Mobilithèse 06 Décembre 2021
Au sein de deux métiers mobiles – la recherche universitaire et le transport routier de marchandises –, des tensions émergent entre les normes mobilitaires contemporaines, la manière dont elles se traduisent en contrôle du travail et les idéaux professionnels. La thèse de Meike Brodersen s’appuie sur une étude ethnographique des temps et des espaces pour montrer comment les travailleurs résistent, s’attachent et s’adaptent à ces métiers en mouvement. Elle a reçu le prix Mobilithèse 2021 organisé par le Forum Vies Mobiles.
Prix Mobilithèse 2021
Titre de la thèse : Le travail de la mobilité, entre parkings et particules. Les espaces-temps du travail sous tension
Pays : Belgique
Université : Université Libre de Bruxelles
Date de soutenance : 2019
Directeur de recherche : Pierre Lannoy
Meike Brodersen – La thèse étudie les changements qui affectent les espaces et les temps du travail contemporain à partir des cas du transport routier de marchandises (TRM) pour compte d’autrui, où le travail consiste en la production de la mobilité, et de la recherche universitaire en physique expérimentale, où les mobilités internationales prennent depuis des années une place centrale dans la construction des carrières et des collectifs de travail. Ces deux métiers mobiles sont caractérisés par des identités, des représentations et des pratiques professionnelles marquées par une flexibilité spatio-temporelle, une aspiration à l’autonomie au travail et à l’engagement vocationnel. Des impératifs de mobilité et des nouveaux modes d’évaluation du travail et de mise en concurrence y changent la manière dont on est amené à s’engager au travail : d’un côté, contrôle des temps de travail et de route par tachygraphe digital, système logistique à flux tendu 1 et surveillance de flottes en direct ; de l’autre, injonction à la mobilité internationale, collaborations globalisées et évaluations quantifiées. La thèse défend l’espace-temps comme entrée privilégiée pour analyser les transformations en cours dans ces deux métiers et pour investiguer la réalité quotidienne d’emplois qui sont mobiles, dispersés et en partie digitalisés.
Meike Brodersen – La recherche s’appuie sur des observations in situ, des entretiens approfondis et des analyses textuelles. Un groupe de recherche bruxellois en physique expérimentale des hautes énergies a été observé pendant plusieurs années, y compris dans leurs voyages, leurs réunions et évènements de sociabilité. L’observation a été complétée par des entretiens semi-directifs avec des membres du groupe ainsi qu’avec des membres de leur réseau professionnel international. Les matériaux textuels produits par la collaboration pour son fonctionnement interne et sa communication vers l’extérieur – emails internes, présentations de projet, rapports et site internet – ont également été intégrés à l’analyse. Parallèlement, les travailleurs de plusieurs entreprises locales de transport routier ont été interrogés et accompagnés ; la participation aux évènements de mobilisation collective et des entretiens avec des représentants de syndicats ont fourni une entrée pour saisir les évolutions en cours dans le secteur.
Les résultats de ces deux terrains ont été systématiquement mis en dialogue. Cela a conduit à la mobilisation conjointe de littératures de sociologie des sciences, du travail et des mobilités, permettant de bénéficier d’une complémentarité émergeant d’objets d’étude diversifiés.
Meike Brodersen – Ces recherches montrent les tensions qui émergent des contradictions entre les aspirations professionnelles et les qualités associées au travail d’une part, et les modes de contrôle, d’évaluation, d’organisation et de rémunération du travail d’autre part. Dans le transport routier, l’identité professionnelle et la mobilisation au travail continuent d’être marquées par un discours qui valorise l’autonomie et la responsabilité individuelle, et cela en dépit du contrôle des temps de travail imposé par la législation européenne, la possible surveillance en direct par les employeurs et les donneurs d’ordre et le fait que les routes à emprunter sont désormais souvent imposées. Ce contrôle et la logistique en flux tendus réduisent sensiblement les marges d’action des chauffeurs et l’autonomie qui était autrefois considérée comme inhérente au travail de (« grand ») routier. La liberté et l’indépendance associées au travail de chauffeur indépendant contrastent avec la forte dépendance réelle vis-à-vis des grandes entreprises logistiques. Pour les chercheurs, l’injonction à la mobilité internationale, en conjonction avec la multiplication d’emplois précaires, non seulement entre en conflit avec leurs modes de vie et leurs trajectoires familiales, mais tend aussi à prendre le pas sur les aspirations professionnelles et les motivations premières à s’engager dans le métier. En physique expérimentale, de grands dispositifs expérimentaux s’appuient sur une organisation internationale qui nécessite une importante mobilité d’informations, d’objets et de personnes. À cela s’ajoute un discours dominant dans le monde universitaire qui valorise excellence, internationalité et mobilité, ainsi qu’une concurrence accrue entre chercheurs. Cette concurrence et les critères quantitatifs utilisés dans l’évaluation des chercheurs (publications, mobilités, financements obtenus) contrastent avec des conceptions du métier largement fondées sur la valorisation de la liberté créative et l’autonomie dans l’exécution du travail. Ainsi, pour les plus jeunes chercheurs il peut paraître décourageant de voir la carrière mener à des activités de gestion qui s’éloignent de plus en plus de ce qu’ils considèrent comme étant le cœur du travail.
Ces deux mondes partagent une valorisation de la mobilité et une différenciation sociale en fonction de la capacité à en faire les preuves : dans le transport routier, le transport de long cours et le travail indépendant sont tenus en estime car considérés comme des marques anciennes de la noblesse du métier, qui se distingue ainsi des métiers sédentaires du secteur et de la livraison. Depuis que le « cabotage » 2 à l’échelle européenne facilite une concurrence internationale avec des conditions de travail peu favorables pour les chauffeurs venus souvent d’Europe de l’Est par le biais de la sous-traitance, cette hiérarchie symbolique est menacée et certains chauffeurs observent un déclassement professionnel plus généralisé, quelles que soient les nationalités. Dans la recherche, les acteurs s’accordent sur l’idée que faire les preuves d’une mobilité internationale et interinstitutionnelle participe au capital culturel indispensable dans la discipline et est l’une des conditions incontournables pour rester dans le métier. Des normes néolibérales de concurrence interindividuelle se confondent ainsi avec des imaginaires ancrés dans la discipline et qui valorisent l’autonomie, l’aventure et la collaboration à l’internationale.
Face à cela, chercheurs et chauffeurs mettent en place de nouvelles manières de produire ces mobilités. Dans cette production sociale et située, mobilités et immobilités sont interdépendantes : pour les physiciens, par exemple, le groupe de recherche local sert de base à leurs multiples déplacements. Le personnel fixe compense les externalités de la mobilité des autres, en assurant l’accueil des doctorants et post doctorants venus de l’étrangers par exemple, et c’est au sein du groupe que se transmettent les habitus du voyage professionnel : les déplacements sont organisés en commun, les expériences en sont partagées en réunion. Des rituels partagés permettent de construire conjointement et continuellement le groupe et l’espace local. Dans un même temps, l’injonction aux mobilités internationales professionnelles et résidentielles participe des rapports hiérarchiques et intergénérationnels dans le groupe de recherche, avec des chercheurs expérimentés qui, n’ayant pas fait eux-mêmes l’expérience des mêmes conditions, intègrent cette norme à leur activité d’encadrement et leurs stratégies de réseau. Pour les chauffeurs routiers, c’est habiter l’intérieur de la cabine qui est devenu un enjeu d’autant plus important que le choix des espaces de passage et de pause est limité par les contraintes temporelles. Avoir « son » camion est alors particulièrement désirable pour les salariés aussi bien que pour les indépendants.
La place changeante de la mobilité donne lieu à des stratégies d’adaptation et de contournement, mais aussi de résistance. Les chercheurs trouvent des arrangements complexes en vivant de manière multi-locale, y compris en famille, pour répondre à la nécessité de concilier carrière mobile et vie de famille. C’est le cas de Stephan, qui, dans le cadre de son post-doctorat, fait des allers-retours hebdomadaires entre Bruxelles et Genève pour retrouver sa femme restée sur place avec les enfants ; ou encore de Sylvie, qui, pour suivre son mari qui a obtenu un poste de chargé de cours, a accepté un poste moins qualifié dans le groupe local. Cela n’est pas sans impliquer des inégalités de genre structurelles, souvent masquées par l’idée selon laquelle les femmes privilégieraient la vie de famille à leur carrière. Dans le transport routier, il s’agit d’apprivoiser dans les corps les rythmes imposés par la machine et de faire exister les autonomies dans les interstices des contraintes spatio-temporelles – conduire, dormir, réaliser les tâches administratives selon les rythmes imposés, tout en tentant d’aménager à sa façon les temps laissés par des plannings contraignants.
Dans les deux situations, jouer avec les temps devient crucial face au besoin de faire toujours plus toujours plus vite. Pour les physiciens, le financement par projet appelle à créer une fiction temporelle en anticipant sur le travail futur : sur le budget d’un projet, du travail en réalité déjà fini est valorisé, les fondations du projet suivant sont posées, les fins de thèses sont soutenues, des projets en manque de financement sont alimentés par les fonds d’urgence. De la même façon, pour les routiers, il s’agit d’exploiter les marges laissées par la surveillance du temps de travail, réaliser du travail de chargement pendant le temps de repos, rentabiliser les temps d’attente pour la documentation ou le repos.
Les contraintes liées aux normes mobilitaires sont, pour les chercheurs, un motif important d’abandon du travail académique. Cela s’ajoute au fait que le contenu du travail tel qu’ils l’observent chez leurs collègues ayant des postes stables – consacrés en priorité à la gestion et la recherche de fonds – s’éloigne de ce qui les attire initialement dans le métier. Les chercheurs observés optent ainsi pour une plus grande maîtrise socio-spatiale – la possibilité de regagner un pouvoir d’action, un contrôle sur ses mouvements et ses lieux de vies. Il ne s’agit pas là d’un rejet de la mobilité, mais bien des incertitudes et contraintes associées aux carrières mobiles en étapes. Dans le transport routier de marchandises, la disparition d’espaces de rencontre traditionnels (douanes, bureaux de fret, restos routiers) contribue aussi à de nouvelles formes de rassemblements et répertoires d’actions collectives. Pendant les protestations contre la concurrence internationale « déloyale » et la taxe kilométrique en Belgique, ce sont des plateformes logistiques et non pas les postes frontières qui ont fait l’objet de barrages filtrant, des cortèges en camion et à pied ont été organisés en ligne, et le travail syndical a été en grande partie consacré au soutien de procédures judiciaires.
Ainsi, les temps et espaces qui représentent des contraintes pour les travailleurs des deux secteurs sont aussi des ressources pour aménager soi-même le travail et résister à ses exigences, et cela au-delà des idéaux de métier – mobilité, liberté, autonomie, aventure – mis en avant dans les discours tant officiels qu’informels.
Meike Brodersen – La thèse fait la démonstration de trois positions épistémologiques et méthodologiques : Premièrement, pour pouvoir comprendre des phénomènes et systèmes globaux comme les mobilités internationales, les marchés scientifiques et la logistique, la recherche prend un point de départ situé et local. Depuis ce point de départ, elle suit les mobilités dans le temps, dans l’espace et à travers les réseaux. C’est là une manière d’approcher les phénomènes d’apparence globale par l’apport heuristique de terrains locaux, matériels, divergents. Méthodologiquement, cela permet de réaliser une ethnographie de terrains mobiles et multi-sites ; au niveau théorique, cela permet de tenir compte des frictions inhérentes aux systèmes d’apparence lisses, universels comme ceux de la logistique internationale et de la recherche scientifique, qui promettent des mouvements accélérés, contrôlés, sans accrocs. Il s’agit pour cela de suivre les connexions globales qui se tissent dans le milieu propre à chaque terrain, et la manière dont celles-ci sont activement construites, renouvelées, négociées. Cela nous permet de montrer que ce qui se présente comme global n’est jamais total mais fait de frontières et de limites, de coûteux franchissements d’espaces et de connexions contingentes. Deuxièmement, la recherche fait dialoguer deux terrains dans des mondes professionnels qu’à première vue tout distingue, que ce soit en termes de niveaux de qualification, de contenu du travail, d’organisation et de représentation collective. Ce dialogue par thèmes interposés dépasse le cadre plus restreint de la comparaison et permet de démontrer que des dynamiques touchent les mondes du travail de manière transversale à des secteurs d’activité très différents, notamment au regard de la signification toujours changeante de la mobilité dans le travail.
Troisièmement, la thèse montre qu’il est particulièrement pertinent d’adopter un prisme spatio-temporel pour comprendre ces transformations. En tirant profit de la compréhension des temporalités établie en sociologie du travail et de la conceptualisation de l’espace dans les études des mobilités, la thèse apporte une innovation dans les deux domaines tout en tenant compte de la nature des transformations en cours dans les terrains d’étude. Dans ces métiers mobiles, espace et temps constituent les arènes où se négocient les limites et les normes du travail, et c’est par l’espace-temps du travail que se mettent en place les mobilisations – et les résistances – des travailleurs.
Meike Brodersen – La thèse invite à un regard critique des normes mobilitaires pour chacun des terrains concernés, en ce qui concerne la politique scientifique et les critères d’évaluations des projets et carrières scientifiques d’une part, et l’encadrement des conditions de travail et de concurrence dans le transport routier d’autre part. Mais elle amène aussi une interrogation plus générale sur la valorisation de l’autonomie et de l’indépendance, qui, assimilée à une dévalorisation du salariat, trouve sa place dans les politiques d’emploi et prend de l’importance, par exemple dans le contexte de l’économie de plateforme.
En effet, autonomie, indépendance et engagement vocationnel continuent d’être de puissants moteurs pour justifier des normes et des pratiques aussi diverses que les étapes de carrières précaires (comme dans le cas des post-doctorants), des mobilités internationales impératives, des statuts d’auto-entrepreneur, la ‘fausse’ indépendance des camionneurs, le travail gratuit dans les secteurs créatifs ou du savoir, ou encore l’externalisation extrême de la main-d’œuvre et de tous ses risques dans l’économie de plateforme. La thèse montre combien ces autonomies, souvent très relatives voire factices, amènent à des résistances ou abandons de l’activité, mais aussi à des reconstructions toujours fragiles des récits de soi et des identités professionnelles. Ces conclusions incitent à investiguer de manière approfondie la place des mobilités et de leur maîtrise dans les biographies des travailleurs mobiles, en élargissant le champ de la recherche vers les espaces de vie privée et les biographies extraprofessionnelles, et en étendant l’analyse aux travailleurs des plateformes numériques, ainsi qu’à d’autres métiers urbains mobiles. Cela permettra d’ouvrir des nouvelles perspectives sur la manière dont s’articulent les mobilités spatiales temporaires, mobilités professionnelles et mobilités résidentielles. Pour étudier ces questions, les contours des terrains et sites de la recherche ethnographique doivent être continuellement renouvelés, s’appuyant également sur des espaces digitaux et sur des modalités de recherche plus participatives.
1 Ce modèle du « just-in-time » vise à augmenter l’efficacité de la production et à réduire les coûts impliqués par le stockage. S’appuyant sur la réduction des coûts du transport, il suppose une optimisation des coûts de production par un éclatement spatial des sites de production et un alignement des réseaux de chaînes d’approvisionnement par des normes et contrats passées aux fournisseurs et transporteurs. Ces derniers subissent ainsi des pressions sur les contenus et les critères spatio-temporels de leur travail.
2 Transport effectué sur un territoire par un transporteur étranger après un transport international depuis son pays d’établissement.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
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