Arnaud Passalacqua
La tentation est grande d'opposer imaginaire à rationalité. Pourtant, les deux concepts se combinent probablement plus qu'on ne pourrait le croire a priori, comme l'illustre le cas du ferroviaire. La justification d'un projet se joue sur des registres faisant appel à différentes formes de rationalité : économique, géographique, historique, etc.
Ce choix d'arguments est pourtant lui-même le reflet d'imaginaires qui veulent, par exemple, que la rentabilité économique doive emporter la décision. Il peut même être principalement destiné à masquer des raisons jugées inavouables par les décideurs car uniquement fondées sur des imaginaires liés aux systèmes techniques et aux territoires. Ainsi, la rationalité économique peut simplement venir se plaquer devant l'image de modernité apportée par une nouvelle infrastructure.
A. B
J’ajouterai que la rationalité économique est simplement une forme supplémentaire d’imagination. Lorsque l'on se penche sur les différents modèles économétriques, on découvre bien souvent qu’ils ont besoin, pour se conformer à la réalité observée, d’« ajustements » prenant la forme d’« imperfections du marché » ou de « facteurs externes ». Souvent, la rationalité se comprend mieux dans son sens freudien de « rationalisation », c’est à dire comme un mécanisme de défense.
Allen Batteau
Nous vivons dans des réalités multiples, et cela ne relève pas de la conjecture. La réalité du lieu de travail, celle de la salle de classe, des conversations intimes entre amis, des fêtes de famille. Chacune d'elles est également sa propre réalité, dans le sens où elle est un domaine signifiant limité, un état de conscience à la tension particulière, qu'il s'agisse de l'attention accrue que s'accordent des amis, de l'ennui induit par les routines répétitives du travail, ou de la prévarication à laquelle on s'attend sur la scène politique.
L'imaginaire est aussi une zone signifiante limitée, aux frontières marquées par des symboles forts, qui s'épanouit grâce aux possibilités qu'il laisse entrevoir. Cependant il n'est jamais confondu avec la réalité empirique, sauf par les esprits les plus naïfs.
Qui plus est, l'imaginaire préfigure d'autres réalités. Lorsque quelque chose est « inimaginable », les gens peuvent effectivement le laisser à la porte de leur conscience. Sigmund Freud appelait ce mécanisme de défense le « déni ».
A. P
La conception de différentes réalités dont l'imaginaire serait l'une des composantes que propose Allen est stimulante et permet de combattre une approche trop rationaliste qui voudrait que la réalité de chacun(e) puisse se projeter sur un axe simple. Toutefois, s'il convient bien de distinguer une réalité empirique d'une réalité imaginaire, il ne faut pas penser qu'elles sont totalement disjointes. Des flux passent de l'une vers l'autre et vice-versa, qu'ils soient explicités ou moins conscients.
Arnaud Passalacqua
Du fait qu'elle joue sur un rapport au temps et à l'espace, la mobilité est un support de projections à différentes échelles, de temps et d'espace, mais aussi individuelles ou collectives. Ce trait est présent dès la construction d'infrastructures, dont les projets nécessitent de produire un discours et des images d'un territoire et de pratiques transformés.
Mais c'est également dans le choix modal que l'on peut lire les imaginaires de celles et ceux qui se déplacent, qui se combinent alors avec leur système de valeurs personnel. La question est alors la reconnaissance de la place de ces imaginaires dans un champ très fortement marqué par la présence d'acteurs et d'argumentaires qui se veulent rationnels. Si des imaginaires collectifs existent, pourquoi n'auraient-ils pas leur place explicite dans la décision au même titre que les prévisions de trafic ?
A. B
Une part de l’imaginaire réside dans les histoires que nous racontons. Les récits sont donc essentiels, aussi bien pour les mobilités physiques que virtuelles : avant d’agir, pour anticiper l’endroit où nous nous rendons, après, pour expliquer où nous sommes allés. Les récits ont la capacité unique de compresser le temps et l’espace en témoignage intelligible.
Allen Batteau
Il existe deux réponses à cette question. La réponse historique et la réponse contemporaine. Historiquement, les nouvelles formes de mobilité ont toujours appartenu au monde du rêve avant de se réaliser. Léonard de Vinci avait imaginé le vol humain quatre cents ans avant que Blériot et les frères Wright ne l’accomplissent. Dans le livre de Jules Verne De la Terre à la Lune, Michel Nadar atterrit sur la lune un siècle avant que Neil Armstrong et Buzz Aldrin y posent le pied.
Même dans nos vies quotidiennes, nous imaginons la mobilité avant de la mettre en œuvre. Pour nous rendre au travail, nous pensons aux éventuels embouteillages. Nous imaginons la joie des retrouvailles avant une visite chez des parents. Quant au pèlerin se rendant à un sanctuaire sacré, il prononcera une prière avant de commencer son voyage.
Certaines mobilités, comme le tourisme, sont particulièrement agréables justement parce qu'elles développent notre imagination. D'autres nous amènent à faire un « contrôle de réalité », à vérifier si les idées que nous nous faisions d'un événement distant étaient bien réelles ou imaginées.
A. P
Allen explique bien la dimension de projection que revêt toute mobilité, qu'elle soit exceptionnelle ou plus banale. Et également que l'important dans la mobilité n'est pas uniquement celle qui est accomplie, mais aussi, celle que l'on peut accomplir. Une forme de mobilité potentielle, au cœur de notre rapport au territoire. Il est rassurant de savoir que l'on peut effectuer tel ou tel déplacement, quand bien même on ne le fera jamais réellement.
Arnaud Passalacqua
Les imaginaires sont le produit d'une combinaison d'éléments individuels et de dynamiques collectives. Ils sont donc influencés aussi bien par l'expérience de chacun que par des représentations collectives, fondées sur une mémoire partagée, des récits communs, etc. L'individu projette sur des objets – ici techniques – des images superposant sa mémoire, ses idéaux, ses peurs ou ses aspirations.
Mais les dynamiques d'imaginaire sont aussi forgées par la société. De ce point de vue et dans le cas des mobilités, la dimension nationale peut s'avérer cruciale, dans la mesure où certains systèmes sont éminemment collectifs et particulièrement liés à la construction d'un territoire, comme c'est le cas du chemin de fer en France, l'un des vecteurs de la construction nationale du 19e siècle.
A. B
La nation est une forme particulière de groupement social. Comme l’a décrit Benedict Anderson dans Les communautés imaginées, les États-nations sont des inventions modernes. Les systèmes de transport sont toujours une partie intégrante de l’autodéfinition de la nation et, en tant que projets d’« état », ils jouent un rôle essentiel dans sa construction.
Allen Batteau
Les imaginaires sont composés de symboles. Les systèmes symboliques ont une cohérence analogique ou métaphorique que personne ne confond avec la réalité, même lorsque l'on ne parvient pas vraiment à en expliquer la différence. Les systèmes symboliques s'organisent autour de quelques « symboles clés », de « métaphores souches » ou de « métarécits », qui organisent et donnent de la cohérence au système entier.
Pour ce qui est des imaginaires de la mobilité, la nation est un de ces métarécits. Selon l'historien Benedict Anderson, les nations sont des « communautés imaginées » qui permettent de créer un sentiment de parenté et d'intimité entre des millions de personnes séparées par des centaines de milliers de kilomètres.
Avec la croissance des publications de masse et à la disparition des imaginaires religieux depuis le 16e siècle, la nation est devenue un trope dominant pour de nombreuses formes de mobilités, qu'il s'agisse du chemin de fer transcontinental, qui a unifié le continent américain, de l'automobile vue comme réification du « rêve américain » et de l'identité américaine, ou bien du vol humain perçu comme une transcendance nationale. Partout dans le monde les mobilités – comprises comme des infrastructures de transport et de communication – sont vues comme un moyen d’unifier la nation ou de concrétiser l'imagination.
Souvent les récits de mobilité sont uniquement nationaux : pour les Américains, la mobilité est un symbole de liberté, alors que pour les Français, elle peut être un symbole de sophistication. Comme pour toute traduction de poésie, il faut prendre garde aux nuances : la musique de l'imaginaire est probablement plus importante que les faits qu'il prétend exprimer.
A. P
Il est intéressant de noter que la nation comme le chemin de fer sont au cœur des visions françaises et états-uniennes à l'origine d'un discours sur le territoire et la constitution de ces deux pays. Alors même que les temporalités historiques de formation de ces deux nations et les échelles des territoires sont très dissemblables. Si les récits eux-mêmes diffèrent, ils n'en demeurent pas moins fondés sur un jeu complexe entre ce que transporte matériellement le chemin de fer et ce qu'il véhicule symboliquement.
Pour citer cette publication :
Arnaud Passalacqua et Allen Batteau (27 Mai 2014), « Les mobilités imaginées », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/regards-croises/2398/les-mobilites-imaginees
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