Back to top

Lorsque le design rencontre les mobilités - Ole B. Jensen

Par
Ole B. Jensen (Urbaniste)
22 Septembre 2014

Les recherches sur la mobilité pourraient gagner à dialoguer avec les architectes et designers sur l’usage des espaces et des technologies. Ole B. Jensen explore en quoi les concepts du design urbain peuvent faire avancer la recherche sur les mobilités.






Je souhaiterais évoquer une idée et un champ de réflexion qui m’occupent depuis un moment. Je fais référence à ce que je nomme le design des mobilités. Je ne prétends pas qu’il s’agisse d’un champ constitué, avéré, mais je propose d’y voir une démarche intellectuelle, dont l’objet recoupe en partie les pratiques que nous étudions en tant que chercheurs sur les mobilités. Je pense que l’on peut apprendre différentes choses des disciplines du design en général. Je suis convaincu qu’en s’y intéressant ainsi qu’à la manière dont designers et architectes pensent et pratiquent leur art, la recherche sur les mobilités gagnera bien des éclairages qui lui permettront d’approfondir ses connaissances sur le rapport entre la mobilité et les espaces, les technologies, les objets produits par l’homme et sur la façon dont, in fine, les corps humains habitent ces espaces.

Le design : un singulier mélange de rationalité et d’irrationalité

Nombreuses sont les définitions du mot « design » en anglais. On retrouve l’idée de circonscrire, désigner ou démarquer, donner forme à un objet sans l’avoir devant les yeux. C’est une pratique imaginaire, ayant pour objet une construction, mentale avant d’être physique, si tant est qu’elle finit par se matérialiser sous une forme physique. Je travaille sur le thème du design urbain depuis un moment, si bien que c’est là que se trouvent mes centres d’intérêts et mes sources d’inspiration. Le designer et théoricien américain Kevin Lynch propose cette définition, que je cite : « le design est la création ludique et l’évaluation méthodique des possibles formes d’une chose et de son mode de création. Ce quelque chose n’est pas nécessairement un objet physique, pas plus que le design ne procède exclusivement par dessins. Bien qu’on ait tenté de réduire le design à des systèmes entièrement explicites de recherche et de synthèse, le design reste un art, un singulier mélange de rationalité et d’irrationalité. Le design s’occupe de qualités, de mises en relation complexes mais aussi d’ambiguïtés ». Kevin Lynch a écrit ces mots en 1980 dans un ouvrage sur l’aménagement des villes. On pourrait bien sûr penser à bien d’autres façons d’aborder la question du design. Mais il me semble que cette idée d’un mélange singulier de rationalité et d’irrationalité est à la fois intéressante et utile. Nous avons donc affaire à un champ de pratiques qui façonnent nos modes de vie, qui façonnent les lieux où s'accomplit la mobilité, qui construisent les scènes sur lesquelles nous évoluons comme des sujets mobiles. D’où l’importance, selon moi, de prêter attention à certaines des leçons tirées de ce champ.

Designers : apprendre à décrire les formes de sensibilité

Loin de moi l’idée que les designers auraient réponse à tout. Je pense à une belle citation de Bryan Lawson, architecte et psychologue anglais, qui dit « il est tellement idiot de penser que les gens vont suivre les chemins tracés par les designers, que l’on se demande comment ces derniers ont pu perdre à ce point le contact avec la réalité. » Donc en effet, ils échafaudent toutes sortes d’idées peu utiles dans la vie de tous les jours. Je pense néanmoins que l’observation des pratiques des designers, leur façon d’aborder et de forger les conditions de la mobilité ont vraiment beaucoup à nous apprendre. Je pense par ailleurs que nous pourrions envisager le design des mobilités comme un nouveau tournant matériel dans la recherche sur les mobilités. Je donne ici au mot « matériel » une acception résolument sensorielle et physique, je considère l’ensemble des manifestations corporelles qui s’accomplissent dans la mobilité. Et une partie de ces manifestations est reliée aux affects, à notre perception, à notre rapport à la matérialité sous toutes ses formes, à l’exemple d’un livre ou d’une poignée de porte dans un train, qui s’actionnera manuellement si nos équipements sont anciens, ou qui s’ouvrira automatiquement par la simple proximité de nos corps si elle est équipée de capteurs. Ou encore notre perception de la pente d’une rue, du dallage, de l’asphalte, des pavés, par opposition à d’autres revêtements de chaussée. Je pense que la palette des sensations que font naître les formes matérielles de l'environnement physique est décrite, en architecture et en design, dans des termes bien plus nuancés et plus élaborés que ce que permet le vocabulaire dont disposent les études sur les mobilités. Dans ces conditions, pourquoi ne pas apprendre de ces spécialistes, de leurs pratiques et leur rapport aux choses ?

Le défi de la matérialité

Ma réflexion a été influencée par Tim Ingold, qui parle d’un passage de la matérialité aux matériaux. Je crois qu’il est sur une bonne piste. Je considère ici la matière et la façon dont elle façonne des situations de mobilité. J’avance donc l’idée que nous avons besoin d’une nouvelle analyse de la mobilité, faisant entrer le design et la politique de la matière dans notre travail et notre façon de considérer les choses. Deux aspects sont à mentionner dans ce rapport au design. Le plus évident, tout d’abord : le design nous rapproche de la matérialité des sites de mobilité ; en second lieu, le mode de travail des designers, leur démarche intellectuelle, leur rapport à la pratique diffèrent souvent grandement, selon moi, des normes académiques en usage dans les sciences sociales et les études sur les mobilités. En réalité, même si nous avons des points communs. La recherche n’est-elle pas une pratique créative ? Je pense que nous pourrions apprendre davantage de l’exemple des designers, notamment en posant la question « et si… ? » Question qui attise l’imaginaire, élargit l’horizon de la pensée, explore ce qu’il adviendrait si… C’est souvent là, je pense, la démarche des designers, que ce soit à travers le dessin, les croquis, les maquettes, peu importe : ils s’efforcent d’imaginer ce qui serait de l’ordre du possible. Cette démarche est assez proche de ce qui pourrait influencer la politique. Comment imagine-t-on le futur ? Comment se figure-t-on le potentiel des pratiques à venir ? De celles que l’on soutient dans une ville de tel ou tel type ? Comment pousse-t-on, encourage-t-on ou force-t-on les gens à faire certaines choses ? Il me semble que commencer par sonder cet espace imaginaire est prometteur.

Le design des mobilités interroge les conditions d’existence des situations mobiles

Je dirais que le design des mobilités pose une question à la fois directe et très pragmatique. Il s’interroge simplement, dans le prolongement de la perspective que je défends, sur ce qui rend les situations mobiles possibles. Qu’est-ce qui favorise ou empêche des pratiques particulières ? Sous la question du « qu’est-ce », il peut y avoir quantité de choses : par exemple, quel est le cadre réglementaire, le cadre politique, la législation nationale et autres considérations de cet ordre qui sont bien entendu essentielles à la vie sur terre. Mais la question peut aussi être entendue en un sens beaucoup plus matériel. Qu’est-ce qui me permet ici de conduire vite ? La voiture, bien sûr. Mais aussi la limitation de la vitesse, dans une certaine mesure, même si cela ne fait pas tout. Ainsi que le revêtement du sol, la déclivité de la rue, les interactions avec l’environnement physique et le rôle d’intermédiaire des décisions d’aménagement. Or, il est intéressant de noter que nombre de pratiques de mobilité nées de notre environnement ne sont pas le fait de personnes qui les dessinent ou se pensent comme des designers. Qu’un piéton ait neuf secondes pour traverser une rue au vert plutôt que 10 résulte du travail d’encodage effectué quelque part par un ingénieur. À mon sens, cela entre dans la création de la situation, ce qui la rend possible et la modifie. Si bien qu’à la question pragmatique « est-ce pertinent d’étudier cette question ? », notre réponse serait affirmative car elle en construit les conditions.

La nécessaire croisée des points de vue entre le design et la recherche sur la mobilité

Selon moi, l’approche du design des mobilités peut être multiple. Elle pourrait nous amener à réfléchir au moyen de rendre nos systèmes de mobilité plus inclusifs. Comment les rendre écologiquement plus contraignant ? Comment les rendre plus résilients, plus sécurisés et plus souples – moins vulnérables. Mais nous pourrions aussi poser les questions typiques des designers : comment ces espaces deviennent-ils plus intéressants, ludiques ? Comment favoriseront-ils l’interaction sociale et les contacts qui ne se noueraient peut-être pas si chacun restait dans son coin ? Ce sont là les potentialités que recèle un projet de recherche en design des mobilités. L’implication de tout cela, à la fois en termes théoriques, méthodologiques et disciplinaires, ce qui s’accorde avec ma position générale, est qu’il n’y a pas de discipline unique à même d’agencer tout cela. Je pense que les designers ne mobiliseraient jamais d’eux-mêmes les concepts de la recherche sur les mobilités, ne porteraient jamais la réflexion sur le terrain qui est le nôtre. Je pense que c’est le terrain d’une interaction réciproque. Le potentiel que fait entrevoir le design des mobilités sur ce que j’aimerais appeler les matérialités des mobilités est prometteur. Il y a des façons créatives de penser la rencontre avec la ville, de comprendre la ville et la mobilité, ce qui me persuade que les bénéfices d’un programme de recherche tourné vers le design des mobilités seraient à la fois d’ordre théorique, méthodologique et disciplinaire. Je ne crois pas qu'il n'existe qu'une discipline qui puisse prendre en charge toutes ces questions, ni une seule méthodologie, pas plus qu'une théorie unique. Je pense qu’il y a place ici pour une interaction encore jamais expérimentée et que le design, comme les pratiques des designers, peuvent être d’une grande aide.

La leçon du métro de Copenhague

Pour faire bref, je dirai que la mise en scène des mobilités se matérialise dans le champ du design des mobilités. Je vais illustrer cette idée. J’enseigne dans un cursus de design urbain. Depuis quelques années, nous travaillons sur l'aménagement des espaces publics en relation aux infrastructures. Voici la maquette d’un site de Copenhague ; les étudiants se sont penchés sur la problématique du métro en essayant de comprendre la relation entre ce monde souterrain et les espaces publics du quotidien en surface. Notons que lorsque nous avons mis en place ce projet, nous nous sommes entretenus avec un architecte-urbaniste qui avait participé à la conception du métro. Celui-ci ne comprenait pas pourquoi nous nous y intéressions, parce que le métro relève d’un cadre juridique complètement différent car exploité par une entreprise privée, tandis que les aménageurs de la ville travaillent dans les espaces urbains. C’était très utile, car je pouvais dire à mes étudiants « avez-vous vu ceci, entendu cela ? ». En réalité, la séparation entre le dessus et le dessous n’est pas heureuse car le sujet mobile vit dans un tout. Ainsi, dans ce projet nous avons traité l’ouverture de cette station de métro, sa liaison avec certains des magasins existants, élaboré un nouveau type d’espace public et réfléchi au moyen d’utiliser le métro comme un facilitateur d’interaction sociale et de vie culturelle, au lieu de le réduire à sa seule fonction de transporteur de personnes.

Comprendre les trois dimensions de la ville

Je pense donc qu’en soi, il est intéressant pour moi de travailler avec des designers sur ces problématiques parce que cela m’oblige à remettre en question mes conceptions, ma compréhension de ce qu’est une ville et de ce que les mobilités réelles signifient. Par ailleurs, j’acquiers une familiarité technique bien plus grande, parce que notre travail se fait par strates. Ce qui permet véritablement de commencer à appréhender la ville en 3D. Nous le savons tous, dans nos corps et nos pratiques, mais en prendre conscience et l’intégrer à notre façon de penser a quelque chose d’une gageure, du moins pour certains d’entre nous. C’est ici que j’utilise la maquette pour comprendre la stratification des choses. Vous pouvez partir de cette maquette et la combiner à une autre dimension très importante, invisible ici, celle de toutes les technologies numériques, tous les systèmes wifi et les applications servant à naviguer à travers ces espaces. Voilà donc un simple petit exemple, illustrant à la fois ce que l’on peut apprendre en travaillant avec des designers et comment éprouver la validité de certains concepts. Il nous pousse à éveiller la conscience des designers quant aux répercussions de leur travail sur la vie dans les systèmes et le design mais peut aussi nous amener, nous, chercheurs en mobilités, à développer nos théories et concepts en observant les expressions tout à fait tangibles et matérielles du design.

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

En savoir plus x


Thématiques associées :

Modes de vie

Théories



Ole B. Jensen

Urbaniste

Ole B. Jensen est professeur d’urbanisme au département d’architecture, de design et de technologie des medias de l’université d’Aalborg au Danemark. Il est co-fondateur du Center for Mobilities and Urban Studies (C-MUS), d’Aalborg et membre du bureau du réseau Cosmobilities. En 2004, il a co-écrit avec Tim Richardson Making European Space. Mobility, Power and Territorial Identity. Plus récemment, il a écrit Staging Mobilities en 2013 et Designing Mobilities en 2014.



Pour citer cette publication :

Ole B. Jensen (22 Septembre 2014), « Lorsque le design rencontre les mobilités - Ole B. Jensen », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 24 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/2559/lorsque-le-design-rencontre-les-mobilites-ole-b-jensen


Licence Creative Commons
Les Vidéos du Forum Vies Mobiles sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 France.
Les autorisations au-delà du champ de cette licence peuvent être obtenues en nous contactant via ce formulaire de contact.


Autres publications