15 juillet 2020
Les restrictions de déplacements qui ont accompagné le confinement en réponse à la pandémie de Covid-19, puis leur levée par étapes, ont permis d’expérimenter un certain nombre d’adaptations sociétales assez radicales. Greg Marsden réfléchit à ce que nous pouvons tirer de ces expériences pour comprendre la place des normes collectives dans la dynamique des transformations sociales, sous l’angle de la mobilité. Il soutient que, même si certaines adaptations présentent un fort potentiel dans la lutte contre le changement climatique, elles font face à de fortes résistances historiques et politiques qui peuvent en limiter les résultats. Au fur et à mesure que les événements se déroulent, il apparaît pourtant clairement que, pour faire évoluer les comportements, il est plus efficace de modifier les règles collectives que de se focaliser sur ce que chacun pourrait faire individuellement.
Il y a six mois seulement, il aurait été difficile d’imaginer l’importance du bouleversement que continuent de subir les sociétés du monde entier en raison de la pandémie de Covid-19. Pour quelqu’un qui travaille dans le domaine des transports et de la politique climatique, il était certainement impossible d’imaginer que les gouvernements restreindraient les mobilités de façon aussi draconienne pour contenir la diffusion du virus. Du jour au lendemain, des restrictions sur la mobilité réputées « trop compliquées » lorsqu’il s’agissait d’améliorer la qualité de l’air et la sécurité routière ont été imposées sous peine d’amendes ou de poursuites judiciaires afin de préserver la santé publique et de soulager des services de santé surchargés.
Entre 2011 et 2014, j’ai travaillé avec des collègues de tout le Royaume-Uni sur un projet intitulé « Disruption », qui se basait sur le postulat que nous pouvions en apprendre davantage sur la possibilité de changer en profondeur les comportements en nous intéressant à des événements importants, ou des ruptures, qui avaient forcé les gens à s’adapter. Cette méthode se démarque de l’approche traditionnelle qui consiste à améliorer un service, à modifier les tarifs des transports en commun ou à ajouter une infrastructure, puis à observer l’influence de ces transformations sur les pratiques. Notre travail portait sur des inondations, des épisodes durables de neige ou de glace, des fermetures de pont et l’organisation des Jeux Olympiques de Londres ; rien qui ressemblait de près ou de loin à une pandémie. Nous avons appris que la gamme de réponses comportementales en termes de déplacements est bien plus large qu’on ne le suppose généralement. Elle comprend notamment le transfert de tâches au sein du foyer et de l’entreprise, ainsi que la reprogrammation d’activités sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois 1. Cependant, l’un des résultats les plus fascinants, tout à fait d’actualité, concernait l’importance des « normes ». Dans chacune de nos études, nous avons constaté une prise de conscience de la nécessité de remettre en cause les représentations sur le besoin de voyager, le besoin de disposer de lieux d’achats diversifiés ou le besoin de se rendre au travail. Ces conceptions ne dépendent pas de choix individuels, mais plutôt d’une négociation entre différents acteurs de la société, entreprises et gouvernement, à propos de ce qui est attendu ou considéré comme normal pour une activité en particulier. Certaines règles sont formalisées, comme celles liées au confinement, mais d’autres sont informelles et touchent à notre façon de vivre collectivement les situations et d’agir en fonction.
Il existe une série de travaux sur la façon de comprendre les ruptures, hors du champ des recherches sur le transport mais pertinente sur ces questions 2. Le sociologue Hendrik Vollmer en a fait la synthèse en 2013 dans un livre sur « la sociologie des catastrophes, des ruptures et des transformations sociales », où il suggérait que ce qui était remis en cause était « la coordination des activités et des attentes » au sein d’une entité collective 3. Cela fait écho à nos résultats et résonne particulièrement avec l’expérience vécue de l’interdiction des déplacements et du lent relâchement des restrictions aboutissant à une « nouvelle normalité ». Si l’expression « nouvelle normalité » est déjà éculée et sans doute peu utile (nous y reviendrons plus bas), l’important dans cette façon de présenter les choses est la création de nouvelles attentes ou normes concernant ce que nous devrions faire et les moyens que nous pouvons mettre en œuvre pour y arriver.
Dans les médias, la plupart des reportages sur l’impact du Covid-19 dans les transports ont montré des routes, des bus et des trains vides, ou des aéroports à l’arrêt. Combien de temps le trafic mettra-t-il pour reprendre, et dépassera-t-il son niveau pré-Covid, selon ce qui a été baptisé « l’effet Wuhan » 4 ? Ces reportages passent à côté de l’essentiel : le transport est une demande dérivée. Ainsi, si nous voulons comprendre l’évolution à venir des déplacements, nous devons nous intéresser aux transformations de nos activités et réfléchir aux relations entre accessibilité physique et accessibilité virtuelle. Ce type d’approche met en évidence des transformations beaucoup plus fondamentales dans les normes et les pratiques. Si nous prenons l’exemple du télétravail, qui a concerné près de 40 % de la main-d’œuvre au Royaume-Uni, on voit que les normes ont connu une transformation radicale durant la crise 5. Du jour au lendemain, les missions qui devaient, selon une obligation contractuelle, auparavant être effectuées au bureau ont dû être réalisées à la maison. Les ateliers et les séminaires pour lesquels les gens se déplaçaient ont été transférés sur des plateformes en ligne. La valorisation habituelle des déplacements a été remplacée, pour le moment, par la reconnaissance de l’importance d’éviter tout trajet dans la mesure du possible. Le présentéisme et le scepticisme quant au télétravail ont laissé la place à de nouvelles façons d’interagir et de montrer sa valeur. Je ne prétends pas ici que le travail à distance serait meilleur que le présentiel ; le télétravail peut être source de difficultés et d’injustices. Mais il s’avère par certains aspects plus inclusif, et les bénéfices de l’absence de déplacement ont été reconnus, tant au plan individuel que sociétal. Il ne fait aucun doute que les normes ont changé et on imagine mal aujourd’hui un retour radical aux anciennes habitudes. Ce qui a été dit ne peut être effacé et on ne peut pas faire un trait sur ce que les gens ont vécu. Ce ne sera pas seulement l’impact immédiat de ces transformations qui comptera lorsque les restrictions seront levées, mais aussi ce qu’il adviendra de l’organisation des entreprises et des espaces de bureau dans les centres-villes. Si moins de travailleurs doivent être réunis sur un site, il s’ensuivra une réduction des effectifs qui mènera à une restructuration de l’industrie de l’alimentation et des services, qui s’organisera sur de nouvelles bases 6. La conséquence pourrait être le recours à des ressources plus locales ; il y aurait alors une transformation des activités économiques sur place, et de nouvelles façons de faire pourraient émerger au sein de communautés plus localisées.
Le monde du travail n’est pas le seul à avoir été transformé. Le shopping n’est plus ce qu’il était et restera une expérience un peu étrange tant qu’il n’existera pas de vaccin ou de traitement au Covid-19. Les restrictions ont contribué à accélérer et à diffuser la pratique des achats en ligne pour une gamme de produits toujours plus importante. Les magasins locaux sont également passés à l’activité en ligne, sur la base de la livraison à domicile ou du click-and-collect, adoptant ainsi des approches plus locales qui, à certains égards, nous font revenir des décennies en arrière. Si l’envie de se rendre dans les magasins ne va pas disparaître du jour au lendemain, la généralisation des achats en ligne sera durable et alimentera la reconfiguration permanente des rues commerçantes, avec une mise à l’écart des enseignes de vente au détail.
Si je me suis concentré ici sur les activités et les normes, je ne saurais négliger les transports et la possibilité qu’une longue période d’invitation à ne pas utiliser les transports publics pousse les gens à trouver d’autres façons de répondre à leurs besoins. Parallèlement, un gros effort a été fait pour accorder davantage d’espace aux cyclistes et aux piétons, avec en retour des changements notables dans l’usage du vélo 7. Indéniablement, nombreux sont ceux qui ont ainsi pu prendre connaissance des activités accessibles à pied ou en vélo facilement et en toute sécurité dans leur quartier.
Alors, est-ce là la « nouvelle normalité » ? Cette expression n’est d’aucun secours, car elle part du principe que nous passerions d’un état sociétal stable à un autre ; les seuls états possibles seraient donc l’immobilité ou le changement. Comme le suggéraient nos recherches précédentes, les ruptures, plus ou moins importantes, font partie intégrante du quotidien. Nos activités, les lieux où elles se déroulent, nos façons de nous déplacer sont en perpétuelle transformation. Nous ne pouvons pas revenir à la situation du début de l’année 2020 et nous ne le ferons pas.
Cependant, il est tout aussi impossible d’effacer l’histoire et de donner trop de poids aux réactions qui ont accompagné la pandémie. L’emplacement des logements par rapport au travail, les pans importants de l’économie qui nécessitent une coprésence physique, notre désir de se rencontrer, de faire la fête, d’assister à du sport ou à des performances artistiques, de prendre part à des activités collectives, tout cela ne changera que lentement. Ces pratiques se sont construites sur plusieurs siècles et il serait naïf de s’attendre à une métamorphose radicale. Les réactions face à la pandémie de Covid-19 sont une des nombreuses transformations du fonctionnement de la société dont il est possible de tirer parti pour façonner le changement. Toutefois, si nous voulons prendre au sérieux l’impératif climatique, nous devons nous assurer que l’intérêt de vivre en proximité, de voyager moins et d’avoir recours au virtuel influence davantage, et plus vite, nos comportements futurs.
Je voudrais conclure par deux réflexions qui incitent à se montrer prudent quant à un retour à la normale et qui invitent à aborder de telles approches de façon déterminée et mûrement réfléchie. À l’époque de notre recherche « Disruption », le récit sur la nécessité de faire redémarrer l’économie après la crise financière de 2008 dominait les débats politiques. Les implications pratiques et politiques de nos travaux sur les possibilités de voyager moins n’étaient pas compatibles avec ce discours. Notre étude n’entrait pas non plus dans les attendus des revues académiques, où l’idée que les ruptures étaient perceptibles, et utiles pour penser la réduction des émissions de carbone, a été rejetée à plusieurs reprises. Les récits sont puissants ; pourtant ils changent vite. Les gouvernements seront prompts à tenter de minimiser toute réflexion sur les expériences douloureuses et électoralement dommageables comme le Covid-19, et ils se concentreront sur le redressement. Précédemment, cela a pris la forme d’une insistance à « faire reprendre l’économie » ou à voyager plus, que cela ait réellement ou non un effet sur la croissance. Il est possible que l’on reprenne le même chemin. Face à ce risque, il est donc politiquement urgent, dans une perspective comportementale, de chercher à maximiser les bénéfices de ce genre de ruptures. Je crois que ce qui fera la différence entre les deux dépendra fortement de l’organisation et de la persévérance de la coalition défendant ce virage politique, face à ceux qui plaident pour des sorties de crise différentes, davantage axées sur les mobilités et moins progressistes.
1 Marsden, G., Anable, J., Chatterton, T., Docherty, I., Faulconbridge, J., Murray, L., Roby, H. and Shires, J., « Studying disruptive events: innovations in behaviour, opportunities for lower carbon transport policy? », Transport Policy, 2020, 94, p. 89-101. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0967070X20303012?via%3Dihub
2 Graham, S. et Thrift, N., « Out of order », Theory, Culture & Society, 2007, 24, p. 1-25.
3 Vollmar, H., The Sociology of Disruption, Disaster and Social Change ; Punctuated Cooperation, Cambridge University Press, 2013.
4 https://decarbon8.org.uk/the-wuhan-effect/
5 ONS, Coronavirus and the social impacts on Great Britain, 19 juin 2020. https://www.ons.gov.uk/peoplepopulationandcommunity/healthandsocialcare/healthandwellbeing/bulletins/coronavirusandthesocialimpactsongreatbritain/19june2020
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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