La question de la voiture en ville est actuellement à l’agenda politique, médiatique et scientifique. De façon quasiment généralisée, les politiques de régulation de la mobilité tendent à remettre en cause la place dominante de la voiture individuelle dans le fonctionnement urbain. Mais peut-on aller plus loin et imaginer des modes de vie se passant complètement de la voiture individuelle sur un territoire comme celui de l’Île-de-France ? Cette hypothèse a été explorée par les chercheurs du laboratoire Géographie-cités (CNRS) pendant 2 ans dans le cadre du projet « Post-Car Île-de-France ».
L’automobile est au cœur d’un système d’externalités négatives bien renseigné qui affecte la santé publique, qui nuit à l’environnement local et mondial, et qui consomme une part importante de l’espace urbain. Malgré ces externalités, et une tendance à la baisse, la voiture particulière continue de dominer largement les déplacements de voyageurs en France, où elle représentait 83 % des déplacements en 2010 1.
L’Île-de-France, avec ses pics de pollution et ses embouteillages à répétition, offre un cas particulièrement intéressant pour penser une sortie de l’automobile. Elle présente à la fois une agglomération dense, où l’utilisation de l’automobile diminue, et des espaces périphériques (espaces ruraux et villes secondaires), moins pourvus en transports alternatifs, où son usage continue de croître 2.
Le Forum Vies Mobiles a souhaité explorer les possibilités d’une sortie de l’automobile en Île-de-France selon deux hypothèses plus ou moins radicale :
Un volet complémentaire a été ajouté sur la question de la résilience de l’Île-de-France en cas de crise :
Pour mener à bien le projet Post-Car, le laboratoire Géographie-Cités a composé une équipe réunissant des compétences pluridisciplinaires d’aménagement-urbanisme (Jean Debrie, Juliette Maulat), de géographie urbaine (Sandrine Berroir) et de modélisation en géographie (Arnaud Banos, Hadrien Commenges). Au cours du projet, les chercheurs ont été accompagnés par les étudiants des ateliers de professionnalisation des masters Aménagement-Urbanisme (Paris Panthéon-Sorbonne) et Carthagéo (Paris Panthéon Sorbonne, Paris Diderot, ENSG 4).
Partant du constat que la place de la voiture en Île-de-France est à la fois prépondérante et problématique, il s’agissait d’explorer une transition vers des modes de vie moins dépendants de l’usage individuel de la voiture qui répondrait aux aspirations des franciliens pour le futur.
Pour ce faire, la recherche se déroule en trois grands moments :
Une synthèse finale des résultats de l’étude permet de mesurer la possibilité ou non de se passer de la voiture en Île-de-France. Les modèles élaborés, disponibles en opensource, peuvent être utilisés librement.
1/ L’Île-de-France est un contexte a priori favorable pour se passer de l’usage individuel de la voiture :
2/ Mais il existe de grandes disparités entre Paris-centre et sa périphérie : plus de 50 % des résidents de grande couronne se déplacent exclusivement en voiture, contre 9 % à Paris. Ainsi, plus on s’éloigne de Paris plus la dépendance à l’automobile est forte.
3/ Selon l’enquête du Forum Vies Mobiles, il existe une envie partagée par les Franciliens de ralentissement, de proximité et d’amélioration des conditions d’accessibilité.
4/ L’étude des politiques publiques témoigne d’un discours sur la nécessaire transition, mais sans remise en cause de la croissance des mobilités et sans politique coercitive réelle visant à lutter contre l’avantage concurrentiel de la voiture.
Au final, la recherche montre qu’il est impossible de se passer de la voiture individuelle sur le territoire francilien sans repenser en profondeur l’aménagement de ce dernier.
Malgré quelques signaux récents indiquant une inflexion réelle des usages automobiles, l’Île-de-France reste un territoire structuré par la voiture. L’observation des logiques de mobilité francilienne témoigne surtout d’un gradient centre-périphérie (ville centre, petite couronne, grande couronne) dans ce rapport à la voiture. Les distances parcourues quotidiennement augmentent en fonction de l’éloignement du domicile au centre de Paris : 12 km parcourus par jour par les parisiens, 17 km parcourus par jour par les habitants de la petite couronne et 30 km pour les habitants de la grande couronne. S’il serait abusif d’homogénéiser une catégorie « périphérie » très hétérogène, l’ensemble des indicateurs (possession de voiture, multimotorisation, flux automobile, part dans les déplacements, distance quotidienne…) atteste néanmoins de ce gradient et signale une variation des dépendances à l’automobile. La modélisation (modèle macro) permet de mettre en évidence cette fragilité du point de vue de l’accessibilité de ces espaces de grande couronne (à l’exception de certains point du réseau RER et Transilien) partiellement corrigée par l’usage automobile. Le modèle permet de mesurer cette distinction entre la caractéristique hiérarchique et centripète du réseau de transport collectif et la capacité de diffusion du mode de transport automobile. L’analyse des pratiques et des aspirations des Franciliens en termes de mobilité atteste d’une complexification de l’organisation spatiale des déplacements (les boucles de mobilité) par l’enchaînement des activités (domicile, travail, achats, loisirs). Cette organisation structure des territoires sur lesquels les habitants sont dépendants de l’automobile pour des déplacements souvent de faible portée. Qui plus est, 70 % des déplacements se font de banlieue à banlieue, ce qui ne fait que rendre plus difficile la scénarisation d’un futur post-car.
La dépendance à l’automobile est donc indiscutable. Il reste que les pratiques et les aspirations en termes de modes de vie et de mobilité témoignent de l’intérêt d’explorer cette hypothèse d’une réduction de la voiture. Du point de vue des pratiques, il importe de rappeler que la portée moyenne des déplacements en voiture reste en moyenne faible. Si l’utilisation de la voiture permet de compenser en zone non dense des distances plus longues par des déplacements plus rapides, et si elle reste sans alternative sur certains flux, la majorité des déplacements sont de courte portée, de courte durée et dans la distance de pertinence des modes actifs (la moitié des déplacements en voiture est inférieure à 3 km). Cet aspect connu des usages de l’automobile justifie cette attention nouvelle pour les modes actifs.
Du point de vue des aspirations, les enquêtes ne permettent pas d’identifier d’aspiration réelle à une réduction forte de l’usage automobile, mais elles attestent par contre d’une reconnaissance croissante des externalités négatives associées à ce système automobile. Et si l’attachement aux caractéristiques autorisées par la voiture (autonomie, fréquence, destinations) n’est guère contestable, cette entrée par les aspirations permet également de signaler des envies partagées de ralentissement, de proximité et d’amélioration des conditions d’accessibilité. Certes, ces aspirations sont diverses et dépendent du profil des individus, de leurs localisations et de leurs pratiques actuelles, mais le constat d’une aspiration à ralentir et à consacrer moins de temps à se déplacer est clair.
Ce constat se retrouve partout (6 pays et 12 000 enquêtés dans l’enquête Aspirations du Forum des Vies Mobiles), mais la particularité francilienne au sein de ces enquêtes tient dans un idéal se caractérisant par une aspiration forte au ralentissement obtenu par l’amélioration des accessibilités collectives (le développement du transport en commun) doublée de logiques nouvelles de proximité. Le dispositif micro (modèle-jeu) a permis de prolonger cette réflexion sur les changements de mobilité. Jouer à construire un territoire sans voiture (mission post-car 2030) autorise une réflexion sur un couple accessibilité-proximité et se répercussions sur la forme et la composition de la ville. Il y aurait bien sûr à multiplier les séances de jeu, mais celles menées dans des cadres pédagogiques (étudiants), académiques (chercheurs) et grand public attestent de la possibilité de discuter d’un changement drastique de mobilité (une ville sans voiture) et de débattre des choix variés impliqués par ce changement (ville de la proximité, ville linéaire, ville compacte, ville non dense). Ces séances de jeu autorisent alors une mise en débat des choix de la densité (ville compacte vs diffus durable), des choix de mixité des fonctions urbaines et de leurs polarisations (centre urbain vs multi-centre), de la place des espaces verts dans ces choix (post-car villageois vs structuration urbaine autour d’un espace vert central) et du rôle des transports collectifs et actifs dans cette structuration.
Le travail spécifique sur les aspirations des franciliens permet de mettre au jour les différentes caractéristiques d’une ville intermodale. Certes, cette prise en compte des aspirations ne permet pas de dessiner une ville sans voiture, mais elle autorise la scénarisation d’une réduction non coercitive de la mobilité individuelle motorisée. Il en ressort l’identification d’un « pack » incitatif marqué par trois dimensions principales (développement du transport en commun, nouveaux usages de la voiture, développement des parkings relais) complétées d’un ensemble de mesures (services collectifs ruraux, modes doux, navettes, transport à la demande), soutenues par des incitations financières et accompagnées des opportunités nouvelles offertes par l’évolution des systèmes d’informations (applications).
Cette scénarisation compose avec la diversité des pratiques et des aspirations individuelles et se traduit alors par une géographie spécifique de cette ville intermodale basée sur une nécessaire différenciation des évolutions épousant la graduation des densités urbaines. La logique centre-périphérie de la dépendance automobile se traduit alors dans cette scénarisation par une dissociation des mesures en zone centre (une ville sans voiture) et les mesures en zones périphéries (une ville intermodale). Les séances de jeu prolongent l’exercice en autorisant des discussions sur la composition d’un territoire local sans voiture. Les différents modèles de ville créés dans ces séances offrent ainsi une traduction complémentaire et collective de cette réflexion post-car.
Le travail d’analyse comparative des politiques de régulation de la mobilité urbaine offre une seconde lecture de cette scénarisation. Il importe de noter la congruence entre les deux niveaux de scénarisation. L’analyse des politiques publiques (développement de l’offre de transports collectifs, promotions des modes doux, régulation de l’automobile, cohérence urbanisme-transport), malgré des déclinaisons différenciées en fonction des contextes locaux, révèle au final une volonté partagée par les décideurs de réduction des externalités négatives associées à la mobilité, mais sans objectif de réduction de cette mobilité elle-même. Majoritairement incitatives, les politiques de régulation de la mobilité ont principalement pour objectifs de développer les transports collectifs et les modes actifs, ainsi que de favoriser la décarbonation des véhicules. Néanmoins, l’absence de stratégie, voire même de réflexion, sur une décroissance possible des déplacements apparaît évidente. Il en ressort là encore une nouvelle équation intermodale en cours de construction qui offre un scénario de transition dont la traduction pourrait signaler un temps nouveau (intermodal donc) de la relation ville-mobilité.
Mais c’est bien la similarité des deux lectures (celle par les aspirations, celle par les politiques publiques) qui semble importante à relever, validant sans doute un changement partiel des cadres cognitifs sur le rapport à la voiture. Ce changement se structure alors autour d’une généralisation de la prise en compte du problème automobile (des externalités négatives) et de la réponse à y apporter (une équation intermodale incitative). La scénarisation de ces changements se traduit par une dualisation opposant un changement important des usages automobiles en zone centre et des usages structurés par la mobilité individuelle en zone périphérique. Elle pose surtout la question – largement débattue dans les mouvements sociaux récents – de la « fragilité » d’une partie importante de la population à ces nouvelles régulations de l’automobile. La géographie de la dépendance automobile interpelle cette scénarisation prospective.
La mobilisation du modèle macro permet de signaler la résistance de l’Île-de-France à la réduction de la mobilité automobile individuelle. L’enquête sur les aspirations témoigne d’un attachement aux caractéristiques offertes par l’automobile dans le cadre de modes de vie structurés autour de boucles de mobilité. Et la « boîte à outils » des politiques publiques témoigne d’une lecture certes de transition, mais sans remise en cause de la croissance de cette mobilité et sans politique coercitive réelle visant à lutter contre l’avantage concurrentiel de la voiture. Si le dispositif micro permet de débattre, scénariser et évaluer le changement profond des pratiques de mobilité et des modèles urbains associés dans une configuration sans voiture, le modèle macro en signale la distance dans la composition territoriale actuelle. Cette réalité du poids de l’automobile en Île-de-France montre ainsi qu’il est impossible de se passer de la voiture sur ce territoire.
Les expérimentations autorisées par le modèle (localisation des emplois et des logements, variation des moyens de transport…) et notamment les tests sur des configurations types relevées dans la littérature (CBD, TOD, ville compacte…) permettent de saisir la distance à l’objectif d’une réduction drastique de la voiture dans un territoire marqué par ces gradients d’accessibilité, par ces déséquilibres entre bassins d’emplois et bassins de main d’œuvre et par l’importance des grands pôles dans la structuration francilienne. Et il importe ici de rappeler que le parti-pris assumé dans notre recherche est celui d’une exploration quantitative et qualitative des mobilités quotidiennes des habitants franciliens et que la prise en compte d’autres formes de mobilité, touristiques et logistiques, accentuerait bien sûr cette distance à l’objectif d’une réduction forte des mobilités routières.
Pour autant, les aspirations au ralentissement, à l’accessibilité et à la proximité, ainsi que la congruence progressive entre les objectifs de l’action publique et la perception collective du problème posé par le système automobile indiquent une remise en cause, certes partielle, mais réelle, de la voiture et donc une logique de transition vers de nouvelles logiques de mobilité. Cette recherche avait pour objectif d’offrir des clés de lecture de cette transition. Elle pose au final une autre question, ouverte, sur la pertinence de cette transition intermodale par rapport aux enjeux sociaux et environnementaux à venir. Elle peut et doit s’accompagner d’autres réflexions, non développées dans cette recherche, sur des scénarios de rupture et de remise en cause totale du système métropolitain. Les travaux menés par exemple par l’Institut Momentum dans le cadre du Forum Vies Mobiles sur le scénario d’une Île-de-France post-effondrement offre ainsi une autre lecture plus radicale de ce post-car et invite à débattre de cette tension entre transition et effondrement.
Deux modèles sous licence libre avec les tutoriels associés :
Dispositif Macro. Modéliser la mobilité urbaine en Île-de-France (un modèle agrégé) Commenges Hadrien, Janin Oscar (2019) Améginat-IF : aménager en imaginant l'Île-de-France, UMR 8504 Géographie-cités. https://analytics.huma-num.fr/geographie-cites/ameginatif/
DOI : https://zenodo.org/badge/latestdoi/120883410
Dispositif Micro. Simuler un territoire sans voiture (un modèle multi-agents) Banos Arnaud (2019) Post Car Micro Model, UMR 8504 Géographie-cités
DOI : https://doi.org/10.5281/zenodo.3463120
1 OMNIL, 2015, enquête globale transport 2010.
2 OMNIL, 2015, enquête globale transport 2010.
3 Néologisme proposé par le géochimiste Paul Crutzen (2000) à partir du constat que l’activité humaine des 200 dernières années aurait précipité une modification rapide des conditions de vie sur la Terre. L’activité humaine constituerait de ce point de vue un bouleversement climatique suffisant à faire entrer la terre dans une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène.
4 École nationale des sciences géographiques.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xModes de vie
Autres publications