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Mobilités Réversibles

Par Emmanuel Ravalet (Socio-économiste)
10 Décembre 2012

Les mobilités réversibles sont des formes de déplacement spécifiques que permettent les réseaux d’infrastructures de transport rapides. Ils sont effectués sur des longues distances, avec un aller et un retour rapprochés dans le temps, et s’accompagnent d’une mobilité sociale et d’un rapport à l’altérité limités.


Les mobilités réversibles forment une nouvelle catégorie de comportements de mobilité. Cette dernière s’inscrit dans des dynamiques de mondialisation et de développement des caractères “cosmopolitain" et “moderne" de nos sociétés (Giddens, 1991 ; Beck, 2004 ; Bonss & Kesselring, 2004).

Cette forme de mobilité est rendue possible par le développement du transport à grande vitesse que permettent les réseaux autoroutiers, les lignes de train à grande vitesse, ou encore la multiplication des dessertes aériennes. « La vitesse et les réseaux de communication ont (…) donné à la mobilité une propriété de réversibilité qui modifie profondément l’utilisation que l’on peut en faire » (Vincent-Geslin & Ortar, 2012, p.40). Ces infrastructures de transport permettent de supporter directement des déplacements de longue distance et renforcent indirectement l’intégration métropolitaine de certains territoires (Garmendia & alii., 2011).

En effet, un retour intervenant rapidement après l’aller revient à annuler la distance et à articuler quotidiennement ou hebdomadairement des territoires qui ne pouvaient l’être auparavant (Vincent-Geslin & Kaufmann, 2012).

Longue distance, courte durée et faible mobilité sociale

Le point commun de toutes les formes de mobilités dites réversibles réside dans le triptyque longue distance, faible temporalité et faible mobilité sociale. La pendularité de longue distance est la manifestation la plus répandue des mobilités réversibles (elle concerne entre 4 % et 11 % des actifs selon le pays européen considéré) (Schneider & Meil, 2008). La bi-résidentialité pour motif professionnel, les déplacements vers des espaces distants réalisés dans le cadre du travail ou le tourisme de longue distance et courte durée en font également partie.

Elles se distinguent des mobilités dites irréversibles que sont la migration ou le déménagement. Dans ce second cas, l’irréversibilité tient à l’absence de retour, au caractère définitif du déplacement dont découle une rupture sociale. La pendularité de courte distance est également exclue des formes de mobilité que nous décrivons ici pour une raison différente, liée à l’échelle spatiale à laquelle elle s’opère. Si leur caractère cyclique suggère une certaine réversibilité sociale, la réversibilité spatiale n’existe pas vraiment puisque ces déplacements sont supposés se dérouler à l’intérieur d’un seul espace, d’un seul bassin de vie.

Cette utilisation réversible de l’espace et des réseaux peut résulter d’un arbitrage : accepter de faire des déplacements plus longs pour aller travailler peut permettre d’éviter migrations ou déménagements (Wiel, 1999). « Commuting is often a way to avoid moving (ndla : relocating or migrating) and to combine gainful employments of both partners and family life » (Limmer & Schneider, 2008, p.17) .

Des ancrages sociaux renforcés

Le paradoxe des mobilités réversibles, c’est que ces déplacements lointains permettent de faire subsister, voire ont pour origine, des ancrages locaux très forts. Penduler à longue distance peut être une manière de conserver localement ses réseaux familiaux ou amicaux. Prendre un second logement pendant la semaine pour pouvoir occuper un emploi distant du domicile principal permet de garantir l’ancrage du (ou de la) conjoint(e) et des enfants. Le "changement" associé à ces déplacements de longue distance peut ainsi être considéré comme limité (le rôle et le statut social restent les mêmes, la rencontre avec l’altérité est faible). L’idée est celle d’un investissement et d’un ancrage limités dans les espaces de transport et dans les territoires lointains pratiqués dans des temporalités courtes.

Cela renvoie à la figure du businessman , qui voyage beaucoup mais qui, depuis sa chambre d’hôtel ou ses espaces de travail, est peu confronté à l’altérité (Montulet, 2009). L’approche des mobilités réversibles permet ainsi d’affirmer qu’à un déplacement lointain n’est pas nécessairement associé à un changement important. Fluidifications spatiale et sociale ne sont pas toujours reliées (Kaufmann, 2005).

Face à cette situation extrême, le rapport à l’altérité et le changement couvrent sans doute une gamme plus large qui pourrait faire l’objet d’analyses complémentaires. Ainsi pour L. Belton Chevallier (2009), ces situations supposent une co-existence de liens sociaux, dont une partie s’est construite pendant les temps de transports ou dans les territoires lointains pratiqués régulièrement. « Les mobilités réversibles ou quotidiennes sont le support du lien social hypermoderne, plus multiple, plus électif et plus centré sur l’individu. Ce faisant, elles témoignent de la fluidité du lien social, de sa plus grande capacité à se défaire, mais aussi à se recomposer en tout temps et tous lieux. » (Belton Chevallier, 2009, p.112).

Précisions et discussion

Si ces formes nouvelles de mobilité spatiale sont encore marginales (entre 13 % en Suisse et 18% en Allemagne de 25-54 ans, 15% pour la France (Schneider & Meil, 2008)), elles semblent connaître un développement important ces dernières années qui justifie un effort de connaissance et d’analyse.

C’est le cas des pratiques de loisirs de courte durée et longue distance (shopping métropolitain par exemple), peu considérées à ce jour dans la littérature scientifique. Les allers-retours sur la journée échappent en particulier à la catégorie et aux outils d’observation des mobilités touristiques. (Lejoux, 2007). L’effort a été plus soutenu à propos des mobilités associées à la sphère professionnelle (Limmer, 2004 ; Limmer & Schneider, 2008 ; Bertaux-Wiame, 2006 ; Legrand C. & Ortar N., 2008 ; Vignal, 2011). On retrouve ainsi plusieurs enseignements dans la littérature s’y rapportant. Pour autant, les mobilités liées à l’activité professionnelle ne sont pas toutes réversibles… et inversement.

Les mobilités réversibles : de la contrainte à la valorisation

Les approches sur la question permettent de questionner le degré de contrainte associé au choix d’entrer en mobilité réversible. Moins de la moitié des 20-59 ans allemands étudiés par N. Schneider, R. Limmer et K. Ruckdeschel (Limmer, 2004) sont devenus mobiles de leur propre initiative (grande autonomie dans la prise de décision). Pour les autres, la mobilité s’est révélée être un choix forcé ou relevant d’une situation ambivalente entre les dimensions choisies et subies. De ce point de vue, les contraintes exogènes liées à la structure du marché de l’emploi et aux marchés immobiliers sont déterminantes. Parallèlement, les mobilités réversibles révèlent souvent des situations sociales, familiales ou professionnelles instables (Belton Chevallier, 2009).

Les mobilités réversibles résultent généralement d’arbitrages visant à concilier vie professionnelle et vie privée. La pénibilité des déplacements associés est alors mieux vécue par les personnes qui considèrent que leur situation de mobilité est associée à la réussite de leur carrière professionnelle (Vincent-Geslin & Kaufmann, 2012). Dans ce cas, les mobilités réversibles, bien que contraignantes parfois, sont assez largement valorisées par l’individu et son entourage.

Un capital de mobilité important

Ces situations de mobilité exigent pour les personnes qui les vivent un capital de mobilité important, tant en termes d’accès que de compétences et de projets (Kaufmann, 2005). Les contraintes quotidiennes qui y sont parfois liées (budgets-temps de transport importants, distance importante avec les membres de la famille, ou encore contrainte budgétaire liée au transport ou au double-loyer…) révèlent les inégalités associées aux mobilités réversibles. Les différences interindividuelles et les inégalités en matière de disposition à la grand mobilité, de mobilité effective, mais aussi de vécu de la mobilité sont médiatisées par le genre, en particulier lorsqu’il y a des enfants, mais aussi par les revenus et les niveaux de scolarité (Schneider & Collet, 2010).

Perspectives de recherche

L’émergence de modes de vies mobiles ?

Qu’en est-il de la  pérennisation des situations de grandes mobilités ? Cette question  est posée dans l’ouvrage Mobilité sans racine sous la forme duale "étape ou mode de vie ?"  ( Vincent-Geslin & Kaufmann, 2012). Le recul manque encore pour pouvoir proposer une réponse assurée, mais il semble tout de même que ces pratiques dépassent, par leurs logiques d’émergence et les représentations qu’elles suscitent, le cadre de pratiques temporaires.

Le fait qu’elles prennent forme, pour des raisons assez largement macro-économiques et macro-sociales, la valorisation dont elles font l’objet par les populations qui les vivent, la socialisation à la mobilité qui y est associée, et finalement la routinisation associée à ces pratiques posent nécessairement la question de l’émergence de modes de vie mobiles. À l’inverse, certaines personnes, dotées d’une faible motilité, perçoivent cette situation négativement et cherchent à la faire évoluer. Reste à savoir si elles y arrivent.

Enjeux méthodologiques

Les perspectives de recherche restent larges sur ce sujet encore peu défriché. Les temporalités hybrides et la spatialisation complexe des mobilités réversibles s’accompagnent d’enjeux méthodologiques déterminants, en matière de quantification tout particulièrement : Quelles sources ? À quelle échelle ? Parallèlement, le flou qui accompagne l’analyse prospective de ces comportements exige la mise en œuvre d’un suivi dans le temps. Si les jeunes actifs apparaissent surreprésentés dans la population des mobiles réversibles, doit-on y voir un effet de position dans le cycle de vie ou un effet de génération ? Quel est l’avenir des mobilités réversibles ?

Parallèlement, la manière dont les populations qui vivent dans une telle situation s’approprient leur temps de transport et s’ancrent dans les territoires variés qu’ils pratiquent mérite plus ample investigation.

Bibliographie

Allemand S., Ascher F., Levy J., (dir.), 2004, Les sens du mouvement : modernité et mobilités dans les sociétés urbaines contemporaines , Editions Belin, 336 p.

Bauman Z., 2000, Liquid Modernity , Cambridge, Polity Press, 232 p.

Beck U., 2004, “Mobility and the Cosmopolitan society”, in Bonss W., Kesselring S. & Vogl G. (eds.), Mobility and the cosmopolitan perspective. A workshop at the Munich Reflexive Modernization Research Centre , pp.37-45

Belton Chevallier L., 2009, Mobilités et lien social. Sphères privée et professionnelle à l’épreuve du quotidien , Thèse de doctorat, Université Paris-Est, 507 p.

Bertaux-Wiame I., 2006, Les intermittents du foyer ou les arrangements entre membres des couples qui travaillent loin l’un de l’autre. Introduction", in Cahiers du genre , No. 41, pp.11-47

Bonss W. & Kesselring S., 2004, “Mobility and the cosmopolitan perspective”, in Bonss W., Kesselring S. & Vogl G. (eds.), Mobility and the cosmopolitan perspective. A workshop at the Munich Reflexive Modernization Research Centre , pp.9-23

Garmendia M., Urena J.M. & Coronado J.M., 2011, Long-distance trips in a sparsely populated region : The impact of high-speed infrastructures , In Journal of Transport Geography , Vol. 19, pp.537-551

Giddens A., 1991, The consequences of Modernity , Polity Press

Kaufmann V., 2005, Mobilités et réversibilités : vers des sociétés plus fluides ?", in Cahiers Internationaux de sociologie , Vol. 1, No. 118, pp.119-135

Legrand C. & Ortar N., 2008, La surmobilité professionnelle est-elle durable ? Incidence sur les transports et le logement , ADEME

Lejoux P., 2007, Les mobilités du temps libre", in EspacesTemps.net

Limmer R., 2004, “Job mobility and living arrangements”, in Bonss W., Kesselring S. & Vogl G. (eds.), Mobility and the cosmopolitan perspective. A workshop at the Munich Reflexive Modernization Research Centre , pp.89-94

Limmer R. & Schneider N.F., 2008, “Studying job-related spatial mobility in Europe", in Schneider N.F. & Meil G. (eds.), 2008, Mobile living across Europe I, Relevance and diversity of job-related spatial mobility in six european countries , Barbara Budrich Publishers, pp.13-45

Montulet B., 2009, Mobilités spatio-temporelles et usages différenciés des modes de transport", in Montulet & Kaufmann (dir.), Mobilités, fluidités… Liberté ? , Presses des facultés universitaires de Saint-Louis, pp.43-58

Rémy J., 1996, Mobilités et ancrages : vers une autre définition de la ville", in Hirschhorn & Berthelot (dir.), Mobilités en ancrages : vers un nouveau mode de spatialisation ? , Coll. Villes et Entreprises, Editions de l’Harmattan, pp.135-153

Schneider N.F. & Meil G. (eds.), 2008, Mobile living across Europe I, Relevance and diversity of job-related spatial mobility in six european countries , Barbara Budrich Publishers, 318 p.

Schneider N.F. & Collet B. (eds.), 2010, Mobile living across Europe II, Causes and consequences of job-related spatial mobility in cross-national comparison , Barbara Budrich Publishers, 356 p.

Schuler M., Kaufmann V., Lepori B. & Joye D., 1997, Des mobilités à la mobilité, vers un paradigme intégrateur , Conseil Suisse de la Science, 249 p.

Vignal C., 2011, “Attachement territorial, liens familiaux et délocalisation de l’emploi : les enjeux des arbitrages résidentiels en milieu ouvrier” in Morel-Brochet & Ortar (dir.), La fabrique des modes d’habiter. Homme, lieux et milieux de vie , Editions de l’Harmattan

Vincent-Geslin S. & Kaufmann V., 2012, Mobilités sans racine. Plus loin, plus vite... Plus mobiles ? , Editions Descartes & Cie, 137 p.

Wiel M., 1999, La transition urbaine ou le passage de la ville pédestre à la ville motorisée , Editions Mardaga, 149 p.

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Mode de vie

Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.

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Transition

Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.

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Emmanuel Ravalet

Socio-économiste

Emmanuel Ravalet est ingénieur, docteur en Sciences Economiques et PhD en Etudes Urbaines. Il travaille à l’Institut Géographie et Durabilité de l’Université de Lausanne et à Mobil’Homme, dont il est associé-fondateur. Ses recherches portent sur les mobilités liées au travail, la consommation énergétique, les nouveaux services à la mobilité et le développement économique local.



Pour citer cette publication :

Emmanuel Ravalet (10 Décembre 2012), « Mobilités Réversibles », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 28 Mars 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/dictionnaire/462/mobilites-reversibles


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