Mis à jour le 23 juin 2020
Dans le cadre de la COP 21, l’Union européenne s’est engagée à réduire de façon significative les émissions de CO2, et notamment celles du transport. À l’horizon 2030, les transports, qui représentaient en 2014 60 % des émissions au sein de l’UE, devraient réduire leurs émissions de 30 %, par rapport au niveau de 2005. Cet objectif semble très ambitieux au vu des évolutions récentes. Car si les émissions ont baissé en 2009-2011 du fait de la récession économique, elles ont ensuite augmenté avec le retour de la croissance économique. Ainsi, en 2017, les émissions du transport en France étaient à peine inférieures à celles de 2000.
S’il est donc possible d’éviter la croissance des émissions, leur réduction est une tâche beaucoup plus ardue. Nous le montrerons en soulignant l’échec du report modal, objectif central des politiques publiques depuis une vingtaine d’années. Ce levier ayant montré ses limites, toute comme celui de la tarification que les décideurs rechignent à utiliser, quelles sont les autres options sur la table (voir encadré) ? La baisse des émissions unitaires des véhicules et la hausse du taux de remplissage suffiront-elles ? Ou faudra-t-il en venir à réduire la mobilité et… la croissance économique ?
L’objectif général de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) par le secteur des transports peut se décomposer en quelques variables clés. Pour chaque type de transport, (voyageurs ou marchandises) et pour chaque mode de transport (route, chemin de fer, navigation, transport aérien…), les émissions totales dépendent d’une part des trafics - en passagers-kilomètres (Pkm) ou tonnes-kilomètres (Tkm) - multipliés par les émissions unitaires par Pkm ou par Tkm. Ces émissions unitaires se calculent en tenant compte des émissions unitaires des divers véhicules et du taux de remplissage. Nous aboutissons donc à la formule suivante :
Emissions de GES=(Trafics x Emissions unitaires des véhicules)/(Taux de remplissage )
La réduction des émissions totales passe donc par des voies faciles à identifier. Pour chaque mode de transport, on peut :
À l’échelle de l’ensemble de la mobilité, il est aussi possible
Dans les livres blancs de l’UE sur les transports, celui de 2001 comme celui de 2011, le report modal occupait une place centrale, tout comme dans le Grenelle de l’environnement (2009). C’était le cas pour les marchandises qui devaient massivement abandonner la route au profit de la voie ferrée et la voie d’eau. Pour cela, l’Union européenne a défini des corridors le long desquels les infrastructures de transport, essentiellement ferroviaires, devaient être construites ou améliorées de façon à créer un véritable réseau de transport transeuropéen (TEN-T). Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu comme on le voit ci-dessous pour le fret.
Évolution des parts modales pour le transport de fret en Europe
Pour les passagers, les projets de lignes ferroviaires à grande vitesse avaient le même objectif en proposant une offre alternative aux liaisons aériennes intra-européennes. Le report modal concernait aussi les voyageurs en zone urbaine avec le développement des transports en commun.
Alors qu’approche la fin de la décennie, les résultats en matière de report modal sont très éloignés des objectifs comme l’a indiqué un rapport récemment remis au Parlement européen 1. Dès son introduction, le rapport indique : “the modal share of road, rail and inland waterway transport remained substantially unchanged between 1996 and 2016, both for passenger and freight transport, with road transport showing a slight increase. Looking at future projections, road transport is expected to keep its predominant position both for the passenger and freight sectors. “
Les résultats ne sont pas entièrement négatifs. Dans les villes centres notamment, la circulation automobile et les émissions de polluants ont diminué alors même que se développaient les transports en commun mais aussi les mobilités douces (marche à pied, vélo). Mais dès que l’on s’éloigne des zones denses, le ferroviaire a du mal à concurrencer la route ou l’avion. On peut le montrer avec deux exemples, le transport routier de marchandises d’une part et le transport de voyageurs à longue distance d’autre part.
En ce qui concerne le transport de marchandises, tournons-nous vers le meilleur élève de la classe européenne, l’Allemagne. En matière de fret ferroviaire, les succès des opérateurs de fret allemands (+ 40 % de trafic de 2000 à 2017) sont impressionnants 2. Mais cette performance ne doit pas faire illusion. Elle n’a pas permis de réduire la part de marché du transport routier. Si report modal il y a eu, il s’est produit non pas de la route vers le rail mais de la voie d’eau vers le rail comme le montre le tableau ci-dessous. Ce constat est inquiétant au regard des ambitions que l’Union européenne a inscrites dans le libre blanc de 2011. Il semble bien en effet que la route va rester le mode de transport dominant dans les prochaines années, pour la simple raison qu’elle est la seule à offrir aux marchandises, qui n’ont pas de jambes pour se transporter toute seule, une solution porte à porte, sans rupture de charge. Et cela d’autant plus que le réseau routier permet d’accéder à l’ensemble du territoire, ce qui n’est pas le cas du ferroviaire.
Évolution de la part de marché dans le transport de fret en Allemagne
Une autre limite structurelle du fret ferroviaire réside dans le développement de chaînes logistiques où les entrepôts jouent un rôle clé. Les marchandises ne font que rarement une trace directe du fabricant au client. Pour des raisons de massification, elles font des sauts de puce de quelques centaines de kilomètres d’un entrepôt à un autre avant d’arriver au destinataire final. Le transport ferroviaire est alors tout simplement hors marché ; d’une part faute d’embranchements ferroviaires dans les entrepôts et d’autre part du fait des distances parcourues, relativement faibles par rapport à la zone de pertinence du ferroviaire (trajets de plus de 500 km).
Tout cela conduit à ce que les modes de transport ne jouent pas dans la même cour. Les attributs propres au transport routier (vitesse, souplesse, fiabilité, adaptabilité de la taille des lots, absence de rupture de charge…) font que ce mode est tout simplement devenu incontournable.
Dans le domaine de la grande vitesse ferroviaire, La cour des comptes européenne (CCE) a récemment dressé un état des lieux critique 3. Le réseau européen de LGV a triplé de 2000 à 2016, passant de 2708 à 8200 km. Mais dans le même temps le trafic a seulement doublé pour atteindre 124 milliards de p.km. Dans ces conditions, le réseau doit-il vraiment tripler de taille entre 2010 et 2030 comme le recommande le Livre blanc de 2011 ? La question se pose dans la mesure où l’extension se fait depuis le début du siècle au prix de rendements décroissants. Après un maximum de 21,9 millions de p.km par km de réseau, atteint en 2001, l’intensité a baissé de 50 % en 2016 4. Cela résulte de la mise en exploitation de lignes dont le potentiel est inférieur au seuil de pertinence d’une LGV estimé par la CCE à 9 millions de p.km par an. Le rapport pointe du doigt trois lignes nouvelles (Eje Atlántico, Madrid-León et Rhin-Rhône) dont les trafics sont très inférieurs à ce seuil. Or, de nombreuses LGV en projet entrent aussi dans cette catégorie.
Les progressions limitées des trafics sur les LGV sont à comparer au succès du transport aérien. Avec les compagnies low-cost, le transport aérien a réduit l’attractivité du ferroviaire. De 2008 à 2018, le trafic ferroviaire à longue distance a stagné en France et la progression du trafic à grande vitesse a été compensée par la contraction du trafic classique (TET, Intercités). Non pas à cause d’une concurrence directe point à point, cas peu fréquent, mais du fait de l’incroyable diversification des destinations offertes aux clients par le transport aérien. Pour décider de leurs vacances, les Européens ne commencent pas par choisir une destination, ils vont d’abord sur internet regarder ce que proposent les compagnies aériennes. Le choix du mode précède de plus en plus souvent le choix de la destination. Cette évolution est manifeste en France. De 2008 à 2017, le trafic TGV a progressé de 10 % alors qu’entre la métropole et l’Europe, on a compté 46 % de passagers en plus. Le fait que de plus en plus d’aéroports soient connectés à une LGV a fait du TGV un complément du transport aérien et non un substitut comme l’énonçait le Livre blanc de 2011 !
Avec le transport aérien, les politiques de l’Union européenne se trouvent confrontées à leurs propres contradictions. Depuis des décennies, dans les pays développés, les politiques de transport ont été fondées sur l’idée qu’il fallait étendre à l’ensemble de la population les bénéfices externes de la mobilité. Ainsi, les octrois et autres péages ont disparu des routes, en Grande-Bretagne et en France au début du XIXe siècle. La gratuité des routes est toujours en vigueur outre-Manche. En France, elle reste la règle sur 99% du million de kilomètres de voirie. L’extension des réseaux de transport est évidemment un encouragement à accroître le nombre et la longueur des déplacements.
Dans le même temps, l’UE promeut le développement de la concurrence, facteur clé de réduction des coûts et de progression de la demande. C’est ce qui a été constaté pour le transport aérien. La déréglementation du secteur a conduit à une baisse significative du prix des billets. Pour les déplacements intra-européens, le prix pour le passager est d’environ 5 centimes du kilomètre, soit deux fois moins qu’un déplacement en train (10 centimes) et cinq fois moins qu’en automobile (environ 25 centimes). Il n’est donc pas surprenant que le nombre de passagers dans les aéroports progresse beaucoup plus vite que les trafics ferroviaires et automobiles.
La mobilité des passagers progresse donc pour deux raisons principales :
Le même phénomène cumulatif d’effet revenu et d’effet substitution s’est manifesté dans le transport de marchandises.
Les distances parcourues par les voyageurs progressent, tout comme celles que franchissent les marchandises. Cette évolution est d’abord le fruit de la croissance économique qui accroît le pouvoir d’achat plus que ne progresse le coût des transports. C’est également le fruit de la déréglementation et du développement de la concurrence, qui ont contribué à baisser les prix relatifs des modes de transport recourant le plus aux carburants fossiles, c’est-à-dire les transports routiers et aériens. En nous référant à l’équation présentée dans l’encadré, il ne reste que deux leviers pour réduire les émissions de CO2 des transports. L’un est technique, l’autre est économique.
Le levier technique consiste à réduire les émissions unitaires des véhicules de transport, tout en accroissant leur taux de remplissage. C’est exactement ce qu’a fait le transport aérien au cours des 20 dernières années. Mais comme les trafics ont beaucoup progressé, les émissions de CO2 du transport aérien, même si elles ont peu progressé, représentent toujours 10 % des émissions du transport car les réacteurs continuent à consommer des carburants fossiles. Pour réduire les émissions unitaires des véhicules, il est donc nécessaire de changer de source d’énergie. C’est la raison pour laquelle il est aujourd’hui question d’électrifier les automobiles et dans une certaine mesure les camions. Pour y arriver, l’Union européenne envisage des normes contraignantes pour les constructeurs automobiles, afin que les nouveaux véhicules vendus émettent de moins en moins de grammes de CO2 par kilomètre. Plusieurs pays, dont la France, envisagent d’interdire la vente d’automobiles à moteur thermique à partir de 2040, afin que le parc automobile soit entièrement électrifié à l’horizon 2050.
Mais l’électrification du parc automobile nous garantit-elle la fameuse « neutralité carbone » ? Rien n’est moins sûr. L’analyse en cycle de vie (ACV) révèle que les voitures électriques n’émettent en moyenne que moitié moins de GES que les voitures thermiques 7 Des experts du MIT ont montré qu’une grosse automobile électrique alimentée par de l’électricité provenant du charbon émettait en ACV plus de GES qu’une petite berline diesel 8. Pour que la transition vers l’électrique soit un succès, le poids et la puissance des véhicules doivent être réduits de façon drastique et les énergies renouvelables doivent occuper une place très majoritaire dans le mix énergétique. Ces deux conditions ne seront pas faciles à remplir.
Mais quelles sont les chances pour qu’un tel scénario se réalise et, s’il aboutissait, quels seront ses impacts réels en matière d’émission de CO2 ? Ces deux questions méritent d’être posées.
Il reste alors le levier économique, consistant à remettre en cause le principe même de la croissance économique. Cela peut se faire par le biais de réglementations et de taxations dissuasives destinées explicitement à réduire l’activité économique et donc les flux de personnes et de marchandises, du fait de l’arrêt de la hausse, voire de la baisse des revenus. Mais un tel scénario n’est pas actuellement sur l’agenda des politiques publiques dans la mesure où il comporte d’importants effets pervers, ne serait-ce qu’en termes de revenus privés et publics. La récente convention citoyenne sur le climat nous a livré, en creux, le même constat. En refusant l’idée de réduire la durée du travail à 28 heures, elle a considéré que l’heure n’était pas à la décroissance. Mais dans le même temps, en n’abordant par les questions qui fâchent (taxe ou quotas carbone ? nucléaire ? ….) elle n’a fait en matière de mobilité que des recommandations très « conventionnelles » qui correspondent à des ajustements ciblés (vitesse sur autoroute, taxation des poids lourds et des grosses cylindrées…) mais ne conduisent ni à la neutralité carbone, ni à l’atteinte des objectifs d’émissions de GES des transports en 2030.
Un regard lucide sur le secteur des transports invite à considérer qu’il sera très difficile d’atteindre les engagements des États membres de l’Union européenne en matière de réduction des émissions de CO2. Alors que ces émissions baissent pour l’ensemble de la France (presque moins 20 % en 2018 par rapport à 1990), elles ont continué à croître dans le secteur des transports (+ 10 % depuis 1990). Ainsi, les niveaux atteints en France en 2018 (137 millions de tonnes) sont plus de 30 % supérieurs à ce qui était envisagé il y a 15 ans dans le cadre des accords de Kyoto (100 Mt). S’engager aujourd’hui à la neutralité carbone à l’horizon 2050 et à réduire les émissions de 30 % à l’horizon 2030 nous fait immanquablement penser à un mauvais élève qui, faute d’avoir obtenu la moyenne au premier trimestre, s’engage à obtenir 15/20 au second.
De fait, les maigres résultats obtenus au cours des 20 dernières années invitent à se défier des effets d’annonce. Ils se sont aujourd’hui déplacés du report modal à l’électrification. Mais même en se développant, cette dernière ne sera pas une panacée. Il est donc fort probable que dans quelques années nous serons confrontés à un dilemme qui nous obligera à sortir de l’ambiguïté actuelle : ou bien nous engager dans une logique de décroissance économique pour réduire les trafics de voyageurs et de marchandises, dans une proportion équivalente à la crise économique dans laquelle nous entrons suite au confinement ; ou bien admettre que notre dépendance aux énergies fossiles ne pourra pas être réduite dans les proportions attendues. Une telle alternative est aujourd’hui de plus en plus probable, mais elle est difficilement acceptée par les décideurs publics, en vertu de la règle politicienne bien connue et résumé ainsi par le cardinal de Retz (1613-1679) : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ».
1 Research for TRAN Committe, Modal Shift in European Transport: a Way Forward , Study requested by the TRAN Committee, Policy Department for Structural and Cohesion Policies Directorate-General for Internal Policies, PE 629.182 - November 2018, 174 p.
2 En France dans le même temps, le trafic ferroviaire de fret a baissé de 40% !
3 Réseau ferroviaire à grande vitesse européen : fragmenté et inefficace, il est loin d’être une réalité , CCE.
4 L’intensité était en 2016 de 19,2 en France, de 17,5 en Italie, de 12,7 en Allemagne et de 5 en Espagne, un pays qui a surinvesti dans la grande vitesse ferroviaire.
5 Crozet Y., 2017, Economie de la vitesse : Ivan Illich revisité, in L’économie politique n°76, p. 24-37.
6 Avec une heure de travail, un smicard peut acheter aujourd’hui 200 km de voyage en avion, mais seulement 40 km en voiture.
7 Global EV Outlook 2019 Scaling up the transition to electric mobility, International Energy Agency, 27 may 2019.
8 Marco Miotti, Geoffrey J. Supran, Ella J. Kim & Jessika E. Trancik, « Personal vehicles evaluated against climate change mitigation targets », Environmental Science and Technology, 27 September 2016.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
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