La thèse développée par Questions of Travel est que les métaphores du voyage employées dans la théorie culturelle échouent à rendre compte de la variété des situations de mouvement et de déplacement dans le monde d’aujourd’hui. Ce livre étudie le rôle idéologique des métaphores et montre la présence persistante des récits coloniaux dans la théorie critique postmoderne.
Les métaphores fournissent un moyen pour percevoir le monde et pour lui donner du sens. Compréhension imaginaire d’une chose à l’aide de termes se rapportant à une autre, les métaphores n’influencent pas seulement la communication des idées mais structurent également la perception et la compréhension. Les théories en sciences sociales et dans les arts et les lettres, y compris les études sur les mobilités, reposent souvent sur toute une série de métaphores de la mobilité, bien que l’efficacité et le pouvoir persuasif de ces métaphores dépendent de leur capacité à entrer en résonnance avec les expériences contemporaines.
Au cours du premier tiers du vingtième siècle, certaines métaphores du voyage sont devenues dominantes dans la critique de la culture, comme autant de moyens productifs pour saisir les changements dans les expériences vécues par les sociétés d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. C’était l’époque où l’accès généralisé à l’électricité, le téléphone, la voiture et le cinéma ont exposé des populations entières aux excitations et aux discordances d’un monde en mouvement. À cette époque également, le « haut modernisme » dans les arts reflétait par bien des aspects la fascination sociale pour la vitesse, le changement et la nouveauté (voir par exemple Vitesse d’une automobile de Giacomo Balla). Les métaphores du voyage et du changement de lieu paraissaient particulièrement bien adaptées à l’époque. La figure de l’exilé moderniste, qui glorifie la singularité, la solitude et l’étrangeté, est un exemple paradigmatique de la sensibilité culturelle et artistique de l’époque. L’écrivain ou le poète, masculin et mélancolique, écrivant dans une ville étrangère, en vint à incarner l’idée de l’exil comme un bénéfice esthétique (que l’on pense, entre autres, à Joyce, Lawrence, Mann, Auden, Gide…). Cependant, cette période de « haut modernisme » fut aussi l’apogée de la domination coloniale européenne, au cours de laquelle les guerres, les famines, les nouveaux tracés de frontières et les partages territoriaux contraignirent des millions de personnes à l’émigration forcée. S’il est vrai que les expériences modernes sont variées, il faut se demander pourquoi les métaphores modernistes du voyage et du déplacement se réfèrent à des situations individuelles et élitaires comme l’illustre le cas de l’exilé moderniste. La même question n’est pas moins pertinente à propos des métaphores contemporaines du voyage.
Dans son livre Questions of Travel , Caren Kaplan s’interroge sur l’efficacité des métaphores utilisées dans les théories littéraires et culturelles européennes et américaines de la fin du vingtième siècle pour saisir la diversité des conditions, des situations et des expériences du voyage. L’ouvrage est né de son scepticisme quant aux modalités des descriptions de voyage et au caractère universel et non historique du grand nombre de métaphores et de symboles auxquels elles ont recours. Le déplacement, selon Kaplan, a pris une dimension mythique sous la plume d’individus qui reconnaissent rarement la position privilégiée qui est la leur. Elle pose alors la question suivante : « Qui profite et qui souffre de l’attitude qui veut que la distance soit la meilleure perspective ? » (p. 10). Il est vrai, poursuit-elle, qu’on rencontre des figures de marginaux comme les immigrés, les réfugiés, les exilés et les nomades dans les discours de critique culturelle, mais c’est toujours sous la forme de personnages plus ou moins romantiques et rarement sous celle de producteurs d’un discours critique. Ce qui l’intéresse est donc d’étudier qui produit le savoir sur les voyages et à partir de quelles perspectives.
Elle se propose d’interroger cette fascination pour les figures singulières, élitistes (et souvent masculines) de voyageurs en examinant les conditions dans lesquelles sont produites les notions se rapportant au déplacement, et en distinguant différentes périodes et perspectives historiques dans l’émergence de ces notions. L’étude de Kaplan se concentre sur les manières de produire des métaphores qui correspondent à différents contextes économiques et sociaux et sur la production de subjectivité dans chacun d’eux. Elle s’intéresse en particulier à deux moments historiques considérés dans leurs relations avec les mouvements culturels et artistiques : le « modernisme » et la « postmodernité ». Cette approche comparative permet de discerner des continuités et des ruptures dans l’emploi de métaphores.
En s’appuyant sur l’œuvre d’un auteur comme Fredric Jameson en ce qui concerne la dépendance des formes esthétiques par rapport aux processus sociaux et économiques, Kaplan affirme que les termes de « moderne » et de « postmoderne », employés pour décrire une forme de voyage et de déplacement, ne devraient pas être compris comme se rapportant simplement à un style, mais comme renvoyant à des situations économiques et politiques. Si l’on se souvient que, dans ce contexte, la postmodernité est une manière de remettre en cause la culture moderne en référence aux cultures non-occidentales, un thème particulièrement intéressant à examiner est l’impérialisme moderne et l’impact que les relations sociales impérialistes ont eu sur les projets esthétiques. Cela implique de déconstruire l’opposition entre la politique et l’esthétique, que défendent notamment les gardiens des styles artistiques qui plaident pour un domaine culturel libre de toute considération intéressée.
Dans cette perspective, trois chapitres sont respectivement consacrés aux personnages de l’exilé, du touriste, du nomade et du critique cosmopolite. Le premier chapitre, intitulé « Cette question du déplacement », réunit les personnages apparemment opposés de l’exilé moderniste et du touriste postmoderne, le premier étant associé à la haute culture et le second à la culture superficielle et commercialisée. Le second chapitre, « Devenir nomade : les déterritorialisations post-structuralistes », étudie la métaphore du nomade. Dans les œuvres des critiques français d’après le structuralisme, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze et Félix Guattari, le nomade apparaît comme un symbole du flux, de la mobilité et de l’hybridité, notions opposées à la fixité, à la pureté et à l’autorité centralisée. Le troisième chapitre, « Théoriciens en voyage : les diasporas cosmopolites », analyse les termes d’exil, de diaspora, de migrant et de cosmopolite dans les écrits postmodernes d’écrivains du Tiers Monde qui vivent dans des métropoles de pays industrialisés, comme Edward Saïd, Mario Vargas Llosa et Derek Walcott. Les analyses que fait Kaplan de ces métaphores montrent qu’en dépit du fait que le postmodernisme ait été décrit comme une rupture dans le domaine de l’esthétique, les thèmes et les catégories modernistes n’ont pas tant été éliminées qu’adaptées dans la théorie culturelle postmoderne. À travers toutes ces métaphores, on retrouve le leitmotiv colonial selon lequel le voyage et la distance permettent d’accéder à une meilleure façon de connaître, et une tendance à effacer les différences qui marquent les expériences du voyage comme dans le cas des termes « exilé » et « expatrié », tous deux ayant été utilisé de manière interchangeable dans le sens d’un éloignement volontaire conférant un point de vue critique. En interrogeant les métaphores du voyage sous l’angle historique, Kaplan propose d’ouvrir un espace pour des figures et des discours du déplacement diversifiés qui reflète mieux la nature complexe de la production culturelle dans le monde entier.
Le tournant de la mobilité s’est développé à l’aide d’éléments tirés de différentes théories et de traditions intellectuelles variées. Parmi celles-ci, Questions of Travel représente un apport capital des études de genre et des études postcoloniales aux discussions dans le champ des mobilités, en particulier à propos des critiques sur les théories nomades. En se concentrant sur l’influence de l’impérialisme sur la culture, le livre plaide pour que l’on prête davantage attention aux questions de pouvoir et d’idéologie dans la description et la compréhension de la mobilité. Il doit être lu dans la perspective de son auteur, pour qui il est indispensable de mettre en question sa propre position privilégiée pour pouvoir participer de manière crédible au changement social en établissant des alliances internationales avec des universitaires et des activistes non occidentaux. Bien que Questions of Travel soit un livre très connu dans le champ des mobilités, on le cite souvent simplement plutôt que d’en discuter les thèses, ce qui ne rend pas justice à leur profondeur et à leur richesse.
L’attention donnée à ce livre dans le monde universitaire en général diffère géographiquement et en fonction des champs de recherche. Aux États-Unis, il a été principalement lu par des spécialistes de géographie culturelle. Bien qu’il développe un dialogue avec les études de genre et les études postcoloniales, il semble avoir suscité peu d’intérêt dans ces domaines, en partie à cause de la rareté des milieux transdisciplinaires qui auraient été susceptibles d’y réagir de manière adéquate. C’est en Europe, et plus particulièrement en Grande-Bretagne, que ce livre a été le plus lu, surtout par des universitaires dont le champ de recherches se situe au croisement de la littérature de voyage, de l’étude des diasporas et des migrations, des études de genre et des études postcoloniales.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Javier Caletrío (11 Décembre 2012), « Question of Travel - de Caren Kaplan », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/513/question-travel-de-caren-kaplan
Autres publications