(Code/Espace : logiciels et vie quotidienne)
Code/Space contribue à l’analyse sociale des technologies de l’information et de la communication en interrogeant leurs champs d’action et la manière dont elles sont programmées. L’ouvrage étudie comment les logiciels favorisent la création de nouvelles mobilités et de nouveaux espaces de la vie quotidienne. Il étudie leurs impacts sur la créativité mais aussi sur les nouveaux modes de contrôle des populations.
La notion de « ville intelligente » évoque des contextes urbains dotés d’équipements numériques qui interagissent entre eux ainsi qu’avec leur environnement de manière automatique et quasi sensible, permettant de nouvelles façons de faire, de sentir et de savoir. Ces équipements et infrastructures génèrent, intègrent, transfèrent et échangent un grand nombre de données facilitant une connaissance pointue et en temps réel de la vie citadine et engendrant de nouvelles formes de gouvernance technocratique de la ville. La ville « intelligente », « numérique » ou « sensible » est considérée comme un outil qui encourage l’innovation, l’efficacité, la créativité et la vie durable dans un contexte de crise écologique mondiale et de ce qui est décrit comme une « économie basée sur le savoir » de plus en plus compétitive. Si aucune ville n’a encore, et de loin, atteint le niveau de développement urbain futuriste, imaginé, par exemple par Microsoft’s Future Vision, nombre de ses technologies clés existent au stade embryonnaire et les équipements numériques se fraient déjà leurs chemins à travers la ville. En analysant comment les technologies de l’information et de la communication (TIC) deviennent un élément courant de la vie citadine, les chercheurs en sciences sociales se sont essentiellement intéressés aux effets de ces technologies (p.ex. la compression de l’espace-temps). Or, la nature de ces technologies et surtout la manière dont elles agissent ou sont programmées pour atteindre leurs objectifs a fait l’objet de bien moins d’attention et demeure une sorte de « boîte noire », quelque chose que l’on considère comme évident et ne nécessitant pas d’explication sociologique.
Code/Space analyse dans quelle mesure les logiciels (« software ») déterminent le mode d’action de diverses technologies. Les auteurs affirment que l’importance des logiciels est due à la forte influence qu’ils exercent sur la vie quotidienne en créant de nouveaux sujets, pratiques, mobilités et interactions. Plus précisément, Code / Space développe d’une part que le fait de comprendre cette influence requière une approche spatiale et, d’autre part, tente de conceptualiser l’action des logiciels en tant que créateurs de nouvelles spatialités quotidiennes et de nouveaux modes de gouvernance et de créativité.
Les logiciels sont un ensemble d’instructions lisibles par des machines (algorithmes) qui, nourries par certaines données et critères, font en sorte que des objectifs soient accomplis d’une manière particulière. En tant que tels, les logiciels sont une « grammaire d’action » commandant aux machines la production d’actions répétitives, de routines. Dans les pays industrialisés de l’hémisphère nord aisé, et toujours plus fréquemment dans d’autres sociétés aussi, les machines et les infrastructures dans lesquelles sont intégrés des logiciels sont de plus en plus généralisées dans la vie quotidienne où elles médiatisent, remplacent, accroissent, dirigent et facilitent la vie collective. La plupart du temps, les gens abordent ces technologies inconsciemment, comme un arrière-plan évident qui ne se remarque que lorsqu’il tombe en panne. Citons par exemple des pratiques domestiques comme chauffer son séjour (à l’aide de thermostats pour le chauffage central), jouer (avec des consoles de jeu vidéo), communiquer (par téléphones portables), ou d’autres activités de tous les jours, comme faire ses courses au supermarché (codes-barres) et, de plus en plus, conduire sa voiture (à l’aide d’un GPS), qui sont entièrement tributaires de logiciels. Les logiciels offrent de nouvelles façons de faire les choses, automatisent des pratiques existantes, modifient les rapports sociaux et développent de nouvelles possibilités pour les activités culturelles. Ils connectent entre eux de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne, et sont devenus les artères de la société d’information émergente.
Un aspect des logiciels semble avoir été ignoré dans le champ des « études en logiciels » tout juste émergent : il s’agit de la manière dont les logiciels, de par leur capacité à accomplir des tâches d’une certaine manière, fabriquent des espaces d’un nouveau genre et reconfigurent le monde à l’aune de leurs propres logiques ou systèmes de pensée inhérents aux algorithmes. L’idée que l’espace puisse être généré ou « performé » peut sembler contraire au sens commun – après tout, l’espace n’est que le lieu où se passent les choses. Pourtant, plutôt que de le concevoir comme un conteneur de nature immuable et avec des caractéristiques fixes, les spécialistes en sciences sociales ont considéré plus pertinent de penser l’espace comme le résultat de pratiques sociales, que les gens répètent par habitude, mais qui ne sont jamais complétement similaires, et qui impliquent une relation dynamique entre les personnes, les matériaux, les significations et les technologies. En quelque sorte, c’est ce à quoi les spécialistes en sciences sociales se réfèrent lorsqu’ils parlent de « performance de l’espace ». En adoptant cette vision de l’espace, on note deux schémas distincts de production de l’espace par les logiciels.
L’émergence des TIC n’a pas influencée ou transformée tous les espaces de la même manière. Dans certains d’entre eux, l’intégration des TIC est décisive mais pas nécessaire. Elles ont développé les possibilités de faire certaines choses (p.ex. une salle de classe dotée d’un projecteur numérique) mais si elles en étaient absentes ou défaillantes, la nature des espaces n’en serait pas modifiée substantiellement (p.ex. la salle de classe resterait un espace où l’on donne des cours mais de façon plus traditionnelle). D’autres espaces, en revanche, cesseraient de fonctionner comme prévu si le logiciel faisait défaut. C’est le cas, par exemple, dans la zone d’enregistrement d’un aéroport. Imaginons que le logiciel défaille, le traitement des passagers serait interrompu et la zone d’enregistrement se transformerait en un lieu rempli de personnes déçues ou en colère. C’est là un exemple d’espace qui est le produit d’un code. D’autre part, dans le cas présent le code existe dans l’objectif de créer un certain type d’espace. C’est ce que Kitchin et Dodge appellent « code / espace », un espace qui est tributaire du fonctionnement d’un logiciel ou de sa « transduction » vers une fonction souhaitée.
Les codes / espaces ont la capacité, grâce aux infrastructures codifiées (les infrastructures dirigées et règlementées par des logiciels), d’étendre leur rayon d’action sur les localités, les pays et les continents. Ils sont tellement omniprésents qu’il devient de plus en plus difficile de penser certains aspects du quotidien (en particulier dans les pays occidentaux mais dans bien d’autres sociétés également) non médiatisés par les logiciels. Ce phénomène a conduit certains spécialistes à affirmer que les populations de l’hémisphère nord aisé entrent dans l’ère de l’« everyware », à savoir, du logiciel omniprésent.
L’intervention omniprésente des logiciels dans la vie quotidienne a ouvert de nouvelles opportunités à la créativité et l’autonomisation, mais aussi davantage de zones d’ombres permettant de réguler et de diriger les comportements, collecter, enregistrer, trier et suivre des informations sur la vie privée, du détail le plus banal au plus intime. Étant donné l’ampleur de cette potentialité encore inexploitée de contrôler les gens, il est étonnant que l’opposition à son développement soit si faible et silencieuse. Se référant au philosophe français Michel Foucault, Kitchin et Dodge montrent comment les techniques et pratiques de gestion ordinaire des populations – connues sous le terme de gouvernementalité – ont été accompagnées, au cours de l’histoire, par un ensemble de discours qui les rationalise et les légitime. Les techniques et logiques de la gouvernementalité se sont transformées avec les changements des modes de production économique, des technologies et des idéologies. Aujourd’hui les logiciels ont le statut d’une technique particulièrement étendue et par là-même efficace de gouvernementalité ; ceci est dû en partie aux régimes discursifs fondés sur les notions de flexibilité, productivité, efficience, rationalité économique, atout concurrentiel, fiabilité, sureté et sécurité. Cette présence et cette intervention ubiquistes des logiciels a été rendue possible grâce à un processus d’ « interpellation » (pour employer un mot d’Althusser) par lequel les gens sont séduits et acceptent sa logique. Les occidentaux semblent avoir décidé que la commodité et la « magie » des nouvelles TIC valent une restriction de la liberté personnelle, ou peut-être que la présence croissante des logiciels dans la vie quotidienne n’a nullement encore été perçue comme une perte de liberté.
La mobilité est l’un des champs dans lequel le code/ espace est voué à occuper une place prépondérante. Certains secteurs des transports, comme l’aviation, reposent déjà presque entièrement sur les logiciels, du filtrage et traitement de l’information sur les passagers aux opérations de contrôle de l’espace aérien et aux avions eux mêmes. « Les méthodes avec intervention intensive de logiciels constituent la modalité hégémonique de production d’espace associée au voyage aérien », affirment Dodge et Kitchin (p. 155). Que cela soit lié à l’appareil de contrôle et de sécurité d’État et doublé de la peur d’attaques terroristes explique en partie le rôle croissant des logiciels dans les aéroports, en particulier pour procéder à l’examen des passagers lors des contrôles de police. Si l’inquiétude concernant l’opacité des procédés autorisant les passagers à circuler dans l’espace international augmente, le transport aérien ne concerne malgré tout et aujourd’hui encore qu’une faible portion de le population mondiale (environ 2-3 %). Kitchin et Dodge observent que la tendance véritablement inquiétante est plutôt l’ingérence croissante des logiciels dans des aspects plus banals et répandus de la vie quotidienne tels que l’automobilité. Les systèmes automobiles sont conçus, développés et mis en œuvre par un éventail de sociétés publiques, de constructeurs automobiles et autres tiers aux objectifs multiples. À partir du moment où l’automobilité est progressivement médiatisée par les logiciels, ces acteurs pourront collecter et enregistrer des informations détaillées sur nos déplacements, habitudes et pratiques. Savoir que les entreprises mémorisent des données pourrait entraîner les gens à se discipliner, même dans leurs actes les plus quotidiens. Conformément à ce qui a déjà été expliqué plus haut, il reste à examiner si ceci est perçu par la majorité de la population comme une entrave à sa liberté. Après les évènements de 2013 divulguant l’espionnage systématique de millions de citoyens européens et américains par les gouvernements de leurs pays et en accord avec les secteurs des nouveaux médias, les promesses de praticité, flexibilité et productivité du monde numérique semblent peser plus lourd que les préoccupations concernant la protection de la vie privée.
La recherche sur ‘code/espace’ dans le champ des mobilités se trouve encore à un stade embryonnaire, bien que l’intérêt politique et universitaire croissant pour les « mobilités intelligentes » est en passe d’en faire une activité de recherche florissante. Citons, parmi les pionniers en la matière, Peter Adey et Lucy Budd qui ont analysé les impacts affectifs et corporels des code/espaces de l’aviation civile.
Il s’agit sans aucun doute d’un ouvrage important et j’ai hâte de voir quelles recherches s’en inspireront dans les années à venir, en particulier quant à l’impact de l’ « everyware » sur la résistance ou la fragilité des villes au vingt et unième siècle, un aspect négligé par le présent ouvrage.
Rob Kitchin est professeur de géographie humaine et directeur du National Institute of Regional and Spatial Analysis à l’université nationale d’Irlande, à Maynooth. Il a mené des recherches sur les géographies de l’infirmité, de la sexualité et du cyberspace.
Martin Dodge est maître de conférence en géographie humaine à l’université de Manchester (Grande-Bretagne). Ses recherches s’intéressent à la conceptualisation des dimensions sociales et spatiales des technologies numériques et des infrastructures urbaines, aux représentations visuelles et aux nouvelles méthodes de visualisation géographique.
Code / Space: Software and everyday life
(Code/Espace : logiciels et vie quotidienne)
de Rob Kitchin et Martin Dodge
Massachusetts Institute of Technology Press
2011
290 p.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Javier Caletrío (24 Mars 2015), « Code / Space: Software and everyday life - de Rob Kitchin et Martin Dodge », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/2805/code-space-software-and-everyday-life-de-rob-kitchin-et-martin-dodge
Autres publications