On the Move étudie comment les lieux, les espaces et la mobilité imprègnent la vie quotidienne de significations idéologiques. Ce faisant, il permet de penser les mobilités dans leurs corrélations et dans le cadre de contextes historiques plus larges.
Le mouvement est un élément de la vie. Dans toute une série de champs et de sous-champs de recherche indépendants les uns des autres, depuis la médecine, le droit et la danse jusqu’à la photographie, la logistique et l’urbanisme, on voit s’accroître nos connaissances sur les flux et les mouvements sous toutes leurs formes, riches et variées, qu’il s’agisse de la circulation du sang dans nos veines, de la danse, du trafic routier, du tourisme ou du commerce global de matières premières. Alors que cette division des savoirs est vieille de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles, le résultat de cette spécialisation a été qu’une croissance spectaculaire dans certains domaines scientifiques s’est accompagnée d’une incapacité décourageante à établir des relations entre des aires apparemment indépendantes de la vie sociale, économique et politique et de l’environnement. En conséquence, ce qui fait défaut dans bien des champs d’études, ce n’est pas seulement de percevoir la nature systémique de toutes les formes d’existence et d’avoir conscience des multiples niveaux spatiaux et temporels auxquels tout phénomène ou tout processus en vient à s’exprimer ou à se manifester lui-même. L’absence de dialogue entre les disciplines, tout particulièrement entre ce qu’on appelle les « sciences dures » et les sciences sociales, les arts et les lettres fait également obstacle à une compréhension plus profonde des modes de production du savoir et de la manière dont les scientifiques, les ingénieurs, les aménageurs, les technocrates et les professionnels de tous domaines posent, implicitement et inconsciemment, des postulats, des valeurs et des implications idéologiques en même temps qu’ils développent ou appliquent des pratiques de recherche scientifique apparemment objectives.
On the Move est un bon exemple d’une façon de penser la recherche sur les mobilités qui tient compte de ses multiples dimensions et ouvre ainsi des perspectives pour poser et pour comprendre dans toute leur complexité les questions concernant les voyages, les transports et les déplacements. Le livre fournit « une manière de penser qui retrace quelques-uns des processus à l’œuvre dans les différentes sortes de mobilité humaine sur différentes niveaux et les réunit dans une même logique sans pour autant nier les différences très importantes qui les séparent » (p. 7). Il le fait en étudiant comment les manières d’imaginer les lieux, les espaces et les mouvements influencent les habitudes d’agir et de penser dans un sens idéologiquement marqué. Ce genre d’imagination géographique constitue souvent un ensemble de présupposés inconscients qui orientent l’élaboration du savoir dans un large éventail de domaines professionnels et scientifiques. Il crée des liens implicites et inattendus entre des secteurs apparemment distincts de la vie naturelle, sociale et politique. Les exemples utilisés pour illustrer ces phénomènes sont tirés des champs mentionnés plus haut : anatomie, médecine, droit, danse , littérature, photographie, urbanisme, philosophie et géographie.
Le livre est divisé en neuf chapitres. Les deux premiers esquissent le cadre conceptuel, tandis que les autres constituent une série d’études de cas détaillées qui illustrent de manière frappante les discussions théoriques et contribuent à les développer. Cresswell commence son approche conceptuelle en donnant une définition fondamentale du mouvement comme déplacement d’un point A à un point B, comme la ligne qui relie le point A et le point B (soit A → B). Il se demande ensuite comment les sciences spatiales et sociales ont pu supposer que la ligne reliant le point A et le point B formait un espace vide et indéterminé. Cette ligne peut comprendre par exemple la mère de famille londonienne énervée, bloquée le matin dans les embouteillages sur le chemin de l’école, le réfugié somalien terrorisé traversant le détroit de Bab el Mandeb dans un minuscule bateau de pêcheur surchargé faisant route vers le Yémen, l’auxiliaire médical argentin zélé se précipitant sur le lieu d’un accident de la route dans la banlieue de Valparaiso, ou le dirigeant d’entreprise suédois bien à son aise dans le salon de première classe de l’aéroport international Soekarno-Hatta de Jakarta. Pourquoi la ligne reliant le point A au point B a-t-elle été conçue comme un espace neutre alors que, dans le monde entier, les mouvements des personnes sont chargés de significations ?
Un des objectifs clefs de la recherche critique sur les mobilités, selon Cresswell, est de s’assurer que cette ligne ne soit pas privée de sens et que son contenu soit étudié de manière adéquate. En expliquant comment le mouvement est rendu signifiant, il propose une distinction analytique entre « mouvement » et « mobilité ». Il explique cette différence en faisant référence à la distinction bien connue entre « emplacement » et « lieu ». Un emplacement, fait-il observer, est un espace abstrait, dépourvu d’histoire et d’idéologie, un point sans spécificité sur la carte. Un lieu en revanche est un segment d’espace chargé de sens, un endroit imprégné de signification et d’idéologie. En s’appuyant sur cette distinction, Cresswell propose de voir dans le mouvement l’équivalent dynamique de l’emplacement, tandis que la mobilité serait celui du lieu. Le mouvement est donc la mobilité, abstraction faite des contextes pratiques de signification et de pouvoir. La mobilité quant à elle est le mouvement chargé de significations sociales et culturelles. En nous intéressant à la mobilité, nous ne prêtons donc pas simplement attention au fait matériel du mouvement, mais aussi aux idées rattachées à ce mouvement (par exemple, la liberté ou la transgression), et aux pratiques sociales personnifiées toujours indissolublement associées à un déplacement physique (par exemple les trajets quotidiens, emmener les enfants à l’école, faire des affaires, partir en vacances, faire de l’exercice, s’enfuir, etc.). La mobilité, en tant que mouvement socialement produit, est un amalgame de ces trois éléments (le fait brut du mouvement physique, les idées de mobilité et les pratiques personnifiées).
Les sciences spatiales et sociales ont eu tendance à se concentrer sur le mouvement plutôt que sur la mobilité, s’appuyant sur le postulat que le lieu où l’on se trouve constitue le fondement de l’expérience humaine et l’unité de base de toute recherche en sciences sociales. La mobilité, quand on venait à s’y intéresser, apparaissait subordonnée aux lieux : les théories des migrations, par exemple, supposaient que les migrants étaient « attirés vers » ou « repoussés par » certains lieux. Cresswell soutient qu’il serait temps de s’inquiéter d’une telle absence de prise en compte des significations dans l’analyse spatiale, d’une pareille façon de négliger la mobilité vue comme mouvement imprégné de sens et de pouvoir : elle nous empêche en effet de percevoir les relations existant entre différentes mobilités à différents niveaux et entre différentes approches dans l’étude de la mobilité humaine. Un exemple de la façon dont les significations se déplacent et changent de niveau est l’influence que la découverte de la circulation sanguine dans le corps au dix-septième siècle a eue sur les développements de l’économie, sur la philosophie politique de Hobbes et sur l’urbanisme. Dans le domaine spécifique de l’urbanisme, par exemple, la ville était vue comme un corps dont la santé dépendait de la bonne circulation de l’air, de l’eau et des déchets. On en vint à considérer qu’une ville en bonne santé était une ville qui assurait des flux sans heurts. Les obstacles aux flux étaient supposés être une cause de malaise pour le corps urbain.
Dans l’exemple cité, une idée particulière de la mobilité caractérisant un état de santé dans un domaine donné a influencé la pensée et l’action dans d’autres domaines bien circonscrits. De même, des façons spécifiques d’imaginer la mobilité se diffusent parfois pour constituer une matrice symbolique implicite partagée par des populations et des cultures entières. Ces imaginaires confèrent une légitimité à des pratiques et à des activités collectives, qu’ils inscrivent dans un schéma normatif. Cresswell identifie deux de ces imaginaires géographiques qui ont exercé une influence particulière dans le monde occidental moderne, chacun d’eux tournant autour de conceptions spécifiques et distinctes des lieux, des structures spatiales et de la mobilité, et chacun d’eux impliquant un ordre moral spécifique. Le premier privilégie l’immobilité et l’état statique. Il suppose qu’une existence morale et authentique doit être enracinée dans un lieu. La mobilité est alors considérée comme moralement suspecte. Le migrant et le nomade sont perçus comme facteurs de désordre ; ils sont méprisés car considérés comme incapables de prendre des engagements. Le second imaginaire valorise le fugitif, l’éphémère et le temporaire, associant la mobilité à la liberté, au progrès et au changement positif. Il considére l’appartenance à un lieu et l’attachement sédentaire comme des attitudes réactionnaires.
Le pouvoir qu’ont ces imaginaires de modeler l’action et la pensée dans différents domaines est illustré par une série d’études de cas fascinantes portant sur des objets très divers : les techniques photographiques du dix-neuvième siècle cherchant à faire comprendre le mouvement ; des analyses du mouvement en usine, destinées à produire un type de travailleurs nouveaux et plus efficaces ; la normalisation de la danse de salon en Grande-Bretagne ; la mobilité conçue comme un droit de citoyenneté ; le rôle de la mobilité dans le mouvement féministe ; les aéroports comme lieux de production de mobilités. Cette dernière étude de cas parvient à réunir les analyses précédentes sur les techniques photographiques, les migrations et la citoyenneté dans une discussion sur la régulation des mobilités humaines à l’aéroport Schiphol d’Amsterdam. Chacune de ces études montre comment une forme de mobilité, qu’elle soit souhaitée ou déjà légitime, est toujours inscrite dans un champ normatif qui présuppose l’existence d’autres mobilités jugées négativement comme inadéquates, excessives ou corrompues. Ces études rendent manifeste une tension qui a été constitutive des sociétés modernes occidentales entre le mouvement comme source d’ordre et de transgression, comme principe même de la vie moderne, et le mouvement comme menace qu’il faut supprimer ou réguler.
Ce livre est une contribution importante aux études sur les mobilités, par un universitaire qui a plaidé avec rigueur pour un "tournant de la mobilité" en sciences sociales. Il est rédigé dans un style clair et plaisant, qui en rend la lecture agréable et montre qu’un travail universitaire sérieux peut être écrit d’une manière qui soit accessible à un plus large public. Abondamment illustrées, les études de cas sont riches de mises en relations inattendues entre des pratiques et des événements du dix-neuvième siècle et des aspects contemporains de la vie quotidienne. Ce travail nous rappele que la recherche sur les mobilités, pour l’instant exclusivement concentrée sur le présent, pourrait cultiver une sensibilité historique qui aiderait à discerner les continuités et les changements dans les pratiques courantes et les idées de mobilité. Les lecteurs intéressés par de nouveaux développements sur les sujets traités dans ce livre peuvent lire le récent article de Cresswell, « Towards a Politics of Mobility ».
On the Move a exercé une influence importante sur la géographie humaine en Angleterre, l’un des champs d’études dans lesquels le "tournant de la mobilité" a rencontré le plus d’échos et où il produit certains des travaux de recherche les plus intéressants. Cresswell a été récemment invité à rédiger pour la revue Progress in Human Geography un compte-rendu présentant la mobilité comme un des sujets dominants de cette discipline, ce qui est une manifestation de l’importance croissante des mobilités en géographie aussi bien que de la reconnaissance que l’on accorde aux travaux de Cresswell (voir Cresswell, 2010 et 2012).
Tim Cresswell est professeur de géographie humaine à NorthEastern University, à Boston. Depuis le milieu des années 1980, ses écrits portent sur la mobilité, l’espace et le pouvoir.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Javier Caletrío (11 Décembre 2012), « On the Move. Mobility in the Western World - de Tim Cresswell », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/516/move-mobility-western-world-de-tim-cresswell
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