Les sens du mouvement, actes d’un colloque organisé en 2003, dirigé par Sylvain Allemand, François Ascher et Jacques Lévy, aborde la pluralité du mouvement en général, et en lien avec les mobilités urbaines en particulier. En toile de fond, la question de la ville, compacte ou diffuse, est discutée, ainsi que ses liens avec l’individuation de la société et le développement durable.
Notre monde a toujours été en mouvement, mais lors des dernières décennies, ce mouvement s’est accéléré. Tout est en mouvement : tant les êtres humains que les biens, les capitaux ou les idées. La mobilité, définie dans cet ouvrage de façon très large, questionne et remet en cause des pans entiers de notre société : nos valeurs, nos traditions, nos représentations, mais aussi nos économies ou nos rapports aux territoires sont bouleversés par cet accroissement du mouvement. A l’image, du photographe Eadweard Muybridge, précurseur du cinéma, qui décomposa le mouvement de la course du cheval, cet ouvrage, actes d’un colloque organisé en 2003, propose de décortiquer la mobilité sous toutes ses formes. Fort de cette ambition, le livre est construit autour de quatre parties traitant chacune d’une thématique spécifique : monde et société, individu et lien social, ville et espace, transport et action publique. Dans cette note de lecture, c’est plus précisément l’introduction de François Ascher et la conclusion de Jacques Lévy qui nous intéresseront. Nous reviendrons également sur la partie introductive de Sylvain Allemand qui met en lumière certains débats qui ont animé le colloque.
Dans Les sens du mouvement : modernités et mobilités , l’introduction de l’ouvrage, François Ascher contextualise le mouvement et les nombreux débats qu’il suscite. Ainsi, pouvoir se déplacer est devenu indispensable à la conduite de la vie quotidienne : biens, services, relations sociales se sont diffusées dans l’espace et nécessitent bien souvent de nombreux déplacements. La mobilité est devenue si essentielle et si « banale » qu’elle est souvent considérée comme un droit. F. Ascher distingue deux types de droit relatifs à la mobilité : le « droit-liberté » et le « droit-créance ».
Le premier se réfère au droit de se déplacer, qui est assuré dans les sociétés occidentales. Ce droit est une condition indispensable pour répondre aux besoins et aux attentes des individus dont les activités sont disséminées à travers les territoires. Tout le monde ne peut pas jouir de la même manière de ce droit, par manque de capacités physiques, d’argent ou d’accès aux moyens de transports. Les personnes concernées par ces difficultés risquent l’enclavement, la relégation sociale (comme le note E. Le Breton 1 dans son chapitre de l’ouvrage) et sont en droit d’attendre que la société s’implique pour remédier à cela : c’est le « droit-créance ». Ce droit est compliqué à mettre en place, car il faut en fixer les limites : jusqu’à quel point la société est-elle prête à investir pour permettre à tout le monde d’avoir la possibilité de se déplacer ? Face à l’étalement urbain et parallèlement à la demande croissante d’individuation, d’autonomie et d’émancipation, de nouvelles façons de concevoir les transports doivent être trouvées par les sociétés pour répondre à la demande d’accessibilité dans la périphérie.
Les villes, selon F. Ascher, n’existent que par le mouvement : l’urbanisation implique le transport et le stockage des Biens, des Informations et des Personnes, ce que l’auteur nomme le système BIP. Les « nouvelles technologies » - avec l’apparition des ascenseurs, d’Internet, de la voiture ou encore du frigidaire - ont contribué à modifier ce système BIP et à influencer par conséquent la forme des villes. L’auteur évoque trois évolutions liées au nouveau système BIP : la métropolisation, la mutation du système de l’accessibilité et la substitution de la densité par la vitesse.
La première désigne la concentration des richesses humaines et matérielles dans les plus grandes villes, aux dépens souvent de territoires moins dynamiques, comme le note P. Veltz 2 dans sa contribution. J. Eade 3 aborde également les villes globales, tout comme E. Soja 4 , pour qui les « nodalités post-métropolitaines » n’étendent plus leur influence seulement sur leur arrière-pays, mais bien à l’échelle mondiale.
La mutation du système de l’accessibilité, la deuxième évolution, renvoie à un phénomène paradoxal selon F. Ascher. Pendant longtemps, les centres-villes ont été les plus accessibles - concentrant richesses, innovations et population. Le développement de la périphérie, tant fonctionnellement que démographiquement, perturbe cette logique : la périphérie devient parfois plus accessible que le centre. Pourtant, la banalisation des télécommunications confère une valeur particulière aux contacts réels, à la coprésence physique, tant dans les loisirs et les voyages que dans les affaires – comme souligné par J.Urry 5 -, redonnant un sens tout particulier aux centres-villes, lieux propices aux rencontres et aux échanges.
La troisième évolution, fortement liée aux deux premières, renvoie à la complexification, à la multipolarisation et à la diffusion de l’urbain grâce à la vitesse, rendue possible par l’automobile notamment. Ainsi émergent des espaces urbains nouveaux, discontinus, entremêlant villes et villages que F. Ascher nomme « métapoles ». Le débat de la ville-compacte/ville-diffuse, abordé par F. Beaucire 6 dans sa discussion, est sous-jacent à ces trois évolutions. Il s’inscrit de fait comme un des fils rouges de cet ouvrage. C’est bien cet étalement urbain qui suscite des rêves, pour ceux qui aspirent à une maison individuelle « à la campagne », et des cauchemars pour les autorités des villes dont l’emprise spatiale et les charges débordent de leurs champs d’action et pour les défenseurs de l’environnement. Comme le note F. Ascher, c’est principalement les questions climatiques qui nous pousseront à revoir nos modèles d’urbanisation, car les réponses technologiques manquent encore pour résoudre cet épineux problème.
En conclusion de l’ouvrage, Jacques Lévy, dans un chapitre intitulé « Essences du mouvement », rappelle l’importance pour la compréhension du mouvement de la comparaison des situations dans l’espace et dans le temps. La prise en compte des contextes spécifiques du mouvement est aussi indispensable, en témoigne les exemples chinois (L.Huapu 7 ) et montréalais (D.Latouche 8 ) développés dans l’ouvrage. J. Lévy le montre également en comparant les systèmes ferroviaires français et allemand, le premier tourné vers la vitesse, l’autre vers la capacité. Au lieu de vouloir annihiler les différences de contextes, de mentalités, de manières de faire, il s’agit plutôt de les utiliser pour trouver des réponses adaptées. La réflexion de M.Smets 9 sur les infrastructures est révélatrice de ces différences : il montre comment le contexte influence la perception d’une infrastructure : un pont autoroutier en ville sera généralement considéré comme une perturbation esthétique, alors qu’un tel ouvrage pourra attirer toute l’admiration dans un écrin naturel, comme le viaduc de Millau.
« Le sens du mouvement s’articule avec le mouvement du sens, c’est-à-dire avec le changement dans nos sociétés » (p.300), qu’il soit question d’individuation de la société (A. Bourdin 10 ) ou de rapport au territoire (R.Haesbaertda Costa 11 ). Cette individuation, cette demande d’autonomisation, remet en cause les fondements de notre gestion collective de la société, et agit de manière très différenciée sur la mobilité des individus. Ainsi, l’autonomie, la liberté dans les déplacements n’appellent pas forcément la voiture : les individus « forts » selon J. Lévy, sont ceux qui « valsent avec les métriques 12 », passant de la marche à l’avion, contrairement aux individus « faibles », souvent contraints d’utiliser un nombre restreints de modes de transport. Dans le même ordre d’idée, le capital spatial des individus ne serait plus à concevoir uniquement selon la quantité de distances parcourues, mais plutôt selon la manière de se déplacer : la « métrise », contraction de maîtrise et de métrique, la capacité à gérer à son avantage les différents modes de transports devient révélateur d’inégalités sociales. Ainsi, mobilité n’est pas synonyme d’élite. Au contraire, comme le rappelle T. Cresswell 13 , sans « prolétariat cinétique », il n'y a pas d’ « élite cinétique », sans chauffeur de taxi ou de femme de ménage, pas de businessman.
La mobilité selon J. Lévy est trop sérieuse et trop complexe, en témoigne la pluralité des thématiques abordées dans cet ouvrage, pour qu’un seul acteur s’en occupe. Elle doit faire l’objet d’une coopération entre citoyens, politiques et milieux économiques. La mobilité dépasse - toutes les contributions semblent aller dans ce sens - le simple déplacement et appelle donc des réponses adaptées. Nombre de ces réponses devront pourtant concerner les questions de pollution et de l’empreinte que laisse la mobilité sur notre Terre. J. Lévy note ainsi un début de prise de conscience écologique, notamment parmi les professionnels : le retour en grâce de la densité et de la concentration, ainsi qu’une inflexion des mentalités vers des modèles plus durables. M.-H.Massot et J.-P. Orfeuil 14 parlent d’un « achèvement de la transition automobile » dans les sociétés occidentales, laissant la place à une autre manière de concevoir la ville, plus durable peut-être. Toutefois, ces nouvelles façon de faire devront nécessairement prendre en compte la question de la réversibilité, afin de permettre aux générations futures et à nous-mêmes, de changer d’avis ou de faire évoluer les structures mises en place.
L’ouvrage collectif Les sens du mouvement rend compte de la diversité des mouvements en abordant différentes thématiques classiques de la mobilité : de la métropolisation aux politiques des transports, en passant par le commerce ou le transport des marchandises. Il traite également quelques-unes des questions fondamentales que pose notre société en mouvement, telles que l’individuation ou la pollution émise par et pour nos modes de vies mobiles. Sur ce dernier point, le message est clair : nous devons agir rapidement. Pour autant, les avis des auteurs divergent sur la manière d’opérer. Certains proposent de « faire avec » le périurbain, en agissant pour le rendre plus « durable », en utilisant les nouvelles technologies pour atténuer les conséquences négatives de l’étalement urbain. D’autres auteurs cherchent à combattre le périurbain en réinvestissant la ville, en lui redonnant de l’urbanité, tout en étant conscients de la difficulté de la tâche. Un autre débat qui a animé le colloque est celui portant sur la thèse de la mobilité généralisée. Si les auteurs semblent se mettre d’accord sur le fait que les mouvements (personnes, biens, etc.) ont augmenté considérablement ces dernières années, certains rappellent que ces mouvements sont à relativiser en comparaison avec les migrations du XIXème siècle ou le commerce international d’avant 1914. En outre, les tenants de la thèse de la mobilité généralisée ne prendraient pas suffisamment en compte les inégalités sociales et spatiales : tout le monde n’est pas mobile, ou du moins pas de la même manière. Par ailleurs, ce colloque a été également l’occasion du lancement du débat sur le droit à la mobilité. Cette question a suscité de nombreuses discussions et n’a pas fait consensus auprès des participants. Près de dix ans plus tard, malgré de nombreuses initiatives en faveur du droit à la mobilité, les inégalités et les enjeux liés à la mobilité se sont encore accentués (Orfeuil, 2011). Ce débat autour du droit à la mobilité ne doit pas faire oublier celui du droit à l’immobilité, comme le rappelle Jacques Lévy (2011). Selon lui, la situation actuelle se caractériserait de plus en plus par une injonction à la mobilité, où le choix d’être mobile et/ou dans la manière de l’être serait avant tout réservé aux mieux lotis ; à l’avenir le droit à l’immobilité devrait également être pris en considération.
L’objectif de ce colloque était aussi de réunir autour de la mobilité tant des chercheurs, des décideurs politiques, des artistes que des acteurs du monde économique. De même, il a permis de faire connaître des chercheurs alors méconnus dans la recherche francophone, tels que John Urry ou Tim Cresswell et de véritablement faire entrer la thématique des « transports » dans les sciences sociales. Les sens du mouvement , actes de ce colloque, est devenu un ouvrage de référence en offrant un panorama de la recherche sur la mobilité. Malheureusement, le format d’une telle note de lecture ne permet pas de rendre compte de la richesse de toutes les contributions.
1 Le Breton, E. « Mobilité, exclusion et marginalité », pp.117-123
2 Veltz, P. « L’économie de toutes les mobilités », pp. 49-59
3 Eade, J. « Vous avez dit villes globales ? », pp. 198-206
4 Soja, E. « Le temps des nodalités post-métropolitaines », pp. 175-189
5 Urry, J. « Petits mondes », pp. 37-48
6 Beaucire, F. « La « ville compacte » est-elle importable en France ? », pp. 170-174
7 Huapu, L. « Politique des transports en Chine : quelles stratégies ? », pp. 289-297
8 Latouche, D. « La mobilité au secours de la compétitivité », pp. 270-279
9 Smets, M. « Le paysage contemporain des infrastructures. Le paradoxe de l’intégration », p. 249-256
10 Bourdin, A. « L’individualisme à l’heure de la mobilité généralisée », pp. 91-98
11 Haesbaert da Costa, R. « De la déterritorialisation à la multiterritorialité », pp. 69-79
12 Métrique : « modalité de mesure et de la gestion de la distance […], une métrique, c’est un mode de transport et tout ce qui va avec » (pp.303).
13 Cresswell, T. « Justice sociale et droit à la mobilité », pp. 145- 153
14 Massot, M.-H. et Orfeuil, J.-P. « Les mobilités urbaines dans 20 ans », pp. 219-227
François Ascher (1946-2009) est un économiste et sociologue français, spécialiste des phénomènes métropolitains et de la planification urbaine. Il a notamment inventé le concept de « métapole » et exploré celui d'« hypermodernité », donnant dans les deux cas une place centrale à la mobilité.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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Pour citer cette publication :
Yann Dubois (05 Juin 2013), « Les sens du mouvement - de S.Allemand, F. Ascher et J. Lévy », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/846/les-sens-du-mouvement-de-sallemand-f-ascher-et-j-levy