Là où hier nos rencontres romantiques se faisaient dans des lieux publics, au hasard de la nuit, les applications mobiles permettent aujourd’hui de les gérer à distance et tout au long de la journée. Les temps de la rencontre se trouvent changés, tout comme le rôle que jouent les bars et les cafés de la ville et celui que jouent nos déplacements quotidiens, augmenté par les mécanismes de match-making géolocalisés. Ce projet de recherche, terminé en septembre 2018, visait à explorer l’articulation entre le design de l’application Tinder, les mobilités auxquelles son usage donne lieu, et les formes de rencontres et de sociabilités urbaines qui se développent à partir de là.
Les applications mobiles géolocalisées font l’objet d’un intérêt soutenu depuis une dizaine d’années, dans les domaines du jeu (Mogi, Ingress,…), des réseaux sociaux (Facebook Place, Google Latitude, Foursquare,…) et des applications de recommandations sensibles à la position (Yelp,…). Mais c’est surtout dans le domaine des rencontres qu’elles ont rencontré un véritable succès d’usage, initialement au travers de l’application Grindr et, plus récemment, au travers de Tinder, une application géo-localisées de rencontre dont l’usage croît rapidement dans la tranche 16-35 ans. C’est sur cette application en vogue que porte cette recherche. A la différence de son prédécesseur Grindr, et bien que conçue autour des mêmes principes de fonctionnement, l’application Tinder recouvre des usages variés, allant de la rencontre sexuelle instantanée à la recherche du grand amour.
Le projet Sexe et amour à l’heure des applications géolocalisées , mené par Christian Licoppe, Laurent Camus, Anne-Laure Dalstein et Clémence Rouballay vise à explorer l’articulation entre le design de l’application Tinder, les mobilités auxquelles son usage donne lieu et les formes de rencontres et de sociabilités urbaines auxquels elle donne naissance. Alors qu’auparavant on devait se rendre dans des lieux publics régulièrement pour faire des rencontres, au hasard de la nuit, les applications mobiles permettent aujourd’hui de les présélectionner et de les gérer à distance. Cela change à la fois notre rapport à la rencontre amoureuse ou sexuelle, les temps de la rencontre, mais aussi le lieu de rencontre physique et le rôle que jouent les lieux publics (café, bar, boîtes de nuit, lieux d’exposition,…). Cela soulève d’abord la question de la coprésence. Grâce aux applications géolocalisées, l’utilisateur peut sélectionner, en amont, les personnes qu’il souhaite rencontrer, évitant ainsi les rencontres superflues. Pour autant, cela réduit-il le nombre de rencontres qu’il fait au quotidien, que celles-ci aboutissent à une relation ou non ? Comment les rencontres virtuelles redéfinissent-elles notre besoin de rencontre physique ?
Par ailleurs, les modalités de gestion des contacts que proposent ces applications mettent l’accent sur la proximité géographique des personnes à rencontrer. Les chercheurs font l’hypothèse que, comme pour d’autres applications mobiles géolocalisées, ce mécanisme amène les utilisateurs à modifier leurs déplacements quotidiens et la manière dont ils se les approprient, afin de mieux exploiter les possibilités que ces derniers leur offrent via l’application. Mais ces mobilités augmentées, nouveaux lieux de la rencontre amoureuse, revêtent-elles le même intérêt quelles que soient les distances parcourues pour rejoindre les lieux d’activités du quotidien? Les usages sont-ils les mêmes dans une très grande ville comme Paris et dans une plus petite ville où les personnes qu’on croise ne sont pas anonymes?
Lancée début 2016 et terminé début 2018, l’enquête s’est appuyée sur des méthodes originales que l’équipe de recherche développe depuis quelques années, combinant deux vagues d’entretiens semi-directifs dans des cadres de vie variés (centre-ville et zones périurbaines) et l’enregistrement de l’activité des écrans mobiles sur plusieurs jours. Ce dernier permet en particulier de visualiser les usages, de les situer par rapport aux usages d’autres applications mobiles et d’observer les dialogues électroniques. L’enregistrement capte par ailleurs le son ambiant, fournissant ainsi des informations contextuelles complémentaires, utiles pour caractériser les situations d’usage.
L’ensemble de ces données apportent des informations sur les biographies relationnelles, et les trajectoires des participants en ce qui concernent l’usage des sites de rencontre fixes et mobiles, ainsi que sur leur perception des différents dispositifs utilisés.
Les résultats de l’enquête apportent des éléments de compréhension quant à la manière dont les applications mobiles participent des modes de vie mobiles. Au Forum Vies Mobiles, nous en tirons des enseignements sur la relation entre modes de vie et mobilité, sur les différences de pratique selon le cadre de vie des utilisateurs, mais aussi sur les possibilités offertes par l’application en termes de prise de contrôle de ses rencontres et du rythme de sa vie amoureuse.
L’application permet d’accéder, dans une certaine aire géographique, à un nombre de partenaires possibles et disponibles plus important qu’en son absence, d’offrir dans le même temps des critères nombreux de sélection pour se rapprocher de ses préférences physiques et sociales. De ce fait, l’application amène les utilisateurs à gérer la distance géographique et sociale qui les sépare d’éventuelles rencontres. L’usage de l’application exemplifie l’acception large que l’on peut avoir du concept de mobilité : l’application permet d’organiser ses rencontres avec des inconnus à la fois dans le temps et dans l’espace mais aussi dans le champ social. Une partie de l’activité sociale étant réalisée en ligne, les possibilités ergonomiques offertes par l’application virtuelle se substituent à celles produites par les déplacements physiques et par la coprésence.
Tinder vient simplifier la rencontre. Pour autant, son utilisation ne se substitue pas vraiment aux activités classiques de sociabilité (sorties entre amis,…) ni à la recherche de partenaires dans les lieux physiques habituels (bars, boîtes, …). Dans certains cas, c’est même le contraire. Tout porte à croire que l’utilisation de Tinder, à la différence de Grindr (application de rencontres homosexuelles qui favorise les rencontres de proximité spatiales immédiates), augmente considérablement les déplacements physiques effectués pour des motifs de sociabilité.
Au fond, l’application Tinder répond à un objectif partagé par tous à un moment ou un autre : faire des rencontres romantiques en dehors de son cercle de connaissances. Or, cela reste universellement difficile, même dans une grande ville, où malgré le grand nombre d’inconnus et donc de personnes à rencontrer, l’anonymat et les conventions demeurent un obstacle. Tinder produit un contexte, un espace virtuel, qui permet de franchir cet obstacle, quelle que soit la densité du cadre de vie.
En revanche, la densité du cadre de vie change considérablement la facilité avec laquelle on va effectivement rencontrer des personnes et l’investissement personnel qu’on mettra dans chaque relation virtuelle avant de faire une rencontre physique. En zone peu dense, c’est plus difficile et cela appelle plus d’implication.
Une question demeure : cette différence d’investissement personnel par les utilisateurs de l’application provient-elle du fait qu’on y passe plus de temps lorsqu’on vit dans des espaces peu denses ou est-ce seulement les modalités de la rencontre qui changent, sans que pour autant le temps passé ou le nombre de relations nouées en soient impactés ?
Les relations sont plus brutales dans la grande ville : le grand nombre de choix de rencontres possibles dans Paris conduit à la pratique du zapping et semble réduire le contenu qualitatif des échanges. En ce sens, nous pourrions dire que les cadres de vie peu denses sont plus propices à la « common decency » (Orwell).
Autrement dit, ces résultats viennent tous remettre en cause la thèse de l’ « urbanité ». En effet, selon celle-ci plus un lieu est dense, plus il favorise les échanges sociaux et neutralise l’entre-soi.
Un triple contrôle social des profils :
Les modalités d’échanges proposées par l’application permettent de mobiliser trois types de leviers pour réduire la distance sociale avec les personnes qu’on rencontre :
Quand on analyse les préférences de rencontre en termes de géolocalisation, on voit que les utilisateurs n’ont pas tous la même représentation de la distance et de la proximité géographique :
Pour certains utilisateurs, Tinder semble permettre de déterminer / d’avoir plus de contrôle sur le rythme auxquels progressent les relations, la vitesse à laquelle on rencontre physiquement quelqu’un,…
Mais si Tinder donne l’impression aux utilisateurs d’un gain en efficacité et de temps, il s’avère que Tinder représente aussi une activité souvent chronophage qui peut parasiter les autres activités du quotidien. Elle devient alors une sorte de charge mentale. Charge d’autant plus forte que la réactivité dans les échanges est déterminante pour faire fructifier les « matchs ».
L’utilisation de Tinder se fait durant les temps morts de la journée mais peut aussi se substituer à d’autres activités (télévision, lecture,…) et venir en interrompre d’autres (cuisine,… ?).
Toutefois, son utilisation se fait toujours en privé ou avec des amis. Le temps passé dans les transports en commun n’est pas appropriable pour ce type d’activité qui peut susciter une certaine gêne. En revanche, les déplacements quotidiens peuvent permettre une stratégie d’accumulation de contacts nouveaux qui sortent de l’aire géographique de sa résidence ou de son lieu de travail.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
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