15 janvier 2024
À l'occasion de la publication de son livre Je vous regarde disparaître, qui raconte quinze années de vie de ses grands-parents atteints par la maladie d'Alzheimer, le Forum Vies Mobiles a demandé au photographe Yann Castanier de relater dans une courte note le quotidien de ses grands-parents et les difficultés rencontrées par sa famille pour (ré)organiser leurs modes de vies et leurs déplacements, et maintenir un lien malgré la maladie. Ce texte aborde ainsi au travers d'un récit personnel les difficultés de mobilités rencontrées par les personnes âgées dépendantes et leurs proches.
Ce n’est pas seulement un parcours personnel. Cette histoire particulière a un écho collectif. Face au vieillissement de la population, chacune de nos familles traverse ces moments intimes qui se transforment en des problématiques publiques. Il est important de comprendre comment nous nous adaptons à chacune des étapes qui jalonnent les fins de vie de nos proches. Il s’agit aussi de mettre en avant les enjeux, et parfois les solutions manquantes à des problèmes qui ne pourraient apparaître que logistiques mais qui inévitablement entachent la qualité du lien familial.
Il est possible d’étudier un sujet par la statistique, mais l’incarner ramène l’humain au centre de l’attention, en rappelant les enjeux affectifs et émotionnels au-delà de la technique.
Au moment de l’entrée en dépendance, l’espace se réduit autour de la personne. Ce rapetissement de l’environnement peut être progressif ou brutal, un lent glissement vers la perte d’autonomie comme la bascule soudaine dans l’incapacité. Mon grand-père a connu la lenteur de la chute, ma grand-mère sa rapidité. Dans les deux cas une réadaptation totale face à l’existence a pris place. Être ensemble n’était plus une évidence. Il a fallu trouver de nouvelles modalités de coexistence et les obstacles ont été nombreux. A chaque étape qui menait un peu plus en la profondeur de la vieillesse surgirent de nouveaux écueils auxquels il fallut faire face. Au point que se voir ne fut plus une facilité.
Papy est longtemps resté « à domicile » avec mamie. Il habitait à Pau, dans une maison assez spacieuse, avec un jardin dont il prenait soin. Il était actif, taillant les arbres et passant la tondeuse, bricolant dans ses deux garages, il faisait les courses. Mes grands-parents se déplaçaient à vélo aux alentours de leur maison. Ils venaient nous voir en voiture lors des vacances à Sète. Puis, la maladie est arrivée. Le quotidien a été éraflé.
Au début, ce n’était pas grand-chose - un peu de désorientation, la perte d’objets -, mais les déplacements en autonomie restaient possibles. Papy allait encore faire ses courses seul au centre commercial. Puis, plusieurs fois, il ne retrouva plus le chemin pour revenir du supermarché. Ma grand-mère n’a jamais eu le permis de conduire - une autre génération - et il a donc fallu qu’elle l’accompagne. La dépendance démarrait : être présente pour les tâches quotidiennes.
Un jour, alors que nous revenions des courses, papy, mamie, ma sœur et moi sur la banquette arrière, nous avons entendu un grand cri de mamie : « Roger ! ». La voiture cahotait sur de la terre et des cailloux. Mon grand-père s’était trompé, nous étions subitement entrés dans une zone de chantier qu’il n’avait pas identifiée. Conduire était devenu dangereux pour lui et pour les autres. Une demande de retrait de permis a été effectué auprès de la préfecture. Papy et mamie sont devenus des « sans voiture ».
Leurs habitudes ont été modifiées. Ma grand-mère s’est mise aller à pied à la superette du coin pour faire les courses avec un cabas à roulette ou en taxi au centre commercial. Ce taxi allait devenir central dans sa vie. Dans le même temps, papy perdait en autonomie. Les pas se faisaient plus lents, en chuintant sur le sol, les lieux où nous pouvions l’amener devenaient plus rares. L’espace se réduisit encore.
Mais, inlassablement, mamie l’accompagnait, y compris en vacances à Sète, dans ma famille. Un jour, à la plage, mamie s’est éloignée de l’endroit où les serviettes étaient posées. Mamie revint. Papy avait disparu, évaporé. On l’a cherché, cherché et il a fallu se résoudre à l’évidence : nous avons signalé sa disparition à la Police. Il a été retrouvé à 21h en short de bain et chemise, un paquet de pêches à la main alors qu’il n’avait pas d’argent. Nous n’avons jamais su ce qu’il s’était passé. Il ne se souvenait de rien.
À partir de cet épisode, mamie a surveillé papy en permanence. Elle continua à l’amener avec nous dans des activités, comme au cinéma même s’il ne se souvenait plus du film dès la sortie de la salle. Mais se déplacer à pas lents devint difficile. L’espace se réduisit encore un peu : la maison. Ce fut épuisant. Des marches à descendre pour aller de la chambre au salon, des petits pas pour aller de la cuisine au salon, le sortir du lit quand il n’y arrivait plus. Huis clos. Mamie n’a plus pu.
Papy est entré en EHPAD. Si tard dans l’avancée de la maladie que je ne suis pas sûr qu’il se soit rendu compte de ce changement. L’espace s’est cette fois étiré. La distance s’est installée. L’EHPAD de Morlaas était à dix-sept kilomètres de leur domicile. Mamie, en couple mais seule chez elle, toujours « sans permis » et « sans voiture », prenait le taxi pour aller voir mon grand-père. Au début, elle y allait une ou deux fois par semaine, si souvent que le taxi refusait parfois qu’elle paye lorsqu’il l’emmenait faire les courses ou qu’elle l’envoyait me chercher à la gare. Le coût pour se voir devint une réelle question. Mais il y eut aussi la lassitude face à la situation, les visites s’espacèrent. La distance devint du temps. Les derniers mois, elle n’allait plus le voir que tous les dix jours.
À l’EHPAD, papy perdit la marche. Les balades dans le parc cédèrent le pas aux promenades en fauteuil roulant. Au début, mamie pouvait le pousser dans les allées, puis l’âge avançant, elle perdit la force nécessaire à ces escapades. Je continuais à le promener le plus possible lors de mes venues. Mais l’espace de papy s’était réduit à quelques couloirs. Il est décédé en 2010.
Mamie s’est retrouvée seule à Pau pendant cinq ans. Sans permis, la marche déclinante, sa vie s’est résumée à quatre rues : celle de son domicile, celle du cimetière où se trouvait papy, face à la maison, la superette à la sortie du quartier et la banque face à la superette. Il y a bien longtemps que mamie ne partait plus faire les courses à vélo, le chariot fut remplacé par un fauteuil roulant vide qu’elle poussait et où elle pouvait mettre les courses autant que s’assoir. Parfois, elle continuait d’appeler le taxi pour aller au supermarché. Elle est restée autonome ainsi pendant cinq ans, mais elle ne venait plus nous voir dans le Sud. Prendre le train était devenu trop compliqué et trop éprouvant. C’est nous qui allions voir mamie. Nous avions la chance d’avoir le permis et les ressources nécessaires pour faire le trajet régulièrement.
Puis mamie est tombée une première fois. Heureusement, des voisins attentionnés la trouvèrent. Ce fut sans exceptionnelle gravité. Elle put retourner à domicile. L’ensemble du voisinage s’est mis à un peu la surveiller, comblant le vide laissé par la distance à laquelle nous habitions. Il réalisait des petits achats pour elle, comme lorsqu’il a fallu acheter des plaques de cuisson électrique suite à un accident de gaz et l’intervention des pompiers. Puis mamie est tombée une deuxième fois. Ce fut plus grave.
Col du fémur et poignet fracturés. Elle ne retrouva jamais la marche. Le fauteuil roulant fut obligatoire ainsi qu’une surveillance 24h/24h. Elle fut mise en maison de convalescence, mais l’observation des médecins permit de diagnostiquer une démence fronto-temporale, une maladie apparentée à Alzheimer. Le constat dû être fait qu’une maison de retraite était nécessaire de manière définitive. Mais on ne pouvait la laisser seule, à 420 kilomètres de chez ma mère. Nous avons dû la rapprocher de Sète et l’éloigner de son lieu de vie. Distance. Rupture. Déchirement.
La maison a dû être vendue et vidée. Il a fallu s’organiser. Plus personne n’habitait Pau. L’agence immobilière, le notaire, le camion de déménagement. Banalités de la liquidation d’une vie qui n’en sont pas moins violentes. Mamie est entrée en EHPAD à Frontignan, où sa famille avait fui la guerre. Le hasard de l’histoire a situé la fin de sa vie face à l’école où elle passa une partie de son enfance. Mais ce n’était pas plus doux pour elle, elle ne cessait de râler, de dire qu’elle voulait rentrer chez elle. La perte de l’ancrage territorial ajoutait à sa confusion. Mais complètement dépendante, devenu démente, ma mère pouvait ainsi la voir deux à trois fois par semaine, ce qui permit de maintenir un lien. Elle l’a reconnu jusqu’à sa mort alors qu’elle m’oublia peu à peu.
Au début, ma mère arrivait à la faire monter en voiture et à la transférer dans le fauteuil roulant. Puis ce fut impossible. Alors des sorties purent être organisées grâce au Groupement pour l’Insertion des personnes Handicapés Physiques (GIHP). Cette association possède des camions adaptés et ils viennent chercher les personnes à l’EHPAD pour les amener aux rendez-vous médicaux, dans leurs familles ou tout simplement en balade. Il suffit de réserver par téléphone. Le service est gratuit. Cela facilita beaucoup les déplacements pour ma mère qui n’avait pas une voiture adaptée au fauteuil roulant de ma grand-mère. Jusque peu avant sa mort, jusqu’au dernier Noël, ce service fut utilisé.
Puis, Mamie est également décédée. La distance entre le lieu de décès et le cimetière provoqua une cérémonie en deux temps : une crémation à Sète et une inhumation aux côtés de papy à Pau. Je n’ai pas pu assister à cette inhumation qui avait lieu une semaine après, j’avais repris le travail. La distance. Toujours. Entre nous.
Cette histoire, tant dans ce feuillet que dans le livre que vous avez entre les mains, est loin d’être unique. Elle est, en quelques pages, le résumé de ce que vivent des milliers de famille. Maintenir le lien avec les personnes âgées est essentiel et cela passe par leur donner le plus d’autonomie possible, le plus longtemps possible, pouvoir les voir régulièrement, les accompagner dans leurs sorties et ensuite en EHPAD. Les facilités de mobilités permettent de maintenir un lien familial essentiel à l’accompagnement du grand-âge.
Je vous regarde disparaître, Par Yann Castanier, éd. Revelatœur, 2023.
Le projet sur le site personnel de Yann Castanier : https://yanncastanier.com/reportages/papy-mamie-et-alzheimer-2/
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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