21 Février 2022
Avec ses plus de 10 millions d’habitants, Hô-Chi-Minh-Ville n’est pas seulement le moteur économique du Vietnam, c’est également la capitale mondiale des scooters et autres deux-roues motorisés. Selon une étude conduite par l’Agence de coopération internationale japonaise (JICA), en 2014, quasiment chaque foyer (83%) possédait au moins une petite moto. Aujourd’hui encore, la moto reste le moyen le plus pratique de se déplacer dans cette ville dense traversée de ruelles et rues étroites. Pourtant, alors que l’augmentation du nombre de voitures rend la circulation en moto de plus en plus inconfortable, difficile et dangereuse, les deux-roues motorisés pourraient bientôt devenir un lointain souvenir.
L’interdiction des motos et scooters se profile à l’horizon. Si tout se passe comme prévu, dans moins de dix ans, en 2030, ces véhicules n’auront plus accès aux arrondissements du centre-ville (1er, 3e, 5e et 10e), ni à deux nouvelles zones urbaines d’Hô-Chi-Minh-Ville. Qu’est-ce qui incite les décideurs à cette interdiction ? Et comment les habitants la perçoivent-ils ?
Zones interdites aux deux-roues en 2025 (créée par l’auteur, sur la base de la carte de Codie Leseman disponible ici: https://codiemaps.files.wordpress.com/2013/07/saigon-map.jpg)
Je m’appelle Huê-Tâm Jamme. Je suis enseignante-chercheuse à l’École de sciences géographique et d’urbanisme de l’université d’État d’Arizona. J’ai travaillé au Vietnam entre 2007 et 2015. Afin de répondre à ces questions, je suis retournée cinq mois à Hô-Chi-Minh-Ville pour mon terrain de thèse. J’ai enregistré plus de 300 vidéos des flux de circulation et de la vie de rue et j’ai interviewé des décideurs, des spécialistes des transports et 32 résidents.
Je ne peux pas prévoir si le gouvernement renoncera ou restera sur sa position, ni s’il réussira ou échouera à faire aboutir ce projet hautement disruptif. À cet égard, je me contenterai d’emprunter les mots d’une des personnes interrogées, une personne âgée qui à propos de ses compatriotes dit :
« Les Vietnamiens m’ont déjà étonné à plusieurs reprises. Je pensais qu’ils n’accepteraient jamais de porter un casque ; la loi a été appliquée du jour au lendemain. Je pensais qu’ils ne voudraient jamais vivre dans des immeubles ; ils adorent ça. »
Je peux néanmoins retranscrire les réactions de ceux qui sont le plus directement affectés par ce projet d’interdiction des motos : celle des habitants. Leur voix est généralement absente des recherches sur la mobilité dans les pays du sud.
Veuillez noter que cet article est un résumé d’une recherche publiée en 2020 dans la revue EchoGéo, dans un numéro spécial édité par Marie Gibert-Flûtre et Clément Musil 1.
Des rues bondées et des trottoirs encombrés de deux-roues à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit : voilà à quoi ressemble aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville. Selon mes estimations, pour parcourir 800 mètres sur le trottoir d’une rue commerçante lambda, il faudra slalomer entre 247 deux-roues garés sur les trottoirs, ainsi qu’entre 129 personnes qui évoluent dans l’espace public, sans forcément s’y déplacer, mais pour y manger, boire un verre, socialiser et discuter.
Un boulevard typique d’Hô-Chi-Minh-Ville (crédit : auteur, 2018)
Et selon un professeur de planification des transports qui conseille régulièrement le gouvernement : « Une ville moderne, ça ne ressemble pas à ça ». Pour lui, une « ville moderne » ressemble à Singapour, Séoul, Moscou ou Tokyo, des villes qu’il a visitées afin de s’inspirer de leurs « pratiques exemplaires », des lieux où la mobilité en deux-roues est pour ainsi dire inexistante et la vie urbaine bien plus réglementée.
Dans un contexte d’urbanisation galopante, Hô-Chi-Minh-Ville est modelée par ses dirigeants sur le modèle d’autre villes asiatiques, Singapour en particulier, considérées comme économiquement plus avancées, plus « modernes » en termes d’esthétique et d’infrastructures, et mieux intégrées à l’économie mondiale. C’est ainsi qu’Hô-Chi-Minh-Ville est le prototype d’une « ville globalisante » (worlding city), ainsi que définie par les chercheurs en urbanisme Ananya Roy et Aihwa Ong pour définir les dynamiques de mondialisation des villes asiatiques 2. Je soutiens l’hypothèse que les politiques de transports publics, y compris l’interdiction des deux-roues, peuvent être qualifiées de « pratiques globalisantes » (worlding practices), c’est-à-dire que les initiatives d’urbanisme tentent d’imposer de nouveaux standards inspirés par des villes économiquement plus développées, mais culturellement pas aussi éloignées que l’Europe Occidentale ou l’Amérique du Nord.
Les motos sont présentes dans tous les interstices de la vie urbaine d’Hô-Chih-Minh-Ville (Crédit: auteur, 2018)
Dans les discours officiels, l’interdiction des deux-roues est une politique de réponse aux problèmes d’engorgement, de pollution et d’accidents liés à la circulation routière, qui n’ont cessé de croître avec l’augmentation de la demande de mobilité motorisée depuis la réforme économique du début des années 1990. La flambée du nombre de voitures depuis le milieu des années 2010 a encre aggravé ces problèmes, qui mettent à mal la croissance économique (la densité du trafic est considérée comme responsable d’une réduction de 2 à 3% du PIB). Mon analyse du trafic montre que les voitures représentaient 10% des entités mobiles dans les rues sondées en 2018, et qu’elles occupaient plus de 20% de l’espace routier dans certaines zones.
Évoquée en 2013 par le Premier ministre, l’idée d’interdire les deux-roues motorisés coïncide précisément avec la levée de toute restriction concernant les voitures. Ces restrictions prenaient jusqu’alors la forme de taxes sur les voitures d’importation, particulièrement élevées, qui avaient été instaurées pour pallier le manque d’infrastructures destinées à la mobilité automobile. Mais actuellement, un « système de transport dépendant de la voiture » est en développement au Vietnam. Quatre composantes d’un tel système, défini par Giulio Mattioli et ses co-auteurs 3, émergent :
Les transports en commun sont présentés comme l’alternative ultime à la mobilité en deux-roues motorisés dans le futur. Néanmoins, une seule ligne de métro est pour le moment en construction. Avec des années de retard, sa mise en service est prévue à la fin de l’année 2022 (nonobstant d’autres atermoiements). Elle ne devrait répondre qu’à 2 ou 3% de la demande de mobilité urbaine d’ici 2025.
Étonnamment, la plupart des habitants que j’ai interrogés étaient en faveur de l’interdiction des motos et autres véhicules à deux-roues motorisés, y compris ceux qui l’utilisent pour tous leurs déplacements.
Par exemple, Minh 5, serrurier de 52 ans, affirme, entre autres raisons d’« aimer » son mode de déplacement actuel : « Ma moto, c’est ma liberté. » Minh vit dans un district du centre visé par l’interdiction. Il travaille à plus de 20 km de son domicile, dans le district de Binh Chanh, qui ne sera pas relié au réseau ferroviaire de sitôt. Il gagne un maigre revenu de 6 millions de VND par mois (260 USD). Ni la voiture, ni le métro sont à même de devenir un mode de déplacement viable pour lui dans un avenir proche. Bien sûr, il s’inquiète des conséquences de l’interdiction des motos. « Qu’est-ce qu’on va faire ? », demande-t-il de façon purement rhétorique, mais il n’est pas contre.
Une rue très fréquentée à l’heure de pointe entre les voitures, les bus, les camions et les motos bondés (Crédit : auteur, 2018)
Généralement favorables, les réactions à l’interdiction peuvent être classées en trois catégories, selon la capacité d’adaptation des personnes :
D’abord, il y a les Résignés, qui semblent prêts à faire les sacrifices nécessaires – « Ce sera très difficile de vivre sans moto. Mais nous devons le faire », déclare une femme de 32 ans issue de la classe moyenne éduquée. Les Résignés ont confiance en leur capacité de résilience.
Ensuite, il y a les Résolus, qui exigent l’interdiction. Ils se sentent prêts. Ils disposent du capital culturel et financier nécessaire pour s’adapter, comme l’illustre cette autre jeune femme de la classe moyenne qui déclare :
« La première chose que je ferai une fois qu’ils auront interdit les motos : J’achèterai une voiture. »
Enfin, il y a les Fatalistes, comme Minh, ou comme ce serveur de 35 ans qui prédit : « Ça finira par arriver. Je ne sais pas quand, mais ça arrivera. » Les Fatalistes ne savent pas trop comment faire face à l’interdiction. Ils ne peuvent qu’espérer que les difficultés liées à la mise en œuvre de ce projet leur feront gagner du temps.
Pour expliquer ces réactions de soutien surprenantes, j’ai mis en avant le rôle proactif des « individus globalisants », désireux de prendre part à la mise en œuvre des « pratiques globalisantes ». Les raisons de soutenir cette interdiction sont plus symboliques que pratiques. Ceux qui ont une voiture profitent du confort et de la sécurité qu’elle leur apporte, mais ils reconnaissent aussi que la conduite n’est pas pratique dans Hô-Chi-Minh-Ville aujourd’hui. Ils se plaignent que « c’est trop lent », qu’« il n’y a aucun endroit où se garer », qu’« on reste coincé dans les embouteillages ». La plupart des personnes interrogées ont du mal à imaginer la façon dont ils intégreront les transports en commun dans leurs habitudes.
Néanmoins, les gens aspirent à ces nouvelles formes de mobilité pour ce qu’elles représentent : un style de vie moderne dans un cadre urbain transformé. À propos des transports en commun, l’une des personnes interrogées y voit « un signe de modernité » ; une autre observe que « tous les pays développés en disposent ; nous devons les imiter ». Quant aux représentations liées à l’abandon des motos, un participant fait valoir que « restreindre le nombre de voitures plutôt que celui des motos serait un retour en arrière. Interdire les motos, c’est aller de l’avant. »
En résumé, il semble que la plupart des gens interrogés préfèrent faire les sacrifices nécessaires induits par l’interdiction des motos plutôt que de se sentir laissés-pour-compte de la course vers le progrès, le développement et la modernité.
Seule une participante a réagi vigoureusement contre l’interdiction des motos. Elle s’appelle Phương. Elle voit dans cette politique un grave problème d’inégalités sociales :
« Les pauvres n’ont pas les moyens d’acheter une voiture ! Donc, ils dépendent de leur moto. Les riches, eux, pourront utiliser leur voiture. Mais quand aurons-nous une voiture ? Qui ne rêve pas d’avoir une voiture ? Mais on ne peut pas se le permettre ! Nous devrons prendre le bus. Je n’ai rien contre le bus, rien contre le métro non plus, mais on ne pourra plus aller où bon nous semble comme on le fait maintenant. [...] Je pense vraiment que cette idée est inacceptable. [...] Je suis totalement contre. »
Phương exprime cette injustice ressentie par les laissés-pour-compte. Elle soulève la question importante des tensions socio-économiques qui découleront de l’interdiction.
Retour de l'école à l'arrière d'une moto (Crédit : auteur, 2018)
Le processus fonctionne en effet à l’avantage des classes moyennes supérieures, et au détriment de la qualité de vie des autres. Chaque voiture qui s’ajoute au trafic d’Hô-Chi-Minh-Ville entrave un peu plus la mobilité de la majorité, c’est-à-dire des motocyclistes. L’amélioration du confort et de la sécurité dont bénéficie une minorité d’automobilistes se fait au détriment de la sécurité routière de la majorité. Ngọc, une riche entrepreneuse qui se déplace uniquement en voiture (avec chauffeur), est consciente de cette inégalité. Comme elle le dit :
« Dans un accident impliquant une voiture et une moto, la plupart du temps, il y a un mort ; et c’est rarement la personne dans la voiture. »
En outre, la voiture restera inabordable pour la majorité de la population et ce pendant de nombreuses années. Quant au métro, conçu comme le SkyTrain de Bangkok, c’est-à-dire comme un système de transport pendulaire plutôt que comme un moyen de déplacement intra-urbain, il desservira principalement les classes moyennes et supérieures qui travaillent dans le centre mais vivent dans les banlieues. Un tel mode de vie, que l’on peut qualifier de « modernisé », avec des démarcations claires entre les lieux et les temps dédiés au travail, au repos et aux loisirs, contraste avec l’urbanisme actuel d’Hô-Chi-Minh-Ville, caractérisé par des frontières floues – spatiales et temporelles – entre les différents usages de la ville 6.
Le travail présenté dans cet article explore une politique de « transition mobilitaire » qui va dans une direction opposée à celles généralement étudiées par les spécialistes des mobilités : au lieu de chercher à sortir de la dépendance automobile, on s’y dirige. À Hô-Chi-Minh-Ville, la priorité accordée aux voitures sur les motos est hautement politique. Elle découle de dynamiques plus larges de changements structurels et a des conséquences considérables en termes de justice sociale et spatiale.
Bien que la population semble favorable à l’abandon de la moto, il incombe au gouvernement de limiter les sacrifices qu’une telle transition implique. Le projet d’interdiction des deux-roues motorisés frappera particulièrement les plus défavorisés. Si les transports publics restent la voie la plus équitable vers la modernisation de la mobilité, la mobilité moderne ne se limite pas à la voiture et au métro. Elle doit être réinventée, planifiée, codifiée et mise en œuvre.
Il faudrait par exemple envisager d’électrifier le parc de motos plutôt que de le supprimer. Moins populaires au Vietnam, les deux-roues électriques ont été décrits comme une innovation très réussie en Chine (bien que perturbatrice pour le système d’auto-mobilité émergent) 7. La marche et le vélo, encore stigmatisés comme les modes de transport des pauvres, ceux du passé, pourraient être remis sur le devant de la scène et considérés comme des modes de transport d’avenir. Le vélo, par exemple, demeure populaire en tant que mode de déplacement de loisir, notamment auprès des hommes, toutes catégories socio-économiques confondues 8. Pourquoi ne pas profiter de cette popularité pour promouvoir le vélo comme un moyen de transport quotidien plus sain et plus durable ? Au lieu de cela, le vélo est pour ainsi dire absent des plans de transport d’Hô-Chi-Minh-Ville.
Ces mobilités existantes, associées à de nouvelles mobilités – micro-mobilité, mobilité à la demande, mobilités partagées, etc. –, pourraient être intégrées dans la planification et les politiques de transport. Au lieu de se diriger vers l’ « auto-mobilité » au nom de la modernité, Hô-Chi-Minh-Ville ainsi que d’autres villes du Sud où motos et scooters prévalent devraient prendre la tête de la course vers une mobilité moderne redéfinie, adaptée au contexte, multimodale, juste et durable.
1 Pour consulter l’intégralité de l’article voir : Jamme, Huê-Tâm. « Transition mobilitaire et disparition des motos à Hô-Chi-Minh-Ville : le rôle de l’individu dans la réalisation de pratiques globalisantes. », EchoGéo 52 (2020). https://journals.openedition.org/echogeo/19647
2 Roy, A., & Ong, A. (2011). Worlding cities: Asian Experiments and the Art of Being Global. John Wiley & Sons.
3 Mattioli, G., Roberts, C., Steinberger, J. K., & Brown, A. (2020). The political economy of car dependence: A systems of provision approach, dans Energy Research and Social Science (Vol. 66, p. 101486). Elsevier. https://doi.org/10.1016/j.erss.2020.101486
4 Voir Hansen, A. (2016). Hansen, A. (2016). Driving development? The problems and promises of the car in Vietnam. Journal of Contemporary Asia, 46(4), p. 551-569 et « Hanoï, la métamorphose : du vélo à la moto », https://fr.forumviesmobiles.org/mobilithese/2018/09/17/hanoi-metamorphose-velo-moto-12655
5 Des pseudonymes sont utilisés pour préserver l’anonymat des répondants tout au long de cet article.
6 Les trottoirs et les ruelles résidentielles étroites ont souvent été décrits comme le prolongement espaces privés, tant du foyer que des commerces. A différents moments de la journée, le même espace peut être utilisé pour garer des motos, exposer des marchandises, faire la vaisselle, installer des tables et des chaises, manger, boire, jouer, etc., ou simplement passer le temps.
7 Voir https://fr.forumviesmobiles.org/video/2014/10/07/chine-lheure-revolution-verte-sonne-2579
8: Un article récent suggère que cette popularité s’est encore accentuée après le début de la pandémie. Voir Nguyen, M. H., & Pojani, D. (2022). The emergence of recreational cycling in Hanoi during the Covid-19 pandemic. Journal of Transport & Health, 24, 101332. https://doi.org/10.1016/j.jth.2022.101332Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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