Mobilities (2006) étudie la manière dont les systèmes de transport et de communication rendent possibles des relations sociales à distance, et les répercussions de ces systèmes sur les inégalités sociales et sur les scénarios possibles pour le futur, du point de vue social et environnemental. Ce livre esquisse une sociologie de l’avenir qui s’appuie sur l’étude des systèmes mobiles complexes.
Dans les campagnes publicitaires de certains groupes internationaux, en particuliers de sociétés travaillant dans le secteur des technologies de pointe comme Cisco, IBM, Oracle ou Microsoft, on rencontre régulièrement l’image de paysages lisses, aux horizons ouverts, où la communication, les mouvements et les échanges se déroulent sans heurt. Les informations, les personnes et les biens semblent circuler sans effort à travers ces espaces homogènes modelés par la technologie. Espaces de tous les possibles, on n’y trouve aucune trace de frontières, de limites ou de relations de pouvoir, la géographie et la distance semblent ne plus y jouer aucun rôle et les rapports historiques y ont fait place à un présent universel. Lorsque l’on y fait référence à des lieux génériques variés, non spécifiés, c’est souvent au moyen d’images stéréotypées de modes de vie traditionnels ou modernes (par exemple la jeune Chinoise, la mère antillaise, le fermier européen, l’enseignant africain), chacune d’entre elles représentant un nœud dans un réseau global de communication. Quand on les réunit, ces images donnent une idée de la portée globale des nouvelles technologies : implicitement, celles-ci sont censées apporter la modernité en tous lieux et à tout le monde, quel que soit l’éloignement, et faire ainsi fonction d’égalisateur des chances dans une société civile globale et pacifiée en train d’émerger. Paradoxalement, la technologie elle-même est souvent absente de ces images, qui présentent de ce fait les déplacements et la communication comme des possibilités à la disposition de tous et qui ne requièrent aucun effort. À une époque où les groupes de médias mondiaux disposent, grâce aux écrans, d’un pouvoir sans précédent pour diffuser leurs images dans les espaces domestiques, à l’intérieur des maisons, et dans les espaces publics lors des déplacements, cette manière particulière de représenter ce que les observateurs du social ont appelé « l’annulation de la distance » dans les relations sociales est une vision imaginaire omniprésente de ce à quoi ressemble la mondialisation. Ces paysages purifiés et réalisés avec soin fournissent un récit, ou un langage qui donnent du sens à l’économie et à la société actuelles, d’une façon qui légitime certaines conceptions politiques et économiques de la mondialisation. À l’aube du vingt-et-unième siècle, il est certain que la distance a été « annulée » – c’est ce que les scientifiques ont désigné comme la « compression spatio-temporelle » –, mais pas dans le sens utopique suggéré par les publicités. Elle a été annulée pour certaines personnes et pour certains lieux, avec des conséquences immenses pour l’avenir de l’environnement global.
Mobilities ouvre une perspective théorique pour examiner de façon critique l’importance de la distance dans les relations sociales. Ce faisant, le livre fait remonter à la surface tout ce qui avait été occulté par ces images de paysages lisses et flottants : l’énorme et pesante matérialité des infrastructures des transports et des communications qui rendent possibles les voyages, la communication et les rêves d’un « ailleurs ». On peut y rattacher l’importance de la dimension historique, en particulier quand elle prend la forme concrète d’infrastructures délabrées et d’habitudes profondément enracinées projetant obstinément des éléments du passé vers un avenir incertain et de plus en plus troublé, ainsi que celle des disparités croissantes dans l’accès aux transports et aux communications et de leurs conséquences sur les inégalités sociales. Négliger la distance, cela signifie laisser des aspects essentiels de la vie sociale échapper au regard critique, les laisser là où ils étaient restés pendant la plus grande partie du vingtième siècle.
Dans une large mesure, les sciences sociales ont eu tendance à considérer la distance comme un phénomène non problématique, en se concentrant sur des modèles dans lesquels les sujets humains interagissaient directement les uns avec les autres. Cette proximité dans les relations sociales a sans doute constitué la norme pour certaines parties de la population des sociétés occidentales pré-modernes, mais la nécessité de maîtriser les distances a été une constante historique, particulièrement dans le cas des empires. Historiquement, toutes les sociétés se sont efforcées de dominer les distances, même si elles l’ont fait avec différentes méthodes, en fonction de leurs situations sociales et technologiques au sens large. En élaborant un outil théorique permettant d’analyser la façon dont la distance est structurée socialement, culturellement et économiquement, John Urry affirme que dans les sociétés contemporaines, ces processus découlent de cinq types de « mobilités » différentes ou de cinq différentes formes de voyage et de communication : les déplacements de personnes (mobilité physique), les mouvements physiques des objets, les voyages imaginaires (notamment au moyen de la télévision), les voyages virtuels (grâce à Internet) et les voyages communicatifs (en particulier les conversations téléphoniques).
Chacune de ces formes de mobilité qui se recoupent entre elles présuppose un certain nombre de « systèmes de mobilité ». Pendant les époques pré-modernes, ces systèmes comprenaient les expéditions maritimes, la transhumance et le courrier postal (par pigeons voyageurs ou par messagers, à pied ou à cheval), pour n’en mentionner que quelques-uns. Les systèmes de mobilité modernes incluent le chemin de fer, les véhicules automobiles et l’aviation. La distinction entre les systèmes de mobilité pré-modernes et modernes est essentielle aux yeux d’Urry. Selon lui, si l’on ne prête pas attention aux changements que ces systèmes de mobilité (dont les origines remontent aux années 1840 en France et en Angleterre) ont apportés à notre expérience du temps et de l’espace, il serait difficile de comprendre les formes de vie moderne. Le chemin de fer, le télégraphe, le système postal, les voyages organisés, par exemple, ont fondamentalement changé la vie quotidienne et ont inauguré une ère historique dans laquelle la vie humaine est devenue inextricablement mêlée aux machines, et dépendante d’elles.
"C’est là ce que j’appelle ‘modernité’ : le moment où des machines extrêmement puissantes sont imbriquées dans l’expérience humaine" (p. 93).
Ce fut le chemin de fer qui le premier, selon Urry, a fait des machines un foyer d’expérience quotidienne, facilitant les déplacements de personnes sur une large échelle. Un autre système dont l’importance fut immense pour le vingtième siècle a été la voiture, qui a individualisé la mobilité et a introduit une grande flexibilité dans l’organisation des relations sociales. Le vingtième siècle a également vu le développement des transports aériens, du téléphone, des ordinateurs en réseaux et d’autres technologies de communication. Chacun de ces nouveaux systèmes fait l’objet d’une analyse étendue dans la deuxième partie du livre, en particulier la façon dont chacun d’entre eux a déterminé les conditions et les possibilités en fonction desquelles les systèmes ultérieurs allaient pouvoir évoluer.
L’importance de ces systèmes interdépendants dont la complexité s’accroît repose sur leur capacité à étendre les relations sociales dans le monde entier. Les amitiés, le travail et la vie de famille sont désormais entrecroisés, ‘en réseaux’, dans ces systèmes complexes. Sans ces constructions matérielles qui rendent possible les voyages et la communication, les relations sociales auraient une portée bien plus restreinte. Cela ne signifie pas que les relations de face-à-face soient passées de mode ou en train de disparaître. Le développement des technologies de communication a pu faire supposer que les rencontres en face-à-face allaient diminuer. En fait, des modèles originaux de présence et d’absence intermittentes sont en train de se développer, dans lesquels l’organisation de rencontres en face-à-face joue toujours un rôle essentiel pour maintenir les relations vivantes. L’expansion de ces ensembles personnalisés de relations sociales a des répercussions importantes sur les inégalités sociales. Parce que ces relations sont la source de bénéfices émotionnels, financiers et pratiques, l’accès aux moyens qui permettent de les entretenir devient un facteur clef pour déterminer les inégalités à l’ère des mobilités globales en réseau.
Les modèles de relations sociales qui sont en train de se développer engendrent une haute fréquence de voyages entre les membres de réseaux qui sont séparés par de grandes distances, justement parce que les rencontres personnelles conservent tant d’importance. Ainsi, en conséquence de ces processus et d’autres encore comme la croissance du tourisme, il y a dans les sociétés contemporaines davantage de déplacements, qui concernent davantage de monde et sur des distances plus importantes. Ces dernières années, ces tendances se sont accélérées, non seulement dans les pays riches du Nord, mais aussi dans d’autres parties du monde, en particulier dans ce qu’on appelle les « sociétés émergentes », la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique, la Turquie et l’Indonésie, entre autres. Dans le dernier chapitre de son livre, John Urry discute de la probabilité que ces tendances se poursuivent, par rapport aux défis sans précédent que constituent le réchauffement climatique global et le pic pétrolier mondial. Le changement climatique menace de transformer radicalement les conditions de vie sur notre planète, et il est nécessaire de réduire les émissions globales de carbone dont une part substantielle est produite par les transports. De même, le pic pétrolier signifie que le pétrole va être de moins en moins abondant et de plus en plus cher. Ces deux phénomènes incitent à penser que les modèles actuels des mobilités mondiales ont une limite potentielle, ce qui aura des répercussions importantes sur les relations sociales, économiques et politiques. À partir de discussions antérieures sur les systèmes de mobilités et en particulier sur la mobilité automobile, Urry retrace certaines évolutions et certains sentiers de dépendance de long terme créés pendant le vingtième siècle, ainsi que la marge de manœuvre que ces dynamiques ont laissée pour des mobilités alternatives (voir altermobilités) au vingt-et-unième siècle. Il suggère qu’il existe deux scénarios vraisemblables pour l’avenir, ayant chacun des répercussions différentes sur les mobilités futures. Le premier scénario est celui de conflits localisés entre des « seigneurs de guerre », résultant de l’échec des efforts déployés pour restreindre les émissions de carbone et pour prévenir les changements climatiques et les catastrophes naturelles qui les accompagnent, un échec qui provoquerait des mouvements massifs de réfugiés fuyant les régions dévastées, avec des pénuries d’eau, de nourriture et de ressources énergétiques, en particulier de pétrole et de gaz. Cela ne manquerait pas de susciter des conflits entre régions voisines pour le contrôle des maigres ressources, l’effondrement des systèmes de mobilités de longues distances et le repli des réseaux sociaux et économiques au niveau local. L’autre scénario repose sur l’hypothèse du maintien d’un niveau important de mobilité sans conséquences néfastes pour le climat global. Cela impliquerait de traverser un seuil critique pour parvenir à des systèmes de mobilité numérisés, neutres en émissions de carbone. Le coût du premier scénario en termes de souffrance et de réduction des niveaux de vie rend le second scénario préférable, mais le prix à payer dans ce cas pourrait être une perte de liberté personnelle, découlant de la capacité des systèmes de mobilité numériques à pister tous les mouvements.
En 2000, John Urry avait publié avec Sociology Beyond Societies (version française : Sociologie des mobilités : Une nouvelle frontière pour la sociologie ? , 2005) un livre essentiel qui se présentait comme un manifeste pour une sociologie du vingt-et-unième siècle capable de traiter des nouvelles réalités de l’ère de la mondialisation. Ce manifeste allait ensuite prendre la forme du "nouveau paradigme de la mobilité". La contribution spécifique de Mobilities au champ des recherches sur les mobilités tient au fait qu’il examine deux sujets qui étaient restés insuffisamment développés dans Sociology Beyond Societies : d’une part, les changements que les mobilités et la distance apportent aux relations sociales, et de l’autre, l’importance des systèmes de mobilité et les différences qui existent entre eux. Une grande partie des matériaux inclus dans chacun des chapitres avait déjà été publiée sous formes d’articles dans différentes revues au cours des sept dernières années, mais ce livre est bien plus que la somme de ses parties. Tous les chapitres renvoient les uns aux autres et sont intégrés dans un discours cohérent. Même pour quelqu’un qui est familier de ces articles, le livre de John Urry donne le sentiment de lire quelque chose de nouveau qui avait échappé à ses précédentes lectures et à ce qu’il en avait tiré. Les lecteurs non européens pourront trouver qu’il y a trop peu de références à des cas empiriques concernant d’autres parties du monde. Mais c’est là une remarque qui concerne le champ des mobilités en général plutôt que ce livre en particulier.
En novembre 2012, Mobilities avait été cité à plus de sept cents reprises dans des textes universitaires, ce qui est exceptionnel pour un livre publié en 2007. Si, la plupart du temps, le livre est cité en termes favorables, on relève aussi des appréciations critiques. Cela se produit le plus souvent dans des articles qui cherchent à contester l’affirmation du déclin des États-nations ou celle de l’inadaptation de la sociologie classique à l’époque de la mondialisation. L’une des critiques les plus virulentes à l'égard des thèses développées dans Mobilities est celle de Bryan Turner (2006 ; 2010) qui constate la diffusion de ce qu’il appelle un « régime d’immobilité » dans de grandes parties du monde, un phénomène dû à la mise en place de politiques de sécurisation plus extensives et plus intensives par de nombreux États. Ces tendances vers une dé-mondialisation se manifestent, d’après Bryan Turner, par une prolifération inexorable de murs, d’enclaves et de clôtures. Dans de tels propos, et dans d’autres du même genre, se fait jour un penchant à considérer que le tournant de la mobilité présuppose une croissance universelle de la mobilité dans le monde entier. Il est important de rappeler à cet égard que le tournant de la mobilité s’intéresse aux manières dont les mobilités des uns sont la cause des immobilités des autres. La mobilité y est considérée comme une entité relationnelle. De ce point de vue, des arguments comme ceux de Bryan Turner semblent confirmer plutôt que remettre en cause la pertinence de l’étude de la mobilité et de l’immobilité pour comprendre les dynamiques sociales et politiques dans les sociétés contemporaines.
John Urry est professeur de sociologie et directeur du Centre de recherche sur les mobilités ( Centre for Mobilities Research ) de l’université de Lancaster. Ses travaux ont ouvert la voie à une nouvelle façon de considérer la mondialisation en étudiant comment les mobilités physiques, virtuelles et imaginaires restructurent la vie en société.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
En savoir plus xPolitiques
Pour citer cette publication :
Javier Caletrío (25 Février 2013), « Mobilities - de John Urry », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 19 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/612/mobilities-de-john-urry
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