Les altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
Evoqué en 2005 par B. Marzloff , l e néologisme “altermobilité”, au-delà du déplacement en tant que tel, suggère un rapport original et nouveau à l’espace et au temps qui pourrait être défini comme « une mobilité qui prend son temps ». On retrouve cette approche la même année dans une publication d’E. Vergès (2005, p.128) : « L’altermobilité revendique (…) le droit à la contemplation et à la lenteur, à l’alternance des rythmes, à la possibilité de débrayer, d’embrayer. »
Le temps de déplacement est-il nécessairement un temps perdu, à minimiser ? Et si le temps et la vitesse n’étaient pas toujours des éléments structurants du choix modal ? À l’image du mouvement “slow food”, il s’agit ici des balbutiements de ce qui pourrait être le mouvement “slow move” : penser et vivre autrement le déplacement et la mobilité.
Dans les années qui suivent, le terme altermobilité est utilisé dans une perspective différente, qui fait écho à la montée en puissance des préoccupations environnementales. Sans que sa signification première soit remise en cause, l’altermobilité ou plutôt les altermobilités se définissent depuis lors en négatif par rapport au système automobile ou, dit autrement, au caractère hégémonique et exclusif de la voiture particulière.
Le système automobile s’est développé au fil du temps et de la démocratisation de la voiture particulière. Avec un réseau bien maillé et une large gamme de services à destination de ses usagers, les localisations (logements, emplois, centres d’achats, pôles de loisirs, etc.) ont évolué au profit de territoires uniquement accessibles en voiture : des “car-only environments” (Sheller & Urry, 2000). Ce système a également permis d’individualiser les déplacements (Sheller & Urry, 2000). K. Dennis et J. Urry (2009, p.2) parlent pour le caractériser d’un “mass system of individualized, flexible mobility”.
Les sociétés et les agglomérations contemporaines, les espaces géographiques et sociaux, ainsi que les modes de vie se sont organisés en quelques décennies par et autour de l’automobile. Au-delà de son rôle dans ces évolutions morphologiques, la voiture s’est durablement inscrite dans les modes de vie et dans l’imaginaire collectif comme un symbole d’autonomie, de liberté, de richesse parfois (Kaufmann & alii., 2010). Mais le système automobile, qui exclut ceux qui ne peuvent faire partie du club des utilisateurs et qui génère d’importantes émissions de gaz à effets de serre, soulève des enjeux sociaux et environnementaux majeurs (Dupuy, 1999).
Les réponses à ces enjeux contemporains, associés aux transports en général et à la voiture en particulier, sont multiples. Il peut s’agir de réduire le besoin de mobilité, d’orienter différemment les choix modaux, de réduire les distances en jouant principalement sur les localisations et, finalement, de compter sur l’innovation technologique (Banister, 2008). La sphère politique est alors directement concernée, avec des compétences et des approches nouvelles à investir (Banister & Marshall, 2000). Questionner les altermobilités revient à investir principalement la seconde des quatre perspectives, relative aux choix modaux. Peut-on vivre sans voiture aujourd’hui ? Ou, plutôt, peut-on vivre en accordant une place plus limitée à la voiture ? À un problème sociétal, l’étude des altermobilités propose des réponses individuelles, micro-sociales. Qui sont les altermobilistes ? Naît-on ou devient-on altermobiliste ? Comment et pourquoi ?
Si le terme est aujourd’hui encore peu présent dans la littérature, des objets de recherche et des enjeux proches, voire similaires, se retrouvent au travers des recherches portant sur les “modes doux”, les “modes non-motorisés”, ou encore les “mobilités durables” ou “mobilités alternatives”.
Plus spécifiquement, considérer les altermobilités, c’est viser au-delà d’une approche binaire voiture particulière contre transports collectifs. C’est la raison pour laquelle les études sur le sujet se concentrent souvent, en parallèle des transports collectifs, sur des modes de transports émergents tels que le covoiturage, l’auto-partage, le vélo, le vélo en libre-service ou encore… la trottinette. Ces modes de déplacement sont considérés de manière complémentaire au sein d’un système qui se veut cohérent et qui n’exclut pas totalement la voiture particulière.
La question-clé, récurrente, relève des ressorts du choix modal. Les analyses et les modèles économiques, dominés par le paradigme néoclassique, ont longtemps érigé la rationalité économique en élément déterminant dans le choix du mode de transport (Kaufmann, 2000). Dans cette perspective, l’analyse est organisée autour du coût du déplacement, qui intègre le temps du déplacement sous une forme monétarisée.
Dans les premiers usages du mot « altermobilité » et comme évoqué précédemment, l’approche altermobile invite à remettre en cause le temps et la vitesse comme l’unique facteur déterminant à propos du choix modal. D’autres rationalités et logiques d’action ont ainsi pu être mises en évidence. L’image associée à chaque mode de transport peut ainsi orienter l’individu vers un mode en particulier (Flamm, 2004).
Dans le même temps, lorsque les opinions et les agissements sont en tension (en état dit de “dissonance cognitive” (Festinger, 1957)), les acteurs sociaux ont tendance à ajuster a posteriori leurs convictions pour les mettre en accord avec leurs comportements (ce qui inverse la perspective usuelle des choix de comportements mûris sur la base de convictions et d’idéaux). Enfin, le poids des habitudes limite la considération des alternatives sur un pied d’égalité avec le choix usuel (Verplanken et alii., 1997).
Tous ces éléments vont dans le sens d’un ancrage du mode de transport dominant, à savoir la voiture particulière. Ils ne sont pas irrationnels en tant que tels mais sortent du cadre utilitariste de la rationalité d’ordre économique. Ils permettent finalement d’expliquer de manière plus exacte les ressorts du choix modal et leur inertie dans le temps.
Au-delà de ces rationalités variées et imbriquées, l’acteur social situé est conditionné dans ses choix par des éléments contextuels, d’ordre géographique, et par son potentiel de mobilité d’autre part. Le premier point renvoie à l’offre de transport et à la répartition des activités dans l’espace qui dessinent, à partir du lieu de résidence, le champ des possibles. Parallèlement, les espaces traversés sont plus ou moins adaptés à certains modes (Amar, 1993). En second lieu, l’approche microsociale ouvre sur des éléments relatifs à la motilité (Kaufmann & alii., 2003). Chaque acteur social se caractérise par des accès donnés aux modes de transport individuel (voiture particulière, deux-roues moteur, vélo, etc.), des compétences spécifiques (savoir lire une carte, s’orienter, connaître les horaires des transports collectifs, savoir où les trouver, etc.) et, finalement, par des projets de mobilité propres.
Les travaux portant sur le choix modal et le changement modal en direction des altermobilités montrent l’importance conjuguée de ces éléments dans l’évolution des comportements des acteurs sociaux (Kaufmann, 2000 ; Flamm, 2004). Les ruptures (évolution de la cellule familiale ou au niveau de l’emploi, déménagement, etc.) sont également des moments favorables à un changement de comportement modal (Rocci, 2007 ; Vincent, 2008).
Les altermobilités, en qualité d’alternative à l’hégémonie automobile, se conçoivent comme plurimodales, i.e. multimodales (plusieurs modes de déplacement utilisés régulièrement), ou intermodales (plusieurs modes de transports utilisés pour un même trajet) (Rocci, 2007 ; Vincent, 2008). C’est en ayant recours à une palette de modes qu’il peut être possible de se passer de la voiture (Allemand & alii., 2004). Les modes de transport ne sont souvent pas en concurrence mais sont complémentaires. Par prolongement, l’automobilité et les altermobilités ne doivent pas systématiquement être opposées ; ils ne sont pas exclusifs. C’est ce que révèle en particulier la déconnexion qui peut être observée dans plusieurs centres urbains entre la possession et l’usage de la voiture (Héran & Ravalet, 2008 ; Vincent-Geslin, 2010).
Toujours au regard des résultats partagés par plusieurs travaux sur les altermobilités, il apparaît finalement qu’une transition vers les altermobilités nécessite un élargissement des compétences de déplacement (Allemand & alii., 2004 ; Flamm, 2004 ; Vincent-Geslin, 2008). Dans nos sociétés organisées autour de la voiture, s’en passer nécessite de jongler entre plusieurs modes selon les activités concernées, les horaires, les lieux associés, etc.
La recherche sur les altermobilités reste aujourd’hui orientée essentiellement autour des questions modales. Pour autant – et la définition première relative à la lenteur est utile ici –, il serait intéressant de pouvoir passer d’une étude de l’usage des modes de transports alternatifs à une étude des modes de vie altermobiles, qui ne concernent pas uniquement les choix de modes de transport mais également les logiques de localisations résidentielles, les choix d’activités, le rapport à l’espace, au temps, etc.
La géographie des altermobilités semble bien différente de celle de l’automobilité (Bonnet & Desjeux, 2000 ; Dupuy, 2000) et reste peu appréhendée à l’heure actuelle. Devenir altermobiliste nécessite-t-il par exemple de se replier sur le local ? Si être altermobile signifie être mobile autrement, quel lien peut être tissé avec la sédentarité ? Le déplacement le plus économe en termes d’émissions de gaz à effet de serre est effectivement le déplacement qui ne se fait pas…
Finalement, il apparaît utile d’aborder de front la question du caractère subi ou choisi, ou, plus exactement, du degré de contrainte qui accompagne ces choix de modes de vie et de mobilité. Les sans-voiture de province le sont souvent par contrainte (Bauvais & Espinasse, 2001) et dans les métropoles contemporaines, les marcheurs sont plus souvent des populations défavorisées péricentrales que des populations vivant dans l’hypercentre et ayant des convictions environnementales fortes.
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Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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Pour citer cette publication :
Emmanuel Ravalet (10 Décembre 2012), « Altermobilités », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/dictionnaire/448/altermobilites
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