« Il faut un choc majeur d’offres de transports en commun et de contraintes sur la voiture pour réduire de 60% nos émissions d’ici 10 ans »
Réduire de 60% nos émissions de CO2 d’ici 10 ans, comme le prévoit le Parlement européen, oblige à un report modal massif comme jamais nous n’en avons connu. Jean Coldefy précise les implications d’un tel objectif, qui oblige à un choc d’offres de transports en commun et de contraintes sur l’usage de la voiture. Financer un tel programme suppose une révolution dans la tarification de la mobilité. Les responsables politiques en ont-ils conscience et comment embarqueront-ils les citoyens pour ce faire ?
Pour contenir le réchauffement climatique à +1.5° C, il nous faut d’ici 10 ans réduire de 60% nos émissions de CO2, nouvel objectif fixé tout récemment par le Parlement européen. Les mobilités sont en France le premier poste d’émissions, la voiture en représente la moitié et, au sein de ces émissions, celles des déplacements pour accéder aux agglomérations occupent la plus large part. Depuis 20 ans, les dynamiques économiques métropolitaines, la perte de substance industrielle dans les autres territoires et la multiplication par trois des prix de l’immobilier dans les grandes agglomérations ont induit une désynchronisation entre lieu de travail et habitat. L’offre de TER n’a malheureusement pas suivi cette dynamique territoriale, et avec un urbanisme d’éparpillement, ceci a grandement favorisé l’usage de la voiture pour accéder aux emplois des agglomérations. Ces flux représentent la moitié des émissions de la mobilité des aires urbaines, tandis que les déplacements dans les centres urbains ne pèsent que 2%, la part restante étant celle au sein des premières couronnes et du périurbain.
[[{"type":"media","fid":"4402","attributes":{"typeof":"foaf:Image","width":"1024","height":"451","alt":""},"view_mode":"default"}]] Source J Coldefy d’après données CEREMA DEEM / ENTD
Les leviers pour diminuer les émissions de CO2
Pour baisser ces émissions, il y a trois moyens possibles : réduire les émissions des véhicules, diminuer les distances parcourues, basculer de la voiture individuelle vers les transports partagés – ce que l’on appelle le report modal.
[[{"type":"media","fid":"4403","attributes":{"typeof":"foaf:Image","width":"1500","height":"320","alt":""},"view_mode":"default"}]] Source J Coldefy
- Diminuer les émissions des véhicules
C’est l’enjeu de la voiture électrique. En France, elle a le potentiel de diviser par 4 les émissions de CO2 attribuées à la voiture, compte tenu du mix énergétique largement décarboné. La difficulté réside dans la vitesse de son déploiement d’une part et dans son coût d’autre part, ce dernier ne devant être équivalent à celui d’une voiture thermique qu’en 2025. Or, une voiture thermique achetée en 2020 sera encore là en 2035, et il est estimé dans ces conditions que d’ici 2030, dans le meilleur des cas, la voiture électrique ne contribuera qu’à hauteur de 20% à la réduction des émissions de CO2 de la mobilité.
- Diminuer les distances parcourues
C’est organiser les espaces pour limiter l’usage de la voiture et la consommation d’espace qu’elle induit. Cela implique un aménagement du territoire qui se fonde sur une proximité assurée non pas par la vitesse, mais par les distances. L’aménagement doit ainsi favoriser la marche et le vélo pour les déplacements de proximité et les transports en commun pour les déplacements longs (les trajets domicile/travail pour l’essentiel). C’est indispensable, mais cela produira ses effets dans 30 ans. Diminuer les distances parcourues, c’est aussi organiser différemment les activités, par exemple à travers le développement du télétravail – des études montrent cependant que les télétravailleurs ne sont pas forcément ceux qui se déplacent le moins[^1]. Il faudra analyser dans la durée comment la crise de la Covid-19 impactera durablement ou pas la fréquence et la distance de nos déplacements.
L’histoire nous montre que les distances parcourues en France sont stables depuis 20 ans : 45 km/j/hab. Si la voiture électrique n’assure que 20% de réduction des émissions d’ici 10 ans et qu’il y a peu de chance que les distances parcourues baissent significativement, il faudra pour tenir que le report modal assure un transfert de la voiture vers des transports partagées de 50%. C’est considérable, surtout lorsque l’on sait que la part kilométrique de la voiture est quasi stable depuis 30 ans à 80%, et ce malgré 75 milliards d’euros investis dans les transports en communs urbains et dans le TGV (source CTN / SDES).
[[{"type":"media","fid":"4411","attributes":{"typeof":"foaf:Image","width":"1186","height":"644","alt":""},"view_mode":"default"}]] Évolution des passagers x km / habitant 1960 – 2017 (Aurélien Bigo[^2]) et PIB / hab (J Coldefy)
Le report modal au cœur du dispositif de décarbonation de la mobilité
- Développer les liaisons périphéries / métropole
Le levier du report modal sera donc le cœur de la transition énergétique. Il faut porter l’effort de la décennie qui s’ouvre sur les liens entre les périphéries et les zones d’emplois des métropoles, donc bien au-delà des hypercentres.
Favoriser le vélo sera-t-il suffisant ? Le vélo coche toutes les cases de la mobilité urbaine : il va plus vite que la voiture en heures de pointe, il occupe 3 fois moins d’espace et n’émet pas de GES. Pour finir il est économe en fonds publics. Malgré ces atouts indéniables, le principal défaut du vélo est sa portée. Les flux de voitures entrants dans les agglomérations pèsent 50% des émissions des agglomérations (voir figure 1), et ces déplacements peuvent difficilement être réalisés à vélo. Strasbourg, Copenhague et Amsterdam, les villes championnes du vélo, comptent jusqu’à 10 fois plus de part de déplacements à vélo qu’à Lyon. En revanche, la part de la voiture est plus forte dans ces villes qu’à Lyon, où la part du transport en commun est plus élevée. Les villes où le vélo est très développé sont également celles où l’on marche le moins. L’efficacité du vélo sur le report modal est une thèse qui n’est pas vérifiée en ville dans les proportions imaginées par ses supporters. C’est donc surtout dans les territoires au-delà des boulevards périphériques des grandes agglomérations qu’il faudrait développer les pistes cyclables pour des déplacements jusqu’à 5-10 km (avec le VAE), pour lesquels la marche à pied est plus difficile parce que les distances à parcourir plus élevées. C'est aussi une combinaison vélo + transport en commun qu'il faudra rechercher pour faire baisser l’usage de la voiture, en déployant massivement des parcs-relais vélos pour accéder aux cars, tramways, métros.
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Pour faire face à l’enjeu des liaisons périphéries / métropole, il faut déployer un package mobilité comprenant :
- des parcs-relais très en amont des métropoles, combinés à des services de cars express hautes fréquences (toutes les 2 minutes en heures de pointe par exemple) sur voies réservées assurant le lien périphérie/centre. Ces parcs-relais doivent accueillir des vélos et des voitures en nombre suffisant. Il faudrait les multiplier par 40 en les étendant bien au-delà des centres urbains, l’offre actuelle étant totalement indigente (il existe par exemple 30 000 places de parcs-relais en Île-de-France pour 3 millions de véhicules en circulation chaque jour). Voilà pourquoi des centaines de milliers de voitures entrent chaque jour dans les métropoles (1 million dans Paris, 250 000 dans la métropole de Lyon).
- des outils numériques (Mobility as a Service – MaaS) permettant de limiter le coût temporel pour l’usager de l’intermodalité en permettant de passer d’un mode à l’autre de manière simple. Il faudra également développer de nouvelles offres avec une tarification adaptée et enfin de connaître finement la demande de mobilité[^3]. Ces outils doivent aussi assurer la priorité aux carrefours à feux des transports en commun et une gestion optimisée des trafics.
Avec ce dispositif, le citoyen pourra économiser du temps et de l’argent de l’ordre de 10h et de 200 € par mois pour ceux réalisant 100 km chaque jour pour aller travailler.
[[{"type":"media","fid":"4408","attributes":{"typeof":"foaf:Image","width":"1465","height":"749","alt":""},"view_mode":"default"}]] Source J Coldefy
- Déployer des solutions alternatives à la voiture ne fonctionne pas sans contrainte
L’histoire montre que sans contrainte, l’usage de la voiture ne recule pas. L’arrivée d’élus écologistes qui placent la lutte contre le réchauffement en haut de l’agenda va à l’évidence accroître ces contraintes. Elles sont aujourd’hui parfois mal ciblées (dans les hypercentres) et arrivent avant les alternatives, ce qui risque fort de miner la cohésion sociale et territoriale et de réamorcer une crise des Gilets jaunes. Ces contraintes devraient être de trois ordres :
- Sur l’allocation d’espace public en zones denses et donc sur les vitesses de déplacement en voiture ;
- Sur l’urbanisation, afin de densifier les bourgs des couronnes périurbaines et de favoriser l’usage des transports en commun, avec par exemple l’interdiction de toute urbanisation éloignée de plus d’un à deux km d’une gare comme Copenhague l’a fait il y a 50 ans ;
- Sur la tarification. Il faut augmenter le coût d’usage de la voiture dans les grandes agglomérations, et ce d’autant plus qu’avec l’électrification, celui-ci sera ramené au niveau des transports publics : 0,1 €/km. Sans régulation, l’usage de la voiture augmentera, avec bientôt des bouchons de voitures propres ! Quand l’urbanisme ne peut gérer la mobilité autrement que par la voiture, ce qui est le cas aujourd’hui dans notre pays, c’est en zones denses, par les prix, qu’il faut en limiter l’usage excessif.
Un programme de mobilité plus ambitieux que jamais est nécessaire
- Dégager des ressources pour financer la décarbonation de la mobilité
Réaliser un tel programme en 10 ans et non en 30 suppose des ressources complémentaires. Au vu du niveau actuel des impôts sur les particuliers et les entreprises, il semble inéluctable de tarifer l’usage de la route pour accéder aux grandes agglomérations, ce alors que l’électrification des véhicules va entraîner une perte fiscale de la TICPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques). Cette tarification doit se faire une fois les alternatives en place, en exonérant ou compensant les plus faibles de la mesure, et avec une affectation à 100% des recettes vers un programme précis de mobilité. Elle devrait être faible (1 à 2 €/j) et uniquement les jours ouvrés, hors périodes de vacances scolaires.
Par ailleurs, le déploiement d’outils ITS (Intelligent Transport Systems) comme le MaaS permettra demain de tarifer la mobilité à l’usage, dans une optique de recouvrer un R/D (recettes commerciales/dépenses d’exploitation) de 50% dans les transports en communs (ce qui est le cas à Lyon et dans les autres pays d’Europe), donc 2 fois supérieur au ratio actuel de 25%, afin de disposer des capacités d’investissement. Les options possibles sont nombreuses et sont à évaluer selon les territoires : passage d’une tarification basée sur le quotient familial et introduction d’une tarification à la distance, maintien de l’abonnement pour les seuls trajets domicile/travail et paiement à la distance pour les autres déplacements, modulation selon l’heure de pointe (qui génère de forts surcoûts dans les transports en commun), tarification selon la qualité de service du mode, notamment la vitesse, etc. Les outils MaaS permettent une grande flexibilité et ouvrent des opportunités qu’il convient de saisir.
- Mettre en place une nouvelle gouvernance
Réaliser ce programme suppose une gouvernance à l’échelle de l’aire urbaine et donc une coordination entre régions et métropoles, voire l’État et les conseils départementaux pour les voiries. À ce titre, un transfert de toutes les routes nationales aux régions et métropoles sur leur territoire faciliterait grandement la réalisation rapide du programme. Il peut en être de même pour les routes départementales stratégiques nécessaires à la réalisation de voies réservées. Cette nouvelle gouvernance devra décider du programme de mobilité, de son financement et des affectations des ressources. C’est ce que pratiquent les territoires du Nord de l’Europe depuis 30 ans.
Les responsables politiques ne mesurent sans doute pas les implications d’une réduction de 60% des émissions de CO2 d’ici 10 ans : jamais dans les 20 dernières années nous n’avons réussi à faire baisser les distances journalières parcourues, ni la part modale de la voiture. Si l’on prend au sérieux ces objectifs politiques, et sauf à renoncer à s’occuper du réchauffement climatique, il faudra réduire comme jamais l’usage de la voiture dans l’accès aux grandes villes, de l’ordre de 50%, grâce à un choc massif d’offre de transports en commun et de contraintes sur la voiture. Les politiques iront-ils, au-delà des vœux pieux, jusqu’à mettre en œuvre un tel programme et convaincre les citoyens pour qu’ils l’acceptent ?
<!-- Notes -->[^1]: À ce sujet, voir l’Enquête nationale Mobilité et modes de vie https://fr.forumviesmobiles.org/projet/2019/01/07/enquete-nationale-mobilite-et-modes-vie-12796 [^2]: Voir aussi l’article d’Aurélien Bigo, « La Stratégie nationale bas-carbone peut-elle faire l’économie d’un ralentissement des mobilités » https://fr.forumviesmobiles.org/mobilithese/2020/06/18/strategie-nationale-bas-carbone-peut-faire-leconomie-dun-ralentissement-des-mobilites-13345 [^3]: Voir à ce sujet les travaux de l’Observatoire numérique des mobilités.
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