Mobilithèse 04 Mars 2022
Sur des routes secondaires, caché dans une valise, invisible aux contrôles frontaliers, un soutien-gorge orange fluorescent, produit dans une usine textile dans la Chine du Sud, traverse le Détroit et arrive à Taïwan. Là-bas il se promène et circule, sur des plateformes physiques et digitales, et revient à son lieu de production en Chine. L’étude de la mobilité de cet objet singulier permet d’interroger les parcours sociaux et émotionnels de ses productrices : de jeunes travailleuses chinoises, originaires de régions rurales, qui migrent dans les villes pour pouvoir travailler, puis migrent à nouveau à Taïwan pour suivre ce travail, en ayant recours au mariage pour effectuer cette nouvelle migration. Cette thèse a été récompensée par le prix Mobilithèse 2021.
Prix Mobilithèse 2021
Titre de la thèse : Mobilities, Translocal Economies, and Emotional Modernity. From the Factory to Digital Platforms, between China and Taiwan
Pays : France
Université : Université Lumières Lyon 2
Date de soutenance : 2019
Directeur de recherche : Direction : Laurence Roulleau-Berger, Codirection : Michael Hsiao
Beatrice Zani – À partir du parcours d’un soutien-gorge produit en Chine et des femmes qui l’ont produit, les agencements entre la mobilité et l’immobilité des personnes et des biens dans un monde contemporain, se caractérisant à la fois par la globalisation et la digitalisation, apparaissent. Les femmes en migration franchissent plusieurs barrières sociales, économiques et morales – qu’elles soient celles des villes, du marché du travail ou de l’espace domestique et familial. Elles traversent les frontières de régimes normatifs, hiérarchiques, inégalitaires et rigides, où les mobilités sont contraintes par des législations qui limitent les droits des migrants ou qui imposent le mariage comme condition nécessaire au mouvement. Ces mobilités sont également construites dans un espace-temps marqué par l’immédiateté de la télécommunication de masse. Le proche et le lointain sont bousculés par l’instantanéité de la communication, l’hyperconnexion transnationale des mobilités des personnes, qu’elles soient physiques ou digitales. Dans leur quête d’amélioration de leur condition sociale, les femmes étudiées dans ce travail de recherche développent des habiletés qui s’apparentent à bien des égards à des formes de motilité, et qui leur confèrent une grande agilité dans leurs mobilités spatiales. Cette thèse défend l’idée que ces femmes peuvent s’émanciper de leur condition de subalternité en développant des stratégies complexes dans leur mobilité physique et virtuelle, tout au long de leurs migrations.
Beatrice Zani – L’enquête se base sur une enquête multisituée de 18 mois dans les campagnes et les villes en Chine et à Taiwan, où plus de 140 entretiens biographiques avec de jeunes femmes migrantes ont été recueillis, ainsi que sur une ethnographie digitale des mobilités dématérialisées dans les groupes en ligne de l’application WeChat.
Beatrice Zani – Il en ressort clairement que leur aptitude à se mouvoir, qui combine des fortes compétences aux mobilités réversibles, combinées à une capacité au déracinement et au ré-enracinement que nécessite par définition la migration, leur permet de développer des modes de vie inédits. En connectant les différentes spatialités et temporalités de leurs mobilités en Chine et à Taiwan, à travers des mouvements physiques et virtuels, les femmes migrantes mettent en place une pluralité de pratiques matérielles et immatérielles, virtuelles et émotionnelles, qui leurs permettent de résister aux hiérarchies et inégalités locales et globales rencontrées en migration. Ainsi, au sein du microcosme de leurs vies quotidiennes, les femmes rencontrées contournent des lois du marché local et explorent des marchés globaux, en donnant lieu à des formes sui generis de mobilités à travers des temporalités et spatialités accélérées par le biais de plateformes digitales. En ligne, à côté des mobilités des femmes, des objets, des informations, des colis, des émotions circulent. Leurs parcours retracent les biographies migratoires des femmes en Chine, puis à Taiwan.
À travers les applications en ligne, elles produisent de l’entrepreneuriat transnational. L’application digitale WeChat devient une infrastructure commerciale, via laquelle les femmes prennent contact avec des clients et des partenaires commerciaux, situés en Chine et à Taiwan. Elles font la publicité des produits, envoient des images et prennent les commandes ; mais elles peuvent aussi facilement transférer et recevoir de l’argent en ligne, via les fonctions de paiement. Les produits commercialisés varient : vêtements, bijouterie, nourriture, cosmétiques, médicaments. Il s’agit de produits qui ont une forte dimension émotionnelle : ceux-ci sont souvent importés de Chine et ont un « gout authentique » qui permet aux femmes de dépasser des émotions négatives de déracinement et de nostalgie qui accompagnent l’expérience migratoire. Mais ils peuvent également incarner la modernité et le consumérisme que ces femmes recherchent par leurs mobilités, en générant des émotions d’ambition, de motivation et de joie. Ces pratiques commerciales et entrepreneuriales digitales prennent alors la forme d’un « petit capitalisme émotionnel ». Il s’agit d’un capitalisme peu visible, produit dans les espaces de vie quotidienne et de travail des femmes. Il est petit car il prend des formes discrètes, peu visibles et digitalisées. Il est émotionnel car les objets commercialisés génèrent des émotions dans les processus d’achat et de vente.
Au terme de l’analyse, il apparaît que les parcours et les mouvements du soutien-gorge, incarnation des aspirations à la modernité, qui sont retracés dans cette recherche constituent le cadre au sein duquel se construisent les expériences migratoires, les mobilités digitales et les pratiques économiques et émotionnelles des femmes chinoises migrantes. Dans un même temps, le petit capitalisme émotionnel transnational des femmes constitue la substance mutable, malléable et polyédrique de la mondialisation. Dans cette perspective, les routes secondaires, les parcours et les chemins des économies digitales peuvent fusionner et se mélanger aux routes principales des marchés globaux. Les routes qu’empruntent les produits industriels revendus par ces femmes sont digitales, moins visibles, mais hiérarchiquement non moins importantes que celles de la grande distribution globalisée : la globalisation se montre alors dans ses formes plurielles.
Beatrice Zani – Cette recherche montre clairement l’intérêt qu’il y a à analyser les modes de vie et les mobilités dans leurs dimensions physiques et digitales de manière conjointe. Elle démontre s’il en est encore besoin que les différentes formes de mobilité font véritablement système : il n’est pas possible de décrire et de comprendre le parcours de ces femmes sans s’intéresser à leurs pratiques sur les réseaux sociaux, leurs mobilités quotidiennes et leurs migrations. Le système des mobilités qu’elles intègrent est fait de mobilités physiques bien sûr, à différentes échelles spatiales et temporelles, mais également de tout ce qui relève de la communication à distance et du digital.
Mais la véritable originalité de la recherche est encore ailleurs : elle invite à considérer la mobilité dans sa dimension sociale d’aptitude à la transformation de soi. Plus que le franchissement de l’espace des femmes et de leurs productions, ce qui frappe dans cette recherche et qui en constitue l’apport central sur les questions de mobilité est la formidable aptitude qu’ont ces femmes à se transformer en franchissant l’espace. Si elles arrivent finalement à améliorer leur condition sociale, c’est en particulier grâce à leurs capacités de jeu et de transgression des règles dont elles font preuve. Elles n’hésitent pas à se marier pour pouvoir rejoindre Taiwan, à court-circuiter les marchés locaux pour développer leur petit capitalisme. Elles développent des compétences de mobilité très pointues et réflexives.
À travers ses résultats, la thèse nous rappelle que le franchissement de l’espace de la mobilité spatiale n’est pas une fin en soi, mais que si l’on bouge, c’est d’abord et avant tout pour améliorer sa condition, échapper à un destin qui semble terne, vivre plutôt que survivre.
Beatrice Zani – À la fin de cette recherche, il est plausible de voir dans le voyage des femmes et du soutien-gorge les contours micro-sociaux des transformations globales de la mobilité, de l’économie transnationale et du capitalisme. C’est sur cette hypothèse que j’imagine maintenant de nouvelles pistes de recherche. Orientés vers l’Est, de nouveaux pôles du capitalisme mondial pourraient voir le jour. Singapour est probablement l’un d’entre eux, et nous pouvons nous interroger sur les autres. C’est un défi pour les études futures sur la mondialisation. Le vieux continent européen est de plus en plus marginal, comme le sont les centres occidentaux de l’économie mondiale. La vie du soutien-gorge est une invitation à imaginer la suite, dans sa complexité et sa pluralité. Elle nous invite à « aller vers l’Est » lorsque nous étudions la mondialisation et le capitalisme. Mais pour ce faire, le futur programme d’ethnographie doit dépasser les limites spatiales et temporelles du travail sur un seul site, pour produire des recherches plus comparatives. C’est probablement l’une des voies les plus fructueuses pour appréhender les nœuds et réseaux multi-sites entre les personnes, les lieux et les pôles qui collaborent ou se font concurrence et qui s’étendent à travers le monde.
Appadurai, A. 1980. “Introduction: Commodities and the Politics of Value”, in: A. Appadurai (ed.), The Social Life of Things, Chapter 1, Cambridge: Polity Press
Beck, U. 2003: The Cosmopolitan Vision, Cambridge: Polity Press
Butler, J. 2004. Undoing Gender, London and New York: Routledge
Callon, A. 2002. “An Essay on the Growing Contribution of Economic Markets to the Proliferation of the Social”, Theory, Culture and Society, DOI: https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0263276407084701?journalCod
Grannovetter, M. 1994 “Business Group”, in Swedberg, R. (ed.), The Handbook of Economic Sociology, Princeton: Princeton University Press, pp. 453-475
Hine, C. 2015. Ethnography for the Internet. Embedded, Embodied and Everyday, London: Bloombsbury Academic
Illouz. 2018. “Emodities or the Making of Emotional Commodities”, in E. Illouz (ed.), Emotions as Commodities. Capitalism, Consumption and Autenticity, London and New York: Routledge, pp. 1-30
Marcus, M.G. 1995 “Ethnography in and of the World System. The Emergence of Multi-sited Ethnography”, Annual Review of Anthropology 24: 95-117
Roulleau-Berger, L. 2016. Post Western Revolution in Sociology, Leiden and Boston: BRILL
Sassen, S. 2006: A Sociology of Globalization, New York: WW Norton
Sassen, S. 1995. The Global City: New York, London and Tokyo, Princeton: Princeton University Press
Steiner, P. 2005. “The Market According to Economic Sociology”. Revue Européenne des Sciences Sociales 2. DOI : https://www.cairn.info/revue-europeenne-des-sciences-sociales-2005-2-page-2.htm
Télécharger la thèse complète (en anglais)
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes mobilités réversibles sont des formes de déplacement spécifiques que permettent les réseaux d’infrastructures de transport rapides. Ils sont effectués sur des longues distances, avec un aller et un retour rapprochés dans le temps, et s’accompagnent d’une mobilité sociale et d’un rapport à l’altérité limités.
En savoir plus xThéories
Autres publications