Mobilithèse 09 Mars 2022
Sian Lewis a exploré les expériences de harcèlement sexuel dans le métro londonien en croisant les concepts d’espace, de mobilité, de rythme et de prise de conscience. Ouvrant une nouvelle perspective aux intersections de la recherche féministe et de l’étude des mobilités, son travail va au-delà de la mesure habituelle de la vulnérabilité des femmes. Il apporte une contribution importante à notre compréhension d’une forme particulière de violence genrée qui se produit dans un espace en mouvement, celui d’un métro dans une grande métropole occidentale. Cette thèse a été récompensée par le prix Mobilithèse 2021.
Prix Mobilithèse 2021
Titre de la thèse : Sexual harassment on the London Underground: mobilities, temporalities and knowledges of gendered violence in public transport
Pays : United Kingdom
Université : Loughborough University
Date de soutenance : 2019
Directrice de recherche : Paula Saukko.
Sian Lewis – Le harcèlement sexuel 1 perpétré dans les transports en commun est une violence en mouvement. Il fait partie d’un problème endémique qui touche les femmes et les filles quels que soient les lieux, les époques ou les contextes culturels. Pourtant, en dépit d’une reconnaissance croissante de de l’existence de violences sexuelles dans toutes les sphères de la vie, y compris durant les déplacements, peu d’études de sciences sociales ont examiné leurs manifestations concrètes dans les transports, c’est-à-dire dans un espace physique et social tout à fait particulier.
J’ai souhaité aborder dans ma recherche cet angle mort de la recherche en m’intéressant au cadre londonien avec la question suivante : « Quelles sont les expériences des femmes en matière de harcèlement sexuel dans le métro londonien ? » Pour comprendre ces expériences dans ce contexte particulier, j’ai eu recours à un cadre conceptuel original intégrant : l’espace, les mobilités ; le rythme, les temporalités ; les savoirs. Ceci afin de remplir trois grands objectifs :
Cette recherche propose une analyse empirique des expériences vécues par les femmes dans le métro londonien, alors que les études sur le harcèlement sexuel dans les transports publics ont jusqu’ici porté principalement sur les pays du Sud. Ce manque de travaux empiriques sur les métropoles occidentales confère un intérêt supplémentaire à l’enquête, qui ouvre également de nouvelles perspectives, à l’intersection des recherches féministes sur les violences de genre et des questions de mobilité. Étant donné les schémas de déplacement souvent complexes des femmes, celles-ci devraient pouvoir choisir en toute sécurité entre les différents modes de transport disponibles. Dans les villes comme Londres, en particulier, où les propriétaires de voiture sont peu nombreux, l’accès des femmes aux transports en commun est essentiel à leur mobilité et à leur participation à la vie urbaine.
Sian Lewis – Je voulais mettre les voix des femmes au cœur de ma recherche. J’ai donc mené 29 entretiens détaillés avec des femmes qui ont été victimes de harcèlement sexuel dans le métro londonien. J’ai aussi interrogé des membres de la police britannique des transports, afin de comprendre comment celle-ci concevait le problème et intervenait sur le réseau. Parallèlement, je suis allée sur le terrain, dans le métro, afin d’observer et de comprendre les expériences concrètes et sensibles du lieu, et la façon dont l’organisation de l’espace influence les relations sociales en son sein.
Sian Lewis – En premier lieu, j’ai montré que le harcèlement sexuel était corrélé aux rythmes de la ville, qui viennent s’insinuer dans les rythmes du métro : les heures de pointe, les heures creuses et la nuit sont autant de périodes propices aux agressions, en permettant une plus grande discrétion. Deuxièmement, les sociabilités dans les transports, façonnées par les différents temps de la journée, rendent souvent les femmes réticentes à l’idée de « faire une scène » dans un espace public clos, ainsi qu’à l’idée de perturber leurs propres rythmes urbains. Enfin, la nature transitoire de l’espace du métro est importante, car les femmes voient souvent la situation comme temporaire et agissent en conséquence. Cet aspect éphémère permet aussi aux coupables de disparaître rapidement.
Globalement, l’utilisation d’un cadre conceptuel lié aux mobilités a permis de relier les faits de harcèlement sexuels aux structures spatio-temporelles plus générales de la ville et du réseau de transports, révélant la façon dont les différents rythmes s’entrecroisent pour produire une situation propice à certains actes. Il en ressort que ces violences sont en partie un problème spatio-temporel, facilité ou empêché par les espaces, les cadences et les temps spécifiques de la ville.
L'un des éléments clés de cette thèse est qu’elle met en lumière la nature complexe et multidimensionnelle des mobilités urbaines des femmes et de la façon dont elles appréhendent le harcèlement sexuel dans les transports. Leurs expériences sont loin de se résumer à la peur, à la vulnérabilité et au statut de victime.
L’anonymat et le rythme effréné des grandes villes et du métro qui les traverse n’ont pas été décrits uniquement pour faire ressortir un sentiment de danger et d’hostilité. Ils sont aussi porteurs d’une ambivalence libératrice, ou même du plaisir de partager un espace avec des étrangers. Par exemple, Sammi déclare :
« Les Londoniens échangent peu, ils s’occupent de leurs affaires… mais c’est assez normal et cela me plaît. Personne ne vous embête, c’est une norme sociale à laquelle on s’habitue et j’aime plutôt ça ! On peut faire ce qu’on a à faire en sachant qu’on ne sera pas interrompu. »
Une autre participante, Rose, va dans ce sens :
« Je peux me déconnecter complètement des autres, c’est permis dans ce lieu, je ne suis pas obligée d’interagir avec les gens. »
Pour décrire leurs déplacements dans l’espace urbain, les participantes ont souvent évoqué une forme de « flânerie », de liberté et d’anonymat, en même temps que l’anticipation de la violence masculine, qui s’immisce alors dans cette liberté ressentie. À propos du risque de harcèlement sexuel, Eliza remarque :
« C’est agaçant de s’inquiéter à ce sujet parce que cela empiète sur votre petit temps de rêvasserie personnelle. »
Grace fait un constat similaire :
« J’ai vraiment l’impression d’avoir accès à tout à Londres. Mais je dois dire qu’il faut que je me répète sans cesse que j’y ai accès, plutôt que de le savoir simplement, je dois me rassurer… J’ai ma place ici, je peux faire ça… c’est un peu comme un monologue intérieur qui phagocyte l’esprit… »
Une grande partie des recherches existantes concernant l’impact du harcèlement sexuel sur les mobilités s’est concentrée sur le côté extrêmement perturbateur que ces expériences peuvent avoir, entraînant par exemple un retrait de l’espace public ou l’abandon des transports en commun. Toutefois, la majorité des participantes à cette enquête ont évoqué des « micro »-changements de comportement, ou ont plus généralement minimisé l’importance de leur expérience. Rachel dit ainsi :
« Il faut continuer à vivre, on ne peut pas rester là à y penser tout le temps… Je suppose que mon approche est de passer à autre chose en fait. »
Plutôt que d’être considérées comme des « normalisations » des violences, ces attitudes peuvent être comprises comme une décision active de minimiser l’impact prolongé d’une expérience négative, et d’y résister.
Dans l’ensemble, ma thèse contribue de façon significative à notre compréhension d’une forme particulière de violence genrée, située dans l’espace transitoire du métro d’une grande métropole occidentale. Elle montre que :
Sian Lewis – Ma recherche a mis au jour des particularités importantes dans les manifestations et les expériences de harcèlement au sein d’un environnement de transport. Les travaux féministes ont souligné que les violences avaient lieu d’une façon différente selon les contextes, notamment sur le lieu de travail, dans des institutions d’enseignement et dans l’espace public. De son côté, la littérature sur les mobilités a mis en évidence des comportements généraux spécifiques aux transports en commun. En reliant ces deux domaines de recherche et en adoptant une approche spatio-temporelle, mon travail a permis de faire émerger des observations conceptuelles sur les manifestations et les expériences de harcèlement dans ces environnements en mouvement.
Cette thèse s’appuie sur des récits de première main, où les femmes reviennent en détails sur leurs expériences, et attire l’attention sur les aspects sensibles du temps et du mouvement, qui jouent un rôle actif dans la forme que prennent les relations sociales et les inégalités de genre. En comblant une lacune autour de l’environnement des transports publics, ces résultats contribuent ainsi aux travaux féministes, qui ont mis en évidence les façons dont les violences sexuelles étaient perpétrées et vécues dans différents contextes. La thèse souligne qu’en dépit de certaines similitudes d’un contexte à l’autre (par exemple, le harcèlement sexuel dans la rue et dans les transports est le fait d’hommes qui ne connaissent pas la victime), les actes commis dans l’environnement de transports se distinguent par certains traits caractéristiques.
Cette recherche apporte également une importante contribution aux études de mobilité, en cherchant à rendre compte de la complexité et de l’impact des actions et des rencontres sociales qui ont lieu en mouvement. Cette perspective s’est avérée particulièrement pertinente pour théoriser les expériences de harcèlement sexuel dans un environnement de transports, que l’on peut définir comme un espace en mouvement. Ces résultats, qui offrent une vision plus nuancée de la manière dont le harcèlement sexuel se manifeste, des réactions des femmes et des conséquences sur leurs mobilités, ont été transmis aux décideurs de la British Transport Police, de Network Rail, en charge du réseau ferroviaire, et du réseau POLIS. Ils ont été utilisés dans le cadre des travaux sur les violences sexuelles dans l’espace public menés par la Commission britannique sur les femmes et l’égalité (Women and Equalities Committee) créé en 2015.
Sian Lewis – L’un des prolongements essentiels de cette recherche pourrait être l’adoption d’une approche holistique pour examiner le réseau de transports d’une ville. Cela permettrait de déterminer plus finement les différences entre les modes de transport, quels que soient les contextes, et aiderait à définir les besoins locaux e, matière de lutte contre le harcèlement sexuel. Cette approche peut s’appliquer tant aux différents contextes géographiques qu’aux différents types de transport. Des études interculturelles seraient aussi particulièrement intéressantes pour mettre en lumière les aspects socio-culturels qui favorisent la perpétration et la tolérance des actes de harcèlement sexuel dans les transports. Les autres objets d’études à l’avenir pourraient comprendre les évaluations des campagnes contre le harcèlement, le comportement des témoins ou les motivations des coupables. D’autre part, on pourrait faire ressortir des similitudes avec les expériences vécues par d’autres populations marginalisées. Ainsi, l’approche théorique adoptée pourrait être utilisée, par exemple, pour aboutir à une représentation nuancée de l’expérience des personnes à mobilité réduite, des formes d’exclusion du réseau qu’elles subissent et de la façon dont elles doivent s’adapter aux transports publics.
1 Le terme « harcèlement sexuel » inclut ici des faits qui relèvent à la fois du harcèlement sexuel et de l’agression sexuelle tels que ces faits sont définis par la loi française (NDE).
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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