Se mouvoir, s’arrêter, s’afficher dans l’espace public : les stratégies de mobilité des Algéroises
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Bien que l’espace urbain algérien soit régi par les normes de genre, les femmes sont bien présentes et leurs pratiques de l’espace public sont en constante évolution. Loin des clichés qui les cantonnent à l’espace domestique, leur usage de la ville est complexe : un équilibre permanent entre la nécessité de rendre des comptes à un ordre patriarcal très marqué et une liberté de plus en plus affirmée. Les femmes sont présentes et évoluent dans la ville au quotidien selon des règles tacites et souvent invisibles. Dans une quête permanente de liberté, nombre d’entre elles mettent en place des stratégies d’évitement et des mécanismes d’appropriation de l’espace qui, tout en se conformant aux attentes de la société, permettent de les subvertir. Palier par palier, du foyer au centre-ville, adaptant leur identité aux normes mouvantes des lieux où elles évoluent, elles accèdent ainsi à la ville, tantôt sans remettre en question les codes de la société et tantôt en les bousculant. Photographies de Khadidja Markemal.
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Cet article accompagne l'exposition photographique en ligne Artistic Lab : « La mobilité des femmes, Alger comme terrain de jeu », réalisée par la sociologue Khadidja Boussaïd et la photographe Khadidja Markemal. <br /><br />
Introduction
La question de la mobilité des femmes dans les villes algériennes, et notamment l’évolution de leur rapport aux espaces publics, n’a jusqu’ici pas été l’objet d’une attention particulière des chercheurs en études urbaines. Diverses raisons expliquent cette lacune : tout d’abord les « pesanteurs », d’ordre sociologique et culturel, qui tiennent au statut de la femme dans les sociétés traditionnelles maghrébines ; ensuite l’effet d’oblitération inconsciente de la question du genre dans la littérature spécialisée internationale qui faisait de l’acteur urbain un usager générique, et en quelque sorte asexué, de la ville ; enfin et surtout, la domination sans partage de la gent masculine dans la production du savoir scientifique sur l’urbain jusqu’à une date récente. <br /><br />
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Élaborées avant le surgissement du mouvement de contestation politique dit du « 22 février 2019 », le Hirak, les recherches aux fondements de cet article permettent de comprendre et de saisir la dimension profonde des bouleversements dans le rapport des Algéroises, à la fois à l’espace public comme espace de libération de la parole démocratique et aux espaces publics comme espaces de circulation, de mouvement et de déplacement des individus. <br /><br />
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Un point sur la mobilité des femmes dans le monde arabe
Jusqu’à la publication de l’enquête dirigée par Aline Delatte en 2018[^1], « on en [savait] peu sur les tendances de la mobilité dans la région MENA[^2], et encore moins sur les comportements de déplacement des femmes, les données étant rarement ventilées par sexe[^3] ». Pourtant, le genre est un facteur internationalement reconnu comme influant sur les mobilités, autant que l’âge, le statut professionnel et d’autres facteurs socio-économiques[^4].
Cette contrainte du genre sur les déplacements apparaît même plus fortement dans les pays de la région MENA qu’ailleurs, avec des nuances notables entre les pays d’Afrique du Nord et ceux du Moyen-Orient. Un indicateur particulièrement révélateur peut être trouvé dans l’analyse des systèmes de transports publics dans ces pays menée par Aline Delatte. Par-delà les carences dans l’offre de transport et leur impact sur les femmes, les attitudes des usagères vis-à-vis de la mise en place ou non de services de transports publics réservés aux femmes apparaissent comme un reflet de la demande ou non d’inclusion à l’espace public. Celui-ci étant par définition un espace de mixité, de « mélange » avec les hommes, cette analyse des attentes des femmes en termes de mixité permet de traduire en quelque sorte l’acceptation ou non d’une sous-citoyenneté urbaine.
Les opinions des femmes interrogées dans l’étude d’Aline Delatte se partagent en trois catégories : Une attitude favorable à la séparation, qui rassemble les femmes de Muscat et, paradoxalement, de Beyrouth ; une attitude de séparation générationnelle, à Amman, où les femmes plus âgées jugent sécurisants les espaces réservés dans les transports ; enfin, une attitude de rejet de la séparation, que l’on retrouve à Casablanca et à Alger, où « les femmes mettent en garde contre l’impact négatif à long terme que le développement de solutions de transport propres aux femmes pourrait avoir sur leur inclusion sociale[^5] ». Il apparaît donc que, malgré les problèmes de harcèlement sexuel vécus dans les transports en commun, les femmes maghrébines enquêtées considèrent l’accès à ces derniers, espaces publics fermés mais mobiles, comme un facteur d’égalité, sinon de parité, dans la consommation de l’espace public[^6].
Pourtant, les travaux menés sur la ville d’Alger insistent sur le poids considérable des contraintes culturelles dans l’accès à la ville : la Zanqa, la rue, est l’espace des hommes[^7], venant s’opposer à un dedans, la Horma, l’espace intime réservé aux femmes[^8]. Dans la mesure où, comme le souligne Bourdieu, il existe « une corporéité du masculin et du féminin régie par deux mouvements, celui du dedans et celui du dehors », toute la question se résume dans le « franchissement des seuils qui séparent le dedans du dehors[^9] », c’est-à-dire le foyer de la ville, les femmes des hommes.
Ces seuils sont essentiellement « des seuils virtuels qui dessinent les frontières entre le privé (le dedans, l’intime) et l’espace public (le dehors, la mixité) » qui régissent les comportements de déplacement des femmes[^10]. Les travaux menés sur ces questions insistent sur la géométrie variable de la Horma, qui définit les espaces dans lesquels les femmes ont le droit d’évoluer. Kaddour Zouilai nous explique ainsi que si la maison est par excellence le lieu de l’intimité et de l’inviolabilité, illustrant son propos par l’adage algérois « une maison sans skiffa[^11] est une femme nue », selon lui, « le quartier peut devenir, dans un certain sens, un espace également intime, un “village dans la ville”, et par là même, bien que de manière moins farouche que la maison, sacralisé lui aussi ». Il ajoute qu’« il ne serait pas exagéré de dire que sa défense institue une inquisition pour le moins policière », soulignant le rôle que jouent les Ouled el Houma (les enfants du quartier) dans sa surveillance[^12]. Les femmes sont ainsi constamment dans une posture où elles ont à négocier le franchissement de seuils en gigogne, emboîtés – le seuil du foyer, puis celui de la rue, puis celui du quartier, etc. –, qui nécessitent l’utilisation de ressources symboliques et de comportements différents. <br /><br />
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La motilité des femmes[^13] dans le contexte algérois est un processus permanent de renforcement de leurs potentialités de mobilité par l’utilisation et, souvent, la subversion de registres d’actions, de dispositifs matériels (comme l’habillement) et de ressources immatérielles (comme les réseaux sociaux) pour construire leur modernité mobile tout en respectant de façon formelle les injonctions impératives de la Tradition. Cette dernière est notamment représentée par les « contrôleurs », les hommes auxquels « appartient » la femme par le truchement de la parenté ou du mariage (mari, père, cousin, fils…) et qui exercent un contrôle permanent, et par les Ouled el Houma (les enfants du quartier) qui exercent ce que l’on pourrait appeler un contrôle de proximité.
L’accès à la ville contre les enfermements
Dans sa thèse, Khadidja Boussaïd s’est intéressée aux différences de mobilité chez les Algérois et les Algéroises, notamment sous l’angle de leurs rapports respectifs à l’espace. Elle met en évidence, d’une part, une mobilité locale chez les hommes caractérisée par l’appropriation du quartier vécu comme lieu d’identité et de communauté (la Houma), avec un attachement important au lieu de résidence comme lieu de socialisation. D’autre part, elle note que les femmes attendent de la ville qu’elle leur offre « l’anonymat et la construction d’une identité plus expressive et libérée »[^14]. Alors qu’une abondante littérature grise sur le relogement des populations pauvres d’Alger et sur les villes nouvelles de Sidi Abdallah (Alger) et Ali Mendjeli (Constantine) met en évidence les processus de territorialisation « masculine » en œuvre dans les nouveaux quartiers, de son côté, le travail de Khadidja Boussaïd montre comment les nouvelles cités d’habitat collectif sont pour les femmes des lieux de passage, au sein desquels les itinéraires sont précis et bien visibles, tandis qu’ils sont pour les jeunes hommes des espaces d’occupation diurne et nocturne permanente.
Ses recherches mettent au jour l’existence d’un effet inattendu : la délocalisation des pratiques sociales des femmes en dehors des quartiers de résidence. En faisant leurs courses en dehors du quartier par exemple, elles bénéficient de l’anonymat qu’apportent les nouveaux centres commerciaux, plus attractifs car à la fois plus sûrs et éloignés de la surveillance des Ouled El Houma.
Pour les femmes, il s’agit avant tout de négocier leur mouvement de l’espace domestique vers l’espace public, et cette négociation se déroule essentiellement au sein de la famille. Les femmes sont beaucoup plus prisonnières de leurs domiciles que les hommes, qui ont la ville dans son entièreté pour théâtre d’action et dont la sociabilité est faite de liens forts (les amis proches) comme de liens faibles (les simples connaissances)[^15]. Les femmes algéroises sont en quête d’une identité urbaine à contre-courant de la norme qui les enserre dans l’espace privé ou à proximité de la résidence, afin de profiter comme les hommes des réseaux extérieurs aux quartiers de résidence. Ces réseaux « dé-spatialisés », qui fonctionnent en dehors des quartiers de résidence, ont certes une existence virtuelle pour certaines catégories de femmes – notamment les célibataires avec les réseaux sociaux –, mais les réseaux physiques restent jusqu’ici l’apanage des hommes. Ce qui est recherché par les femmes des pays du Maghreb, c’est donc ce « partage de l’espace et d’une relative mixité, qui tantôt avance et tantôt recule, et qui montre que les inégalités spatiales persistent entre les genres[^16] ». <br /><br />
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Ce mouvement vers la ville s’accompagne, comme le souligne Maroua Kennouche, qui travaille sur les cités de relogement[^17], de la mise en œuvre d’un travail de « grignotage » des espaces publics qui leur sont chichement concédés dans les nouvelles cités, comme les abords des écoles primaires ou les espaces commerciaux. Cela se fait notamment par le truchement de la légitimité qu’apportent aux femmes les fonctions du care (accompagnement des enfants, entretien du foyer…). Dans les entretiens menés par Maroua Kennouche dans une cité périphérique d’Alger, le terme de « désert » est utilisé pour qualifier ce type de nouveaux quartiers, vécus par nombre d’habitants comme des « ghettos » caractérisés par une absence de sens urbain. Dans ces « lieux sans âme », la mobilisation des ressources matérielles et virtuelles permettant de sortir, de s’évader de la cité-prison, est pensée comme un acte de libération et d’accès à la citoyenneté urbaine.
Un attirail complexe de ruses et de stratégies de libération
Les divers travaux menés sur le sujet révèlent la complexité des stratégies construites par les femmes[^18]. Dans la mesure où leur propre visibilité est perçue par elles comme celle d’un corps en mouvement dont la présence est plus ou moins « légitime et légitimée »[^19], ces stratégies ont pour but de donner à la société en général ou à ce qui à leurs yeux la représente – leurs contrôleurs en particulier – les gages d’une utilisation légitime de leur liberté de déplacement, tout en mettant en œuvre bien souvent une subversion, c’est-à-dire un détournement des moyens et des ressources qu’offre la société. Samia Bentoudert a étudié ces stratégies chez les femmes d’Alger, chez qui ce souci de légitimation est permanent[^20]. Elle en a formalisé cinq :
La motorisation : « L’utilisation de la voiture permet à la femme d’être plus présente dans l’espace public et de consommer davantage les services de la ville. » Ce choix d’automobilité, comme le confirment certains entretiens, s’explique par la tendance de certains milieux sociaux à se « distancier de la foule », à s’extraire de la promiscuité des transports en commun (essentiellement les bus privés), quand bien sûr les conditions socio-économiques des ménages le permettent[^21]. Il est souvent aussi un choix fait par les « contrôleurs » : pères, frères ou maris financent l’achat du véhicule et s’en occupent abondamment. Samia Bentoudert constate ainsi que pour les contrôleurs, tant que la femme conduit, elle est autorisée à sortir pourvu qu’elle ne côtoie pas les hommes. La voiture lui évite d’être en contact physique avec autrui dans les transports en communs et, toujours selon ses contrôleurs, la met à l’abri des regards. L’habitacle de la voiture serait, dans cet esprit, une sorte de hidjeb (le voile) en métal, protégeant la Horma (dans le sens d’honneur) de la femme. <br /><br />
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Les choix vestimentaires : Il s’agit ici notamment, et surtout, du port du voile (hidjeb), comme facilitateur de l’accès à l’espace public dominé par les hommes. Samia Bentoudert compare le hidjeb à une « tenue de combat », censée éloigner les regards et rassurer les contrôleurs. Là aussi, les entretiens montrent qu’il ne s’agit pas d’un choix strictement féminin : la décision de porter le voile est souvent imposée par le contrôleur. Dans cette optique, « moins la femme est attirante, plus elle augmente ses chances d’accéder à l’espace public ; plus le hidjeb est large et sombre, plus la femme passe inaperçue ». Oblitérer le corps, le cacher, le réduire à une abstraction ambulante, telle semble être la logique du voilement.
Les nouvelles technologies de communication : Devenu une ressource essentielle de mobilité, le téléphone portable permet aussi le contrôle à distance de la mobilité quotidienne de la femme. Il devient le fil immatériel permettant au contrôleur de ne jamais perdre la trace de sa sœur, son épouse ou sa fille quand elle sort en ville. C’est pour cela que la femme « le prend ostensiblement avec elle pour rassurer ses contrôleurs et leur montrer qu’elle est joignable à tout moment […]. La femme doit toujours décrocher si on l’appelle et donner sa position, car dans le cas contraire ses contrôleurs vont lui interdire de se déplacer. » Il est un moyen de repousser les seuils et de tenir à distance ses contrôleurs.
L’accompagnement par une tierce personne : Dans la mesure où il est interdit à la femme de sortir seule en ville sans prétexte, elle peut être obligée de se lester d’un accompagnateur légitime (enfant, voisine, cousine, etc.) qui joue le rôle de « contrôleur délégué ». Il s’agit d’avoir un témoin qui voit qu’elle n’a rien à cacher, afin de « rassurer ses contrôleurs et préserver ce droit qu’ils considèrent comme un privilège ». Là encore, l’accompagnement se décide par une négociation dans le cadre de la famille.
La permission de sortie : La soumission formelle et codée à l’autorité des contrôleurs par le biais de la demande d’une « permission de sortie » dûment et explicitement formulée, notamment pour les femmes qui ne sont pas censées avoir des mobilités obligées comme accompagner les enfants à l’école ou aller au travail, fait partie du code tacite de la Horma, qui veut qu’une « fille de bonne famille » n’a pas à traîner dehors, surtout si elle n’a pas reçu l’accord explicite d’un contrôleur. <br /><br />
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Ces stratégies et combines que déploient les femmes dans leur quotidien s’inscrivent dans un contexte d’évolution du statut traditionnel de la femme, qui allie postures traditionnelles et conquête de nouveaux espaces. Khadidja Boussaïd identifie ainsi plusieurs leviers sociaux et dispositions mentales qui permettent la mise en œuvre des nouvelles pratiques de mobilité.
L’autonomisation : L’autonomie passe essentiellement par la scolarité et le niveau d’instruction, et donc par la possibilité de s’insérer dans le monde du travail, qu’il soit formel ou informel. Il s’agit principalement d’accéder à des ressources financières qui aident à la mobilité quelle qu’elle soit, mais aussi de justifier la présence dans la ville. À Alger et dans sa périphérie, les femmes ont pour la plupart une activité professionnelle et participent largement aux finances du foyer. Cela a favorisé leur autonomisation durant les dernières décennies, comme en témoigne notamment le développement d’un certain nombre de tiers-lieux (cafés, restaurants, lieux de divertissement, etc.) visant une clientèle féminine de plus en plus nombreuse.
L’asexualisation due à l’âge : Les jeunes filles qui n’ont pas encore atteint la puberté et, à l’autre bout de la chaîne, les femmes d’âge avancé sont considérées comme asexuées, mais participent à la mixité. Pour l’une comme pour l’autre, le corps n’est pas, ou plus, source de contrôle ou de conflit, mais leur présence impacte l’ambiance générale, dans la mesure où elle permet absorber les facteurs anxiogènes dans certains espaces publics. Le care : Pensées comme une extension des activités du domestique vers l’espace public, les fonctions de soin et d’accompagnement sont éminemment genrées. Elles permettent une présence forte et justifiée des femmes auprès de certains lieux comme les écoles.
Le capital relationnel : Les relations sociales qui se tissent en termes de réseaux (familial, amical, professionnel, associatif …) peuvent se transformer en une ressource pour les femmes pour acquérir plus de liberté, mais aussi de capacité de déplacement (elles permettent par exemple de pouvoir partager une voiture). Ce capital relationnel tend à rejoindre celui traditionnellement réservé aux hommes, c’est-à-dire un réseau non virtuel de liens forts et de liens faibles, à travers l’autonomisation et la captation de la ville et des tiers-lieux par les femmes.
La temporalité, en particulier religieuse : Certaines tranches du temps social sont sacralisées et offrent des opportunités particulières d’occupations des lieux et de déplacements. Durant le mois de Ramadan par exemple, les temporalités et les spatialités sont différentes, notamment chez les femmes, qui envahissent l’espace public de nuit pour la prière du Taraouih. La liberté acquise durant cette temporalité particulière par les jeunes femmes aux abords des mosquées est justifiée par la pratique religieuse, mais permet des moments de socialisation de toute sorte.
Conclusion
Contrairement à ce que laissaient penser certains clichés commodes, dus essentiellement à un manque d’attention apporté aux pratiques quotidiennes des acteurs, le rapport des Algériennes à l’espace public a évolué et continue d’évoluer, apportant un autre écho, d’autres explications moins masculo-centrées, aux rapports entre les hommes et les femmes à Alger.
Dans cet ordre d’idées, la participation active au Hirak durant l’année 2019 s’est inscrite pour beaucoup de femmes comme une séquence, exceptionnelle certes, mais qui prolonge une démarche déjà là, déjà activée dans la quotidienneté. Les analyses à chaud du mouvement[^22] montrent que cet épisode exceptionnel de la vie politique des Algériens est aussi et surtout un fait urbain, et qu’il est en soi une des ressources d’opportunité que les Algériennes ont mobilisé dans leurs stratégies de conquête de leur citoyenneté en tant qu’acteurs mobiles. S’il s’inscrit comme une sorte de point d’orgue en termes de mobilisation, le « Mouvement » n’a fait que révéler au grand jour les autres mouvements plus modestes, plus cachés, ceux ayant trait à la vie de tous les jours et dans laquelle les femmes déploient des prodiges de créativité et d’innovation.
Le rapport des femmes algériennes à l’espace public doit ainsi être lu et analysé comme procédant d’un profond mouvement de renouvellement de conception des rapports entre sexes dans la société algérienne. Ce qui apparaît de manière nette toutefois, ce n’est pas la disparition des limites et des seuils, matériels ou immatériels, qui jalonnent l’inclusion de la femme dans la cité et qui continuent à fonctionner comme référents, mais c’est le fait que la place de la femme dans la cité se négocie toujours exclusivement dans la sphère des « ayant-droit sur les femmes », donc dans la sphère domestique la plus basique : la famille, nucléaire ou étendue.
Il faut donc relativiser quelque peu l’optimisme manifesté « à chaud » par certaines observatrices du Hirak qui y voient les indices d’une révolution dans les pratiques sociales de l’Algérie « mouvementée » d’aujourd’hui. Sans nier le caractère exceptionnellement libérateur des marches et manifestations hebdomadaires pour les femmes, il ne faut pas oublier que, si la foule autorise beaucoup plus que dans le passé une certaine autonomisation des conduites féminines, dans la majorité des cas, les « contrôleurs » ne sont pas très loin dans cette même foule.
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[^1]: Voir l’étude dirigée Aline Delatte, 2018 : Report. “User-oriented public transport: a research project of Mena Centre For Transport Excellence, UITP, Dubaï, April 30, 2018, 82 p. et l’article qui en est issu : A. Delatte, T. Baouni, R. Belwal, L. Daou, D. Gourram, R. Imam, M. Safar Zitoun, A. Smadi., 2018 : “Understanding the needs of MENA public transport customers :culture of service and gender-responsive recommendations”, TeMA, Journal of Land Use Mobility and Environment. Special issue 1.2018: Urban Travel Behavior in the Middle East and North Africa, p. 7-31. [^2]: Moyen-Orient et Afrique du Nord. [^3]: Banque mondiale, 2011a, Delatte, 2018a. [^4]: Mary Crass ; Null & Rubnitz, 2018 ; etc. [^5]: Delatte, 2018a, p. 51. [^6]: Delatte, 2018a, p. 82. [^7]: Le terme Zanqa (la rue) traduit dans la langue vernaculaire algéroise cette connotation péjorative. [^8]: La Horma renvoie d’un côté à l’espace du foyer réservé aux femmes, de l’autre côté à la pudeur et à la respectabilité de celles-ci, liant ainsi étroitement le dedans du corps féminin à celui du foyer. [^9]: Samia Bentoudert, 2019. [^10]: Samia Bentoudert, 2019. [^11]: La skiffa est un vestibule juste derrière la porte d’entrée principale soustrayant l’intérieur aux regards extérieurs. [^12]: Zouilai, 1990. [^13]: C’est-à-dire leur potentialité de mobilité. Voir https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/motilite-451 [^14]: Jacqueline Coutras, « Territoires du quotidien et espaces sexuées, du voisinage résidentiel aux espaces d’anonymat », Strates, no 14, 2008, p. 3-4. [^15]: Voir à ce sujet Mark Granovetter, 1973. [^16]: Boussaïd, 2019. [^17]: Kennouche, 2019. [^18]: Voir les thèses de doctorat menées par Khadidja Boussaïd et Samia Bentoudert citées en bibliographie, ainsi que les vidéos d’Anne Jarrigeon, « Être une femme dans la ville, ou l’art de l’esquive » https://fr.forumviesmobiles.org/video/2019/06/18/etre-femme-dans-ville-ou-lart-lesquive-12987 ; « La mobilité des femmes, une liberté contrariée » https://fr.forumviesmobiles.org/video/2019/04/23/mobilite-des-femmes-liberte-contrariee-12937 ; « Le poids du quotidien : les femmes face à la mobilité » https://fr.forumviesmobiles.org/video/2019/04/23/poids-quotidien-femmes-face-mobilite-12938 [^19]: Laqueur, 1992. [^20]: Enquête par entretiens semi-directifs menée auprès d’un groupe de trente femmes de la commune périphérique de Draria, choisies en fonction de leur âge, de leur activité, de leur statut matrimonial et de leurs ressources de mobilité. [^21]: Le recensement de 2008 montre l’hyper motorisation des ménages vivant dans les quartiers huppés de la capitale, certes les moins bien servis par les transports en commun. Ce taux de motorisation est bien supérieur à ceux observés dans plusieurs pays dits « développés ». [^22]: Fabbiano, 2019 ; Djelloul, 2019.