Le partage des données est crucial pour la consolidation des méthodes et des connaissances scientifiques, en particulier à travers la discussion contradictoire. Mais pour les recherches qualitatives, cette pratique en est à ses balbutiements. Le projet mené par une équipe du laboratoire CITERES cherche à ouvrir la voie en réinvestissant 6 enquêtes menées dans les espaces périurbains et ruraux. Son objectif est triple : établir une méthodologie pour la mutualisation de données qualitatives, définir les conditions de leur diffusion, produire une analyse renouvelée. L’enjeu : mieux comprendre la mobilité dans les espaces peu denses et dégager des pistes pour sortir de la dépendance à la voiture.
Dans le cadre de ce projet, une vidéo de présentation de l’outil de modélisation des trajectoires mobilitaires a été réalisée, accessible sur ce lien.
La mobilité dans les territoires périurbains et ruraux soulève des questions sociales et environnementales que le Forum Vies Mobiles a explorées lors de ses Rencontres internationales « Des mobilités durables dans le périurbain, est-ce possible ? » en 2013. Depuis, le nombre et la diversité des travaux de recherche s’intéressant à la mobilité dans ces territoires n’a fait que croitre. Le projet « Sortir de la dépendance à la voiture » a fait l’hypothèse qu’il était possible de faire un saut en termes de connaissance des mobilités quotidiennes dans les espaces peu denses en mutualisant, en croisant et en ré-analysant les données issues de plusieurs recherches déjà menées dans ces territoires.
L’équipe de recherche, pilotée par Laurent Cailly et Marie Huygue, a eu pour ambition de réinvestir six enquêtes menées par le laboratoire CITERES entre 2009 et 2016 : UPHA - Usage et Programmation de l’habitat ; Périvia - Le périurbain à l’épreuve des modèles d’habiter ; MOUR - Mobilité et Urbanisme Rural ; MOBITER - Mobilité et Dynamique des Territoires Ruraux ; Modalter - Territoire périurbain et organisation modale ; Les ménages, opérateurs d’une métropolisation qui ne dit pas son nom. Ces recherches, fondées sur des objectifs et des protocoles d’enquête différents, avaient en commun d’avoir mobilisé une méthode qualitative et d’avoir donné lieu à une série d’entretiens avec des habitants de territoires dépendants de l’automobile en région Centre.
Dans un contexte français où la mutualisation et la diffusion des données de recherche qualitative peine à voir le jour, cette ambition soulève des questions méthodologiques et techniques, mais aussi éthiques et juridiques. Aussi, une partie de la recherche, présentée ici dans la partie 3, « Les conditions et les enjeux de l’analyse secondaire de données qualitatives », a consisté à définir les conditions auxquelles la mutualisation des données et l’analyse secondaire peuvent être opérées.
L’autre volet de la recherche, présenté ici dans la partie 2, « Les résultats », a consisté à réanalyser les données de l’ensemble du corpus selon trois axes. Le premier étudie les formes d’agencement de la mobilité quotidienne dans l’espace et dans le temps, à partir d’un échantillon de traces GPS analysées selon une approche statistique et une approche qualitative. Le second axe étudie le vécu et les représentations du déplacement à travers la réanalyse d’entretiens semi-directifs. Enfin, le troisième axe étudie les modalités du changement vers des modes alternatifs à la voiture individuelle, en prenant en compte notamment le temps long du changement.
Le premier axe réutilise une série de traces GPS produites dans le cadre de programmes de recherche antérieurs et les analyse sous deux angles, l’un quantitatif et l’autre qualitatif.
Dans ce premier volet, les chercheurs se sont interrogés sur les méthodologies d’analyse des traces GPS adéquates pour produire une comparaison des formes de mobilité dans le périurbain ; ils ont fait l’hypothèse que le contexte résidentiel (rural, polarisé, isolé) n’était pas déterminant dans le type de pratiques spatiales des individus.
À l’issue de la réanalyse, les chercheurs ont pu identifier de nouveaux indicateurs synthétiques permettant de résumer les traces et de les comparer, pour aboutir ensuite à une typologie des pratiques de mobilité dans les territoires ruraux et périurbains. La typologie montre que les pratiques des personnes se déploient de différentes manières ; elles sont plus ou moins étendues sur le territoire, plus ou moins polarisées par la métropole, plus ou moins resserrées autour du lieu de résidence.
La typologie montre également que toutes les classes comprennent des individus aux pratiques et emprises spatiales similaires dans des territoires différents, ce qui tendrait à valider l’hypothèse de départ selon laquelle il n’y aurait pas d’effet de lieu pour expliquer le type de pratiques spatiales des individus.
Dans le second volet, les chercheurs se sont interrogés sur les formes d’agencement des systèmes de mobilité, en se focalisant sur la première couronne périurbaine. A l’inverse des chercheurs du volet quantitatif, ils ont fait l’hypothèse d’une spécificité des pratiques de mobilités et plus largement des modes d’habiter dans ces espaces peu denses situés en bordure d’agglomération. Les traces GPS ont été appréhendées avec une approche dite circulatoire 1, qui permet d’intégrer à l’analyse la territorialité des liens qui structurent les systèmes de mobilité.
La réanalyse a montré que les pratiques des habitants du périurbain proche se déployaient à la fois dans l’espace de proximité, compris entre le domicile et le travail, et à l’échelle métropolitaine. Les pratiques quotidiennes sont locales tandis que les déplacements liés aux sociabilités et à des achats exceptionnels se déploient plutôt dans l’agglomération ou dans sa périphérie. La réanalyse invalide ainsi deux idées, celle de la dépendance complète aux seules ressources de l’agglomération et l’hypothèse contraire d’une forte autonomisation des systèmes de mobilité au sein du territoire périurbain de résidence.
Ces pratiques entre urbain dense et urbain diffus se déploient selon plusieurs types de modalités :
Le chercheur responsable du deuxième axe s’est interrogé sur le vécu et les représentations du déplacement, dans une approche de la mobilité comme système et non comme simple déplacement d’un point A à un point B. Cette thématique a fait l’objet de travaux récents dans les espaces urbains, mais elle a peu été investiguée dans les espaces de faible densité. Y a-t-il une spécificité des manières d’habiter le déplacement propre à la condition périurbaine ? Quels rapports entretiennent les habitants aux dimensions sensibles du déplacement ? Quelles sociabilités émergent des déplacements dans le périurbain ? Si la mobilité s’inscrit dans des systèmes de représentations variés en fonction des individus, des traits communs ont cependant pu ressortir pour caractériser les vécus et représentations des déplacements dans les espaces de faible densité :
Dans un contexte de remise en question du système automobile, qui participe à caractériser les territoires de faible densité, la question du changement de pratiques de mobilités est particulièrement d’actualité. Comment comprendre l’évolution des pratiques modales des individus ? Quels sont les freins au changement modal ? À partir de cela, comment favoriser le changement vers des modes de vie plus durables ?
Pour mener leur réanalyse, les chercheurs se sont appuyés sur un schéma de trajectoires mobilitaires, qu’ils ont construit en croisant une approche psychosociale et une approche de la sociologie des bifurcations. Ces deux approches schématisent le changement en le situant dans le temps long des trajectoires biographiques des individus et en identifiant différentes phases dans la mise en place d’une pratique : réflexion, essai, maintien, arrêt provisoire ou durable, etc.
À l’échelle des processus de changement, ils ont identifié les facteurs influençant le déroulement, les temporalités et l’issue du changement. Il peut s’agit du caractère libre ou contraint du changement, des éléments qui l’ont déclenché, des expériences positives ou négatives qui l’accompagnent, des ressources identifiées ou développées, etc. En particulier, les moments de réflexivité et d’évaluation par les individus de leur nouvelle pratique de mobilité, appelés « feedbacks », sont apparus déterminants dans le choix de maintenir ou non la pratique, notamment si les individus disposent d’éléments précis, chiffrés, sur les avantages et les inconvénients du mode concerné en termes de temps, de budget, d’émissions de CO2, etc.
À l’échelle des trajectoires biographiques, le schéma a permis aux chercheurs de replacer les expérimentations modales dans une trajectoire plus globale : elles ne sont souvent ni une conversion soudaine, ni un choix définitif. L’analyse met en évidence des allers-retours entre voiture et altermobilités. Les évolutions des pratiques vont parfois de pair avec des évolutions plus profondes du mode de vie des individus. Elles peuvent également s’expliquer à la lumière des expériences passées et en particulier des pratiques enfantines ou adolescentes, une expérience de mobilité positive ou négative pouvant favoriser l’adoption ou le rejet d’un mode de transport des années plus tard.
Enfin, le concept de trajectoire mobilitaire permet également de mettre en lumière un « effet boule de neige » du changement, qui s’observe de deux manières. D’une part, une partie des individus ayant mis en place de nouvelles pratiques pour leurs déplacements pendulaires les a étendues à ses déplacements de week-end ou de loisirs. D’autre part, une évolution des pratiques mobilitaires peut avoir un impact sur les autres membres de la famille, notamment les enfants.
Ces analyses ont conduit les chercheurs à proposer des préconisations à destination des pouvoirs publics, dans un objectif d’accompagnement des individus au changement modal. Ils préconisent notamment de prêter attention à l’existence de moments de vie et de ruptures biographiques propices au changement, qui sont l’occasion d’informer les individus sur les offres de mobilité alternatives. Cela peut se concrétiser par exemple par des entretiens individualisés offerts par les municipalités du périurbain aux nouveaux arrivants de leur territoire. Les chercheurs suggèrent également que les acteurs du changement puissent utiliser des outils d’enquête permettant de prendre connaissance de l’ensemble de la trajectoire mobilitaire des personnes, afin de proposer un accompagnement adapté. Les expériences positives peuvent être retestées, valorisées, les expériences négatives peuvent être évitées. Enfin, ils insistent sur l’importance de la question du feedback : pour maintenir une pratique de mobilité, les individus ont besoin d’éléments concrets qui leur montrent de manière précise, chiffrée et rapide les impacts positifs ou négatifs de leur pratique sur leur budget, leur temps de transport, leur empreinte environnementale, etc.
Pour plus d’informations, téléchargez le document complet sur l’axe 3.
Ces résultats s’appuient d’une part sur un état de l’art réalisé par les chercheurs sur l’analyse secondaire et d’autre part sur leur retour d’expérience suite au métaprojet.
L’analyse secondaire est définie dans la littérature comme la « réutilisation de données (notamment qualitatives) préexistantes produites lors de recherches précédentes » (Heaton, 2008). Elle implique alors un (ou des) chercheur(s) primaire(s), c’est-à-dire fournisseurs de données, et un (ou des) chercheur(s) secondaire(s), c’est-à-dire receveurs de données existantes. Dans le cas du métaprojet, les chercheurs se livrent à une réanalyse, c’est-à-dire à une « analyse secondaire à laquelle participent les (ou certains des) chercheurs primaires » (Duchesne, 2017) ; cette réanalyse est menée à partir d’une mutualisation, que l’équipe définit comme la « mise en commun de données produites séparément par les chercheurs participant à l’opération ».
Le partage de données est une démarche déjà bien établie en Grande-Bretagne et aux États-Unis. En France, malgré des préconisations des institutions européennes et des principaux organismes de recherche publique nationaux comme le CNRS, il n’existe pas d’obligation formelle à l’échelle nationale. Les démarches de partage et d’analyse secondaire restent peu nombreuses en France en raison d’une tension entre leurs bénéfices scientifiques et les difficultés qu’elles soulèvent.
Du point de vue scientifique, l’analyse secondaire présente de nombreux intérêts. Elle permet d’abord d’optimiser les données qui souvent ne sont pas exploitées dans leur intégralité, en les analysant selon d’autres questions de recherche, à partir de nouveaux angles ou méthodologies. Les données peuvent être réutilisées à des fins de comparaison, diachronique ou géographique. L’analyse secondaire permet également d’approfondir les premières analyses ou d’en renforcer la validité en travaillant sur des échantillons plus larges ou diversifiés.
Pour leur part, les chercheurs du métaprojet considèrent que la mutualisation a été pour eux une aubaine en leur donnant l’occasion de creuser de nouvelles thématiques ou méthodes à partir de données prêtes à l’emploi.
Le partage des données répond également à des enjeux d’administration de la preuve : donner à voir les données de la recherche permet la validation des résultats par des tiers et contribue à la transparence de la recherche en sciences sociales. Dans le champ des mobilités, les chercheurs en disent généralement peu sur les choix méthodologiques opérés ; la visibilité des données faciliterait la discussion autour des résultats, tout en mettant en valeur le matériau d’enquête.
Le partage des données favorise également l’apport de connaissances sur les méthodologies de la recherche, et peut aider à développer de nouvelles méthodologies ou outils de recherche. Cet argument est particulièrement pertinent dans le domaine des mobilités, qui se caractérise par la mise en avant récurrente d’innovations méthodologiques (méthodes mobiles, entretiens embarqués, etc.).
Les chercheurs du métaprojet confirment que la mutualisation a favorisé des échanges et des réflexions entre eux autour de leurs méthodes, mais aussi de leurs ancrages théoriques et de leurs postures scientifiques propres.
Si le partage des données et l’analyse secondaire présentent de nombreux intérêts, ils soulèvent également plusieurs questions.
Les données de la recherche qualitative ont la spécificité d’être produites par le regard et le questionnement scientifique du chercheur et par les procédures d’enquête qu’il met en œuvre. Dans le paysage des sciences humaines et sociales, on considère majoritairement que la donnée est indissociable de son contexte de production. Dès lors, la perte des contextes liés à la situation d’enquête affaiblit la valeur des matériaux et compromet la réutilisation des données. On trouve alors deux postures : selon une conception relationnelle, la donnée n’existe que par ses contextes de production et il est impossible de comprendre et d’analyser une donnée sans avoir vécu la situation d’enquête. La posture constructiviste est plus ouverte : tout processus de recherche est déterminé par un contexte spécifique d’analyse, qu’il s’agisse d’une analyse primaire ou secondaire. Une analyse secondaire pourra produire des résultats différents des premiers puisqu’elle aura été menée dans un contexte différent, mais cela n’invalide pas nécessairement les premiers résultats. Le contexte initial de l’enquête reste cependant déterminant pour fixer la valeur et définir le cadre de réanalyse du matériau.
Les chercheurs du métaprojet adoptent une posture constructiviste et soutiennent que ces difficultés liées à la dépendance de la donnée à son contexte peuvent être atténuées par la contextualisation des données, qui permet d’approcher les contextes de production initiaux par une documentation qui les éclaire.
Cependant, en pratique, ils se sont heurtés à des difficultés liées au caractère extrêmement chronophage de cette recontextualisation, difficultés accrues par la grande quantité de données mutualisées. D’abord, se plonger dans les données produites par d’autres chercheurs a nécessité un temps considérable de familiarisation avec les données et avec leur contexte, avec le risque de perdre du temps à étudier des entretiens non adaptés aux nouvelles problématiques du chercheur secondaire. Ensuite, la recontextualisation des données sélectionnées a également représenté un temps important ; par exemple, chaque citation sélectionnée a nécessité une relecture de tout ou partie de l’entretien pour être comprise.
Ces difficultés ont été atténuées par la proximité entre les thématiques et les interrogations des différents programmes (parcours résidentiels, pratiques de mobilité et modes de vie au quotidien), qui limitait le risque de se plonger dans des données inadéquates. L’interconnaissance entre chercheurs primaires et secondaires a également pu faciliter la démarche, les premiers conseillant aux seconds les données qu’ils jugeaient adéquates. Cependant, le rôle du chercheur primaire est ambivalent puisqu’il peut avoir un rapport biaisé à ses données et juger peu pertinentes certaines données qui seraient en réalité utiles pour l’analyse secondaire, comme l’un des chercheurs du métaprojet en a fait l’expérience.
Selon les chercheurs du métaprojet, les questionnements déontologiques et juridiques soulevés par le partage des données s’articulent essentiellement autour de la question du contrat de confiance. Celui-ci consiste en un arrangement plus ou moins formel entre l’enquêteur et l’enquêté, qui fixe les conditions de production, d’utilisation et de partage des données produites et contribue à établir une relation de confiance entre l’enquêteur et l’enquêté. Il s’agit d’une prescription méthodologique forte dans la communauté scientifique, même si ce contrat prend en pratique des formes variables (écrit, oral, enregistré ou non) et qu’il n’existe pas de code de déontologie qui en déclinerait les principes ou édicterait des règles de conduite encadrant le partage des données. Cela entretient le flou autour de ce contrat de confiance, ce qui risque de poser problème au moment de réutiliser les données produites antérieurement : comment s’assurer qu’un accord qui a été passé tacitement entre l’enquêté et le chercheur primaire reste valable pour une analyse secondaire ? Dans le cas du métaprojet, les chercheurs ont estimé que l’implication du chercheur primaire dans le projet de réanalyse les dispensait de recontacter les enquêtés interrogés lors des recherches primaires.
Cependant, il demeure une exigence de confidentialité liée au fait que les données ont trait à la vie privée des individus. Ainsi, les personnes interrogées ne doivent pas pouvoir être reconnues par des personnes extérieures à l’enquête ni par les autres participants, ce qui est d’autant plus difficile dans le domaine de la mobilité que ces enquêtes peuvent porter sur des terrains de proximité, où la distance entre les enquêteurs et les enquêtés et entre les enquêtés entre eux est faible. Or l’anonymisation totale est difficile à mettre en œuvre puisqu’elle impose de brouiller la totalité des données personnelles ; elle risque ainsi de porter atteinte à l’objectif d’une méthodologie qualitative et compréhensive qui vise à tisser des réseaux de signification entre les informations recueillies.
Différentes techniques peuvent toutefois être utilisées pour préserver en partie l’anonymat : pour les entretiens semi-directifs, on peut utiliser des pseudonymes, mais aussi dissimuler l’adresse, le nom de l’employeur, donner une fourchette d’âge plutôt que l’âge exact, etc. Dans le cadre du métaprojet, la question se pose également pour les traces GPS 2, qui permettent d’identifier facilement l’enquêté en reconstituant ses lieux de domicile et de travail. Plusieurs méthodes d’anonymisation existent, reposant sur le brouillage spatial ou temporel des traces et/ou des points d’arrêts. Elles altèrent cependant inévitablement les possibilités d’analyse des données, notamment pour des analyses qualitatives qui visent à comprendre les traces par rapport à leur environnement et au territoire dans lequel elles se déroulent. Comme pour les entretiens, un brouillage relatif des lieux de résidence et de travail ou encore des dates de collecte permet de limiter le risque de reconnaissance.
Considérant les tensions entre les bénéfices scientifiques du partage des données et les enjeux juridiques, déontologiques et méthodologiques liés au contrat de confiance passé avec l’enquêté, les chercheurs du métaprojet proposent un certain nombre de modalités de partage et de diffusion.
D’abord, ils ont choisi de restreindre le périmètre de partage. Selon eux, le public qui peut avoir accès aux données doit être formé à la recherche et compétent dans l’usage des méthodologies qualitatives. De plus, en vertu d’un impératif déontologique, le chercheur souhaitant avoir accès aux données ne doit pas en tirer de bénéfice financier.
Ensuite, les données doivent être utilisées à des fins scientifiques, qui sont sous-tendues par une notion de bien commun ; cette finalité scientifique est au fondement du contrat de confiance passé avec l’enquêté, qui trouve une rétribution symbolique dans la participation à une démarche d’intérêt général. Une recherche académique ou un projet pédagogique peuvent ainsi justifier l’accès aux données, mais les chercheurs suggèrent de limiter le partage au champ universitaire, en raison d’incertitudes sur les finalités des travaux d’autres organismes et de la difficulté à juger de leurs compétences dans le maniement des données qualitatives.
Enfin, forts de leur expérience de réanalyse de données, les chercheurs ont identifié quelques clés de réussite à une analyse secondaire ; celle-ci nécessite notamment d’anticiper le temps important à lui consacrer. Les échanges entre chercheurs primaire et secondaire sont également un facteur favorable au bon déroulement de l’analyse secondaire. Dans l’optique de favoriser une plus grande diffusion des démarches de mutualisation et de réanalyse, ils préconisent une « normalisation » généralisée des données (retranscription, codage, thématisation, mises en forme dans des logiciels d’analyse automatisée) ainsi qu’une formation des chercheurs – doctorants notamment – à l’analyse secondaire. Cependant, ces dispositions n’effacent pas les blocages qui peuvent être ressentis par les chercheurs.
Outre les difficultés liées à des contraintes objectives, l’équipe du métaprojet identifie des réticences subjectives des chercheurs au partage de données. Dans la recherche qualitative, le recueil de données repose sur une interaction entre chercheur et enquêtés, où le chercheur s’efforce d’instaurer une relation de confiance et de réciprocité avec l’enquêté par un travail de persuasion, d’écoute, d’échanges, de dévoilement d’une partie de sa personnalité, ce qui relève d’une forme de séduction que le chercheur peut être réticent à donner à voir. De plus, cet engagement entraîne un rapport affectif des chercheurs à leurs données, qui nourrit une crainte d’être dépossédés de leur données en les mettant à disposition d’autres chercheurs, d’autant plus qu’ils y trouvent peu d’avantages, la reconnaissance professionnelle liée à la diffusion des données étant encore très limitée. Ces difficultés sont accrues par un champ académique hiérarchisé, où des chercheurs expérimentés et déjà reconnus sont régulièrement amenés à publier en leur nom propre à partir d’enquêtes de terrains réalisées par de jeunes chercheurs, avec des risques d’instrumentalisation du travail de ces derniers au profit des premiers.
Pour dépasser ces blocages, l’équipe préconise d’abord de mettre en place des politiques de gestion des données à l’échelle nationale ou à celle des laboratoires de recherche, afin de mieux accompagner les chercheurs dans ces démarches. Ils suggèrent également une meilleure reconnaissance de la pratique de partage des données par sa valorisation dans les CV des chercheurs publiés par les laboratoires et les instances d’évaluation. Enfin, la sensibilisation des chercheurs aux bénéfices du partage des données constitue une autre piste évoquée par l’équipe du métaprojet.
Selon le Forum, on peut discuter la légitimité du chercheur primaire comme gardien de la donnée. Ce rôle lui reviendrait en raison du contrat de confiance qu’il a passé avec l’enquêté. Or dans la mesure où le cadre et les conditions de ce contrat de confiance restent très flottants, il paraît difficile d’en faire un point clé pour refuser la diffusion des données, dès lors que celle-ci est destinée à nourrir un projet de recherche ; l’équipe a en effet montré que le fait de participer à une recherche était un élément déterminant pour qu’une personne accepte d’être enquêtée. Le partage des données n’étant pas une obligation juridique pour les chercheurs, on pourrait craindre que ceux-ci s’y opposent pour des motifs personnels discutables (rivalité ou mauvaise entente avec le chercheur secondaire, par exemple). La gestion privative des données par le chercheur primaire semble contradictoire avec l’objectif d’intérêt général du partage de données. On pourrait alors préconiser que la mise à disposition des données soit confiée à une institution académique qui veillerait à ce que le partage se fasse dans les meilleures conditions.
De plus, le Forum s’interroge sur les restrictions préconisées par l’équipe lors du partage des données (exclusivité du partage au champ académique et à un public compétent). Il est en effet délicat de juger des compétences d’une personne ou d’un organisme dans les méthodologies qualitatives et l’on court le risque d’exclure des personnes tout à fait compétentes. De plus, si l’on considère que la recherche scientifique doit bénéficier à tous, il semble discutable de restreindre l’accès aux données à tel ou tel public.
Un colloque portant sur ces questions méthodologiques a été organisé dans le cadre du projet en novembre 2018. Cependant, il n’a pas donné lieu à des contributions portant directement sur la question de l’analyse secondaire, ce qui témoigne de la faible diffusion de cette pratique dans la recherche française sur les mobilités. Lien vers le colloque : https://fr.forumviesmobiles.org/agenda/2018/03/05/mobilites-spatiales-methodologies-collecte-danalyse-et-traitement-16e-colloque-msfs-12371
Pour plus d’informations, téléchargez le document le document complet sur l’axe méthodologique.
Téléchargez la synthèse complète du projet.
1 Contrairement aux approches traditionnelles des formes de mobilité, centrées sur l’analyse de l’origine et de la destination et des lieux fréquentés au détriment des liens, l’approche circulatoire prend en compte l’ensemble de l’itinéraire, les axes empruntés, les points d’arrêts, les lieux d’intermodalité, les nœuds et la manière dont ces éléments s’inscrivent dans le territoire approprié par les individus.
2 Les traces GPS sont constituées d’un ensemble de points géolocalisés enregistrés à une fréquence de quelques secondes pour renseigner sur les lieux traversés et les arrêts effectués par la personne suivie.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
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