Sur le continent nord-américain, la culture automobile est omniprésente. Des mobilisations cyclistes contestent cette domination culturelle et spatiale de l'automobile, avec pour objectif d’accorder plus d’espace aux mobilités douces dans des villes congestionnées. Née à San Francisco en 1992, la Critical Mass est la plus célèbre de ces mobilisations, lors desquelles des cyclistes circulent en nombre dans les rues des villes. Ces mouvements d’occupation de l’espace public se sont diffusés à travers le monde et ont adapté leurs formes aux contextes dans lesquels ils évoluent, au rapport à l’autorité de leurs membres et aux revendications qui s’y rattachent. À travers leur histoire, le vélo apparaît tant comme une cause à défendre que comme un outil et un symbole des grandes luttes contemporaines.
Sur 30 000 kilomètres, depuis Ushuaia et jusqu’à Vancouver, Matthieu Gillot a remonté les deux Amériques. La première partie de son voyage a concerné les mobilisations cyclistes en Amérique du Sud, et a déjà fait l’objet d’un article sur notre site présentant le cas de Santiago-du-Chili 1. Cette seconde partie du voyage se concentre sur l’Amérique du Nord et a été l’occasion de mener une enquête de terrain croisant trois villes aux identités fortes : Mexico, San Francisco et Vancouver.
La recherche a permis d’étudier des mouvements cyclistes dans ces trois villes pour comparer leurs revendications et leurs modes d’action, en lien notamment avec les caractéristiques culturelles, urbanistiques (géographie, espace public…), historiques et politiques de chacune d’entre elles.
Tableau récapitulatif des contextes des villes étudiées
Dans chaque ville, Matthieu Gillot a mené des entretiens avec les acteurs clés de ces mobilisations. Les personnes rencontrées couvrent un panel varié de militants du vélo : membres de collectifs, mécaniciens, organisateurs de mobilisations, chercheurs en mobilité, etc. Les entretiens ont été complétés par une analyse des documents et du matériel visuel produits par ces mouvements (flyers, logos, affiches, etc.) et par une observation des mobilisations en se déplaçant avec les sujets d'étude.
Ce faisant il a pu distinguer différentes logiques dans les mobilisations étudiées en fonction du type de revendications (cyclistes, environnementales, genres…), des degrés de conflictualité, des lieux des mobilisations (dans l’espace public ou non) et des publics visés (autorités, individus, etc.).
Les premières formes de mobilisation se sont créées en dehors du cadre légal. Toujours présentes dans les trois villes étudiées, leurs revendications visent avant tout le droit de circuler dans la ville en sécurité. Les participants utilisent une tactique appelée « Corking », qui consiste à faire bloquer la circulation sur les routes secondaires par quelques cyclistes afin que l’ensemble de la Critical Mass puisse franchir librement les feux rouges sans interruption. Le slogan originel du mouvement est « We don’t block traffic, we are traffic » (Nous ne bloquons pas le trafic, nous sommes le trafic). Le caractère protestataire de la Critical mass se retrouve dans des logos avec un poing levé ou y faisant référence.
Logo de la Critical Mass à San Francisco
Logos de «Ni Un Repartidor(a) Menos» à Mexico
Ces mouvements qui revendiquent le droit de circuler en sécurité occupent l’espace public selon différents degrés de conflictualité. Certains mouvements empiètent sur l’espace attribué aux voitures (Critical Mass, Bike Party), crient des slogans (La Otra Movilidad), voire engendrent des dégâts matériels (Viernes de Furia). À Mexico, ou les infrastructures sont encore insuffisantes et la violence routière importante, le degré de conflictualité des mouvements est plus élevé qu’à San Francisco et Vancouver, où les accidents graves ont diminué depuis les années 90. Ainsi À Mexico, le collectif de livreurs (à vélo comme en scooteur) Ni Un Repartidor Menos (pas un livreur de moins, qui se décline en version féminine), a été créé après la mort d’un livreur, José Manuel Matias Flore. De même pour les « Viernes de furia » (les vendredis de la rage), créé le 20 novembre 2020 en soutien au livreur Mario Trejo, renversé par un camion. Ce dernier mouvement reprend le principe de la Critical Mass en circulant en nombre, et en cherchant le conflit, principalement avec les automobilistes mal garés sur des pistes cyclables.
Les revendications de ces mouvements peuvent se doubler de revendications environnementales. Elles peuvent être liées au vélo comme mode alternatif à la voiture particulièrement dans une ville comme Mexico qui est régulièrement touchée par d’importants pics de pollutions ou lors des premières mobilisations cyclistes en 1992 à Vancouver ou les groupes roulaient lors du Clean Air Day (journée de l’air pur) avec des masques à gaz. Aujourd’hui c’est pour protéger la forêt primaire qu’on défile à Vancouver.
Le mode d’action de la Critical Mass, en conflit dans l’espace public, permet à certains mouvements d’utiliser le vélo comme un support pour lutter contre les discriminations (LGBTQ+, féministes, écologiques, raciales).
À San Francisco, le collectif Safe Street Rebel a par exemple organisé la Queer pride slow Ride pendant la semaine de la Gay pride en 2022. Black Girls Do Bike, comme son nom l’indique, mène la même démarche en visibilisant les femmes noires en périphérie de San Francisco, en proposant de « partager des images positives de femmes et de leurs vélos pour affirmer que les filles noires font effectivement du vélo » 2. Leurs sorties dans l’espace public recherchent la visibilité et non le conflit.
Les mouvements cyclistes se joignent également à des mouvements de protestation nationaux. Ainsi, des centaines de cyclistes se sont joints au mouvement Black Lives Matter, le 5 juin 2020 à San Francisco, pour un George Floyd Solidarity Ride.
À Mexico, la question de la sécurité des femmes dans l’espace public prime. À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, les collectifs cyclistes féministes sortent en masse dans la rue, munies de foulard vert (symbole pour le droit à l’avortement) et violet (couleur féministe), dans une logique de visibilité et non de conflits, et les participant·e·s respectent le code de la route.
À Vancouver, où le sentiment de sécurité est plus fort pour les femmes, les revendications portent notamment sur les problématiques LGBTQ+. Les Chill Rides Vancouver présentent ainsi leurs sorties à vélo comme « […] un espace sûr et inclusif pour les cyclistes. », partant du constat que « Le cyclisme a historiquement été dominé par des hommes cisgenres et hétérosexuels. Par conséquent, il existe de nombreux espaces pour ces cyclistes, mais moins d'espaces pour les autres. »
Certains mouvements cyclistes s’investissent dans la promotion du vélo de manière moins conflictuelle et en dialoguant avec les autorités. Ils ont pour objectif de changer l’action publique en faveur des cyclistes (par l’aménagement de pistes cyclables, le développement d’un système-vélo et la remise en question de la place de la voiture), et promouvoir la pratique du vélo auprès de publics divers. À San Francisco et à Vancouver, la défense du vélo est menée par deux organisations au profil similaire : la SF Bike Coalition (SFBC) créée en 1971 et HUB cycling créée en 1998 (sous le nom de Vancouver Area Cycling Coalition). Leur mission est d’amener plus de gens à faire du vélo et ceci plus souvent et en sécurité. Elles participent à la création d’infrastructures cyclables, organisent des cours de vélo pour adultes et enfants (Bike to School), des évènements de promotion ou de sensibilisation (Bike the night), et offrent des ressources (cartes d’itinéraires, conseils pour rouler en ville en sécurité, etc.).
Bike to School Week organisé par HUB cycling
À Mexico, le mouvemet Bicitekas a évolué dans le temps dans sa façon de militer : après une période de protestation dans la rue entre 1997 et 2012, forts d’une légitimité acquise, ses membres se sont professionnalisés et travaillent désormais avec le gouvernement pour agir sur les décisions qui concernent la mobilité urbaine.
Le logo de Bicitekas va à contre-courant de la lecture, « car c'est un mouvement contre-culturel, qui va à contre-courant de l'hégémonie du pétrole comme principale source d'énergie ».
Certaines formes de mobilisations se font en dehors de l’espace public, via les ateliers vélo, qui misent sur l’autonomie des individus. C’est l’objectif par exemple de la Vancouver Community Bike shop Network (VCBN), coalition de boutiques de vélos communautaires de Vancouver qui coopèrent pour partager des ressources et renforcer les capacités d’une communauté cycliste plus diversifiée et inclusive.
Ces community bike shops sont caractéristiques des formes de mobilisation des mouvements cyclistes à Vancouver. À San Francisco, ces ateliers ne sont pas développés, tandis qu’à Mexico, si la Casa Bicitekas propose un atelier de réparation, celui-ci est payant. Il fonctionne avec des mécaniciens professionnels et ne vise pas l’autonomie des cyclistes. Toutefois, de la même manière que les ateliers de Vancouver, cet espace revendique des valeurs (écologique, sociale, etc.), qui vont au-delà des revendications cyclistes : ainsi, des vélos Uber ont été sauvés de la destruction, réparés et donnés à des femmes, principalement des mères, afin de leur offrir une opportunité de mobilité et d’économiser le coût des transports en commun.
Les formes de mobilisations sont variées et se croisent dans les trois villes étudiées. Si pour certains mouvements, comme les Critical Mass, le dialogue avec les autorités s’apparente à de la compromission, pour d’autres, il est indispensable au changement. Pour tous, il s’agit de créer les conditions de création d’un système vélo complet, sûr et inclusif.
Toutefois, la voiture reste hégémonique dans les trois villes et l’espace consacré aux mobilités douces et au vélo en particulier reste faible par rapport aux infrastructures dédiées à l’automobile. San Francisco et Vancouver restent en avance sur le sujet, alors que Mexico est plus proche des problématiques des villes sud-américaines. L’analyse montre que les revendications des mouvements cyclistes mettent en évidence les inégalités dans la possibilité de se déplacer de manière sécurisée en fonction de la classe sociale, du genre, de l’orientation sexuelle, mais aussi du mode de transport. L’utilisation du vélo permettrait alors de remettre en question des structures de domination (de mobilité/système automobile, de genre/patriarcat, de système économique/capitalisme et ses conséquences environnementales, etc.) qui perpétuent ces inégalités. D’une manière générale, ces mouvements ont montré que le vélo s'inscrit ainsi dans un contexte plus large, agissant comme un symbole de la mobilité durable, sûre et socialement juste, et offrant également un moyen de la mettre en œuvre et donc de participer à la vie urbaine.
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2 Site de Black Girl Do Bike https://www.blackgirlsdobike.org/
La mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xLe système vélo est l’ensemble des aménagements, des matériels, des services, des règlements, des informations et des formations permettant d’assurer sur un territoire une pratique du vélo efficace, confortable et sûre.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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