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Texel. Une invitation à suspendre le temps en gare

Recherches terminées

Selon Hartmut Rosa, la mobilité ne se référerait plus à l’espace mais au temps nécessaire pour le parcourir. L’omniprésence des systèmes d’affichage dans les gares tend à renforcer cette perception du temps de déplacement comme durée objective, mesurable, au détriment de son ressenti selon lequel toute durée est variable. Ce projet expérimental, conduit par des artistes-chercheurs d’EnsadLab, vise à réintroduire dans les gares un rapport subjectif au temps et aux lieux par le biais de sabliers interactifs.

Acteurs de la recherche

Les chercheurs

 

Contact : Christophe Gay

I. La recherche


Dans les déplacements quotidiens, le temps est devenu la métrique de référence. Ainsi, chacun est capable de donner avec bien plus de précision la durée de ses trajets vers son lieu de travail ou d’étude que la distance parcourue. Cet usage « métrique » du temps semble s’imposer au détriment de son ressenti, selon lequel toute durée est variable. Dans un contexte où tous les intervalles sont évaluables et instantanément communiqués, tout écart par rapport à la durée nominale est vécu comme une anomalie. En gare, l’omniprésence des systèmes d’affichage tend à renforcer notre perception du temps de transport en tant que durée objective, mesurable, étalonnée. Le déplacement, et en particulier le temps passé dans la gare, risque alors d’être vécu comme une contrainte sans intérêt en soi, un temps mort ; l’attention portée aux lieux traversés est appauvrie par ce rapport « utilitaire » au déplacement.

A rebours de la tendance à l’accélération des rythmes de vie, le projet Texel vise à inciter les voyageurs à sortir de leur bulle et de leurs automatismes, à suspendre le temps des trajets quotidiens, pour vivre une expérience sensible transformant la manière dont ils appréhendent leur temps de déplacement. Il s’agit alors de réaffirmer l’existence de la gare comme lieu de mobilité, quand la tendance à l’optimisation et à la fluidification des échanges tendrait en faire un simple nœud de connexion entre différents réseaux de transport. Plus précisément, le projet cherche à éclairer la question suivante : peut-on améliorer la qualité de nos modes de vie mobiles en changeant notre rapport au temps passé en gare ? Le projet a consisté à concevoir et tester en gare un dispositif artistique interactif visant à transformer l’expérience que l’on fait du temps passé dans ces lieux de transit. Il a été mené par deux jeunes artistes, Lyes Hammadouche et Ianis Lallemand, dans le cadre de leur doctorat de création "Sciences Arts Creation et Recherche" de PSL Research University mené au sein du groupe Reflective Interaction d’EnsadLab (laboratoire de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris), sous la direction de Samuel Bianchini. Plusieurs disciplines et corps de métier ont été associés au projet : outre l’équipe d’artistes-chercheurs, des ingénieurs d'EnsadLab et des agents de SNCF ont participé à sa mise en œuvre sous ses aspects techniques et pratiques. En particulier, le développement informatique du système interactif a été réalisé par Colin Bouvry (EnsadLab), le développement informatique de la motorisation par Didier Bouchon (EnsadLab), le mobilier d'exposition en gare par Charles-Henry Fertin et le suivi de production pour l'exposition en gare par Emmanuelle Barbey (EnsAD)

L’œuvre, nommée Texel (contraction de temps et de pixel), est composée de sabliers interactifs constitués d’un sablier maintenu à un cadre par deux bras métalliques, d’un moteur fixé à l’extérieur du cadre et de capteurs de mouvements. Le sablier réagit aux mouvements des voyageurs : quand le voyageur se rapproche, recule, bouge, le module pivote sur son axe médian, altérant l’écoulement du sable qui s’accélère, ralentit ou s’arrête. Ces modifications du rythme d’écoulement du sable, visibles par le voyageur, traduisent l’intensité de sa relation avec le module. Elles renvoient également à la capacité du dispositif à occuper le temps. Le sable écoulé dans le sablier enregistre le temps investi dans l’interaction, mais il s’agit d’une durée relative, appréciée à travers une expérience sensible. Du fait de sa dimension interactive, le sens de l’œuvre ne peut être appréhendé par les voyageurs que s’ils dévient de leur trajectoire et consacrent du temps à engager une relation avec elle. Ainsi, Texel propose une représentation mouvante et variable selon les individus et leurs choix face à l’œuvre. Une visite guidée de Samuel Bianchini revient sur le processus de conception de l’œuvre.

C’est la gare d’Ermont-Eaubonne (Val-d’Oise) qui a été choisie pour accueillir Texel pendant un mois, du 16 novembre au 16 décembre 2015. Désignée « gare laboratoire » par SNCF, c’est aussi une des gares les plus fréquentées d’Ile-de-France (35 000 voyageurs par jour). Beaucoup de voyageurs fréquentent régulièrement la gare pour leurs navettes quotidiennes. L’œuvre devait donc relever le défi de la récurrence de l’expérience. Texel a été déployée dans deux espaces, sous deux formats :

  • Dans le couloir principal de correspondances : un ensemble linéaire de 8 sabliers ;
  • En mezzanine, entre les portes d’accès aux voies de la ligne J : un unique sablier.

L’installation en gare a fait l’objet d’une évaluation quantitative et qualitative réalisée par une équipe pluridisciplinaire composée de trois chercheuses en sciences sociales : Anne Bationo, ergonome, Francesca Cozzolino, anthropologue et Clara Meyer, ethnologue. Cette évaluation s’est attachée à comprendre les impacts de l’œuvre sur les voyageurs. Comment les usagers de la gare d’Ermont-Eaubonne interagissent-ils avec l’œuvre ? Comment Texel transforme-t-il l’expérience du déplacement pour ces voyageurs? Réintroduit-il une perception subjective du temps ? Anne Bationo et Francesca Cozzolino présentent les principaux résultats de l’enquête dans leurs visites guidées (voir celle d' A.Bationo ou celle de F.Cozzolino).

Le projet, lancé en mars 2014, s’inscrit dans le premier axe de recherche du Forum Vies Mobiles : Comprendre. Entre vies mobiles et immobiles, comment habite-t-on la mobilité aujourd’hui ?

Projet réalisé en partenariat avec EnsadLab, laboratoire de recherche de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs, PSL Research University, Paris.

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II. Les principaux enseignements de l’expérimentation en gare


L’expérimentation en gare visait à mesurer la validité des hypothèses formulées par les artistes au cours de la conception de Texel :

  1. Les usagers de la gare seront intrigués et attirés par l’œuvre ; ils s’accorderont une pause pendant leurs déplacements quotidiens pour interagir ;
  2. A travers l’interaction, ils pourront expérimenter un rapport subjectif au temps et s’interroger sur la course habituelle des déplacements ;
  3. Ils en retireront une expérience positive ;
  4. La récurrence de l’expérience n’érodera pas l’intérêt du dispositif.

Que nous apprend l’enquête menée durant l’expérimentation? Texel permet-il effectivement d’enrichir l’expérience du temps passé en gare, et ainsi d’améliorer la qualité du déplacement ?

Il apparaît que Texel a permis à certains voyageurs de vivre une expérience sensible en gare, quand les conditions étaient propices à la découverte de l’œuvre.

1) Les trajets domicile-travail et domicile-étude : des temps trop contraints pour permettre une déviation de la routine

En heure de pointe, en particulier le matin, la densité des flux dans les couloirs d’Ermont-Eaubonne réduit fortement la possibilité de voir le dispositif, de ralentir la cadence et de changer de trajectoire. La plupart des voyageurs passent devant Texel sans y prêter attention ou y jettent simplement un coup d’œil.

Durant leurs navettes domicile-travail quotidiennes, les usagers d’une gare de banlieue sont pressés par le temps. Les entretiens réalisés avec les voyageurs ont montré qu’ils étaient déjà dans l’univers productif du travail, tendus par la nécessité d’arriver à l’heure, stressés et très peu disponibles pour une expérience artistique.

Or, Texel est une œuvre d’art interactive : contrairement à une fresque, une photographie, ou un morceau de musique, elle ne peut être appréhendée pleinement que si le voyageur s’approche, s’arrête, et prend le temps d’interagir avec elle.

Dans les cas où seul un regard est jeté à Texel, le dispositif n’est pas toujours décodé comme une œuvre d’art et le lien entre le mouvement des sabliers et celui des passants n’est pas non plus compris. Une partie des voyageurs rattachent Texel à l’univers fonctionnel de la gare : ils y voient un signal pour indiquer que le train vient de partir, un mobilier pour recharger les portables…

Dans ces moments très contraints, il est apparu que même lorsque l’œuvre était vue par les voyageurs et qu’elle attirait leur attention, elle n’était pas susceptible de les faire dévier de leur but : prendre leur train sans perdre de temps.

2) Dans des moments où le tempo est plus lent, Texel permet des expériences inhabituelles en gare

C’est dans les moments où la pression se relâche que les routines quotidiennes peuvent être bousculées : durant les heures creuses, le week-end, lors d’un trajet inhabituel ou encore au retour du travail, quand l’on a un peu de temps devant soi.

Dans ces moments-là, certains voyageurs prennent le temps de ralentir leur mouvement et de se rapprocher de Texel pour découvrir le dispositif. Bien souvent, ils ont déjà repéré Texel lors de trajets précédents, sans s’être arrêtés. L’exploration consiste à lire le cartel qui présente l’œuvre, à passer devant les sabliers, lever les mains ou les jambes pour les faire pivoter, voire à engager une chorégraphie improvisée. Cette découverte de l’œuvre donne parfois lieu à des échanges entre voyageurs : des regards, des sourires, une interjection, des jeux, voire des discussions collectives. La présence des enquêtrices sur place semble avoir favorisé de tels échanges, qui rompent avec les façons habituelles d’être en gare. Texel apparaît alors comme un objet qui amène à passer un bon moment, à prêter attention à la gare comme lieu et parfois aux autres voyageurs. Texel suscite également des souvenirs, des émotions, des sensations. Autant de « bulles d’humanité », pour reprendre l’expression d’un agent de la gare.

Pour les voyageurs qui prennent le temps de découvrir brièvement Texel, un lien est fait à un niveau symbolique entre les sabliers et la question du temps. L’œuvre renvoie à la course habituelle de leurs déplacements et initie une réflexion sur le rapport au temps durant les déplacements quotidiens.

Dans certains cas, plus rares, les voyageurs expérimentent véritablement un autre rapport au temps. Lors d’interactions particulièrement longues, plutôt que de mesurer le temps avec une horloge, ou de visualiser son écoulement avec un sablier, ces voyageurs sont pris par le fait de l’occuper. Le cours linéaire du temps se trouve temporairement suspendu au profit d’une autre temporalité, celle du présent perçu à l’échelle de l’individu. Texel donne alors lieu à des expériences de perception subjective du temps, à un rapport au temps flottant, où l’on oublie qu’on a un train à prendre, que l’on est pressé, et que le temps file.

Ainsi, quand les conditions sont propices, certains voyageurs vivent une expérience inhabituelle en gare grâce à Texel : rencontrer un objet intriguant, essayer de comprendre comment il fonctionne et pourquoi il est là, échanger avec d’autres usagers auxquels on n’adresse habituellement pas la parole. Il est alors possible de prendre de la distance vis-à-vis de la course des déplacements quotidiens et de s’autoriser la rêverie, les souvenirs, la réflexion sur nos modes de vie mobiles. De ce point de vue, Texel enrichit l’expérience du déplacement et participe de l’amélioration de la qualité des vies mobiles.


III. Pour aller plus loin


1/ Synthèse des résultats de l'enquête

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2/ Rapport de recherche



3/ Artistic Lab

Découvrez le projet sur notre rubrique arts-sciences humaines Artisticlab

4/ Dossier de presse

dossier de presse

5/ Revue de presse

Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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