un marché de produits frais où l’on vend des fruits de mer et des animaux vivants, un de ces écosystèmes urbains surpeuplés où la mobilité des gens croise celle des animaux, morts ou vifs. Des lieux où une maladie zoonotique peut bouger, circuler entre les animaux et les humains 4. Or, la réalité de la mobilité est toujours accompagnée d’histoires. Dans notre cas, ce sont toutes les histoires accumulées en Occident à propos de « la Chine » ou de « l’Asie », ainsi que du long passé d’épidémies et de pandémies baptisées d’après leur lieu d’origine. Ce schéma se révèle lorsque l’on regarde les pandémies des XXe et XXIe siècle : la grippe espagnole de 1918 , la grippe asiatique de 1957 et, en 1968, la grippe de Hong Kong. Ces noms sont le reflet d’une tradition profondément ancrée : nommer les maladies d’après un lieu, un quelque part qui se trouve au-delà de la maison. En Italie, au XVe siècle, la syphilis s’appelait la « maladie française ». En France, on la nommait « maladie italienne » ; en Russie, la « maladie polonaise » ; en Turquie, la « maladie des chrétiens » ; et pour les Anglais, c’était la « maladie de Bordeaux ». Les maladies sont cartographiées dans les pays des autres. Selon les discours xénophobes qui les accompagnent généralement, elles viennent d’un ailleurs et de gens dont il faut se méfier. En résulte une défiance envers la mobilité en général : la maladie et son nom deviennent un sujet lié au besoin de protection et d’espaces clairement délimités. Le fait que la maladie causée par le nouveau coronavirus se nomme Covid-19 est d’ailleurs un acte délibéré de l’OMS, qui veut éviter l’utilisation d’indications géographiques précises, comme « Wuhan ou « Chine », afin d’éviter les stigmatisations et les réactions xénophobes envers la population chinoise. Malgré ces efforts, des témoignages font état de harcèlement sur des personnes originaires d’Asie de l’Est et nombre de restaurants chinois de Londres sont vides 5. De façon peut-être moins surprenante, le 17 mars 2020, le président Trump a pour sa part évoqué le « Virus chinois » 6.
Face aux problèmes de turbulences des mobilités, la solution envisagée est l’arrêt ou la restriction des flux. Lors de ces derniers mois, nous nous sommes accoutumés au terme « quarantaine ». Ce mot a été associé de façon spectaculaire aux bateaux de croisière, notamment au Diamond Princess, placé en quarantaine dans le port de Yokohama au Japon le 4 février, après le test positif d’un passager descendu à Hong-Kong au covid-19. La majorité des passagers restés à bord ont été confinés et le dernier groupe a quitté le bateau le 1er mars. Nombre d’entre eux ont alors dû vivre une nouvelle quarantaine sur la terre ferme. Durant la période à bord, plus de 700 passagers et membres de l’équipage sont tombés malades 7. Le procédé la quarantaine est apparu à Venise, pour protéger la ville de la peste au XIVe siècle. Venise était à l’époque un centre du capitalisme marchand naissant 8 et les quarante jours d’amarrage imposés à tous les navires arrivant au port était une réponse aux maladies de la mobilité qui accompagnaient la mobilité commerciale en pleine expansion. Le Diamond Princess est le dernier d’une longue histoire des bateaux perdus dans les limbes.
Les turbulences du covid-19 révèlent des différences frappantes dans les pratiques de la mobilité selon les populations. La population riche se démarque : un article du Guardian du 11 mars 2020 décrit les ultra-riches dans des jets privés, se retirant dans des bunkers conçus sur-mesure, s’isolant dans des résidences secondaires ou tertiaires situées là où l’exposition au virus serait limitée, dans des tentatives frénétiques d’échapper aux mesures radicales de quarantaine attendus 9. Les effets de la quarantaine sur la mobilité des pauvres sont très différents. Les employés à temps partiel et les intérimaires doivent continuer à travailler pour percevoir un salaire. Les demandes d’auto-confinement sont tout bonnement impossibles à appliquer pour ceux dont les sources de revenus sont instables, et notamment les livreurs, sur lesquels se reposent ceux qui ont les moyens de rester à la maison 10. Les sans -abris sont un autre groupe qui ne peut aisément se conformer aux demandes de confinement. Les même problématiques surviennent lorsque les universités délocalisent leurs cours au profit des cours en ligne, demandant aux étudiants de rentrer chez eux : tous les étudiants ne peuvent pas rentrer chez eux immédiatement, et même pour ceux qui le peuvent, il ne pourront peut-être pas avoir accès à l’internet haut débit, indispensable aux apprentissages en ligne.
Alors que les avions arrêtent de voler, que les gens cessent leurs déplacements inutiles, que les rues sont libérées des voitures, la mobilité qui était la plupart du temps invisible, car considérée comme acquise, devient brutalement concrète. Une des plus spectaculaire image des premiers mois de 2020 fut la comparaison de la pollution atmosphérique au dioxyde de nitrogène, un produit de la combustion de l’essence, autour de Wuhan avant et après la prise des mesures de quarantaine 11. Certains estiment que plus de vies ont été sauvées par la réduction de la pollution de l’air que de personnes ne sont mortes à cause du virus – peut-être 20 fois plus 12. Nous prenons avec raison des mesures d’urgence pour combattre le Covid-19, mais pas pour lutter contre la pollution de l’air causée par le trafic routier, ni même contre le changement climatique. Les turbulences ont rendu visibles d’autres facettes d’une mobilité mondiale considérée comme allant de soi et jamais remise en question. Comme je l’écrivais dans le texte dont est parti cette réflexion : « Les turbulences ne sont pas le produit d’un système dysfonctionnel, mais le produit d’un système en fonctionnement. »
1 Pour Tim Cresswell, la mobilité est « bien plus que d’aller d’un point A à un point B ». La mobilité, en tant qu’activité ayant une dimension sociale importante, combine trois aspects :le mouvement physique (se rendre d’un lieu à un autre) ; les significations données au mouvement (par exemple la liberté de se déplacer en voiture) ; la pratique vécue et incarnée du mouvement (par exemple le fait de rester coincé dans les embouteillages en se rendant au travail le matin).
2 Tim Cresswell, Mikaël Lemarchand, Géraldine Lay, Ne pas dépasser la ligne ! , Paris, Forum Vies Mobiles, 2016, p. 42-43.
3 « Considérer le mouvement, la signification et la pratique conjointement nous permet de penser en termes de significations historiques du mouvement, ce que l’on pourrait appeler des constellations de mobilité. Sans cesse et partout, certaines formes de mouvement, certaines significations et pratiques de la mobilité se combinent pour créer une constellation. » Tim Cresswell, Mikaël Lemarchand, Géraldine Lay, Ne pas dépasser la ligne ! , Paris, Forum Vies Mobiles, 2016.
4 https://medium.com/@WCS/emerging-zoonoses-and-the-risk-posed-by-wildlife-markets-5689b7ba7ee2
8 https://www.pbs.org/wgbh/nova/article/short-history-of-quarantine/
11 https://www.theverge.com/2020/3/2/21161324/coronavirus-quarantine-china-maps-air-pollution
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
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