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Enquête sur les logiques d’action qui sous-tendent les pratiques modales

Notes de recherches

Encourager le report modal des transports individuels vers des moyens de transport moins polluants tels que les transports publics, la marche et le vélo, constitue aujourd’hui une recommandation essentielle de l’ONU pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris. Atteindre cet objectif ambitieux suppose une compréhension fine des raisons à l’origine des pratiques modales. Pourquoi préférer la voiture au train, le vélo plutôt que le bus ? Quels en sont les facteurs explicatifs ? La présente note synthétise les principaux résultats d’une recherche (réalisée avant la crise sanitaire) sur les motivations qui gouvernent les pratiques modales dans les agglomérations de Berne, Genève et Lausanne.

Acteurs de la recherche

 

Éléments de méthode

L’enquête a été menée en 2019 et a porté sur près de 5000 personnes, représentatives de la population active des trois agglomérations de Berne, Genève et Lausanne. Des enquêtes similaires avaient déjà été menées en 1994 et 2011, permettant de mesurer sur 25 ans les évolutions des logiques qui sous-tendent les pratiques modales dans la vie quotidienne. Ces évolutions dans le temps long sont particulièrement intéressantes pour identifier les changements de dispositions de la population à l’égard des moyens de transports, mais également les effets de l’amélioration des offres de mobilités alternatives à l’automobile dans les trois villes étudiées sur la propension des individus à les considérer dans leurs pratiques quotidiennes.

Principaux résultats

La recherche débouche sur trois enseignements importants.

L’érosion progressive de la prédisposition à l’utilisation de la voiture Le premier résultat est que la prédisposition forte à l’utilisation de l’automobile que l’on pouvait observer lors de l’enquête de 1993 s’est considérablement estompée en 2019. En d’autres termes, l’utilisation de l’automobile par réflexe, sans même se poser la question des alternatives possibles, s’estompe au profit de logiques plus ouvertes et diversifiées.

Cette observation se traduit en particulier dans l’image des différents moyens de transport et son évolution au cours du temps. Pour l’automobile tout d’abord, notons qu’en 2019, 33% des sondé-e-s lui attribuent des adjectifs négatifs (polluante, chère…) alors qu’ils n’étaient que 12% en 1994. L’image des transports publics s’améliore, mais elle reste assez mitigée : en 2019, 50% des sondé-e-s citent des adjectifs positifs (39% en 1994) et 38% des qualificatifs négatifs (46% en 1994). La lenteur attribuée aux transports publics semble être l'élément le plus dissuasif. Ce sont surtout le vélo et la marche qui reçoivent des éloges (plus de 85% d’adjectifs positifs), bien que le premier reste qualifié de dangereux, surtout par 15% des habitants des quartiers urbains centraux.

Le développement de la multimodalité

Deuxième résultat important, qui fait écho à l’érosion progressive de la prédisposition à l’utilisation de l’automobile : pratiquement toute la population active utilise régulièrement plusieurs moyens de transport dans sa vie quotidienne. Le temps où l’automobiliste empruntait exclusivement ce mode semble révolu : une majorité des sondé-e-s présente aujourd’hui des dispositions favorables à l’utilisation d’autres modes que la voiture ou les deux-roues motorisés.

L’analyse longitudinale des données montre que l’érosion de la prédisposition à l’utilisation de l’automobile et le développement de la multimodalité sont notamment les conséquences de la nette amélioration des offres de transport alternatives à la voiture dans les trois agglomérations étudiées. Dans chacune d’entre elles en effet, les transports publics ont été considérablement améliorés depuis les années 1990, avec la réalisation de nouvelles lignes de tramway (Berne, Genève) ou de métro (Lausanne), un maillage des réseaux de bus renforcé, y compris dans les espaces périurbains, et le développement d’une offre de chemins de fer d’agglomération de type RER qui relient les communes des couronnes proches et lointaines aux centres-villes au moyen de lignes diamétralisées . Les aménagements visant à favoriser l’usage du vélo, comme les voies vertes urbaines et plus généralement les pistes cyclables séparées du trafic automobile, ont également été développés dans les trois agglomérations étudiées. Il ressort de ces résultats que la majorité des habitant-e-s serait prête à utiliser exclusivement d'autres modes que la voiture individuelle si une offre alternative encore plus concurrentielle était mise en place ou connue.

L’importance croissante du confort dans les choix modaux

Autre enseignement : l’un des critères déterminants du choix modal est désormais la qualité du temps de déplacement. Ceci est sans doute dû à la démocratisation des objets connectés qui permettent plus facilement de développer des activités lors des déplacements. Avec un smartphone, une tablette ou un ordinateur portable, il est aujourd’hui facile de vaquer à toutes sortes d’activités, qui vont de la présence sur les réseaux sociaux aux messageries en ligne, en passant par l’envoi d’emails et le visionnage de films ou de vidéos. Déployer de telles activités nécessite cependant une ergonomie les favorisant, comme par exemple la disposition d’une place assise dans un transport public urbain, ou d’une table, d’une prise électrique et du wifi dans les trains.

Ce résultat montre également l’intérêt d’une réflexion sur le confort du piéton dans l’espace public, la nécessité de disposer d’équipements comme des bancs, voire des tables, et l’importance de l’aménagement des espaces seuils de la mobilité que sont les pôles d’échange. C’est ainsi que des équipements permettant de s’abriter de la pluie et du vent lors de l’attente, une qualité sonore apaisée grâce à une protection contre le bruit routier, la présence de parkings à vélo couverts, la présence de commerces à proximité et des cheminements directs sont autant d’aspects qui rendent l’utilisation des transports en commun et l’utilisation combinées de modes (vélo et transports en commun, voiture et transports en commun, etc.) attrayants pour les utilisateurs.

Une typologie des logiques qui sous-tendent les pratiques modales

Pour disposer d’une vision synthétique et segmentée des résultats obtenus, une typologie des logiques d’action qui sous-tendent les pratiques modales a été réalisée. D’un point de vue épistémologique, elle est construite à partir des trois logiques d’actions individuelles de Max Weber que sont la logique instrumentale (l’optimisation sur des critères objectifs tels que le prix et le temps), la logique traditionnelle (les habitudes et les routines d’usage) et la raison affective (les convictions, valeurs et préférences) . La typologie permet de rendre compte de la combinatoire de ces trois logiques d’action au niveau individuel. À partir de cette analyse, huit types ont pu être identifiés. Chacun correspond à une disposition spécifique à l’égard des différents moyens de transport susceptibles d’être utilisés dans la vie quotidienne :

Tab. 1 Description des logiques sous-tendant la typologie des pratiques modales

Type Description
Automobilistes exclusifs Ils n’utilisent que l’automobile dans la vie quotidienne et jamais les autres moyens de transport ; leurs programmes d’activités se structurent autour des accessibilités offertes par ce moyen de transport.
Prédisposés aux transports individuels motorisés Ils ont une préférence marquée pour l’utilisation de l’automobile et des deux-roues motorisés pour la liberté dans l’espace et le temps que ces moyens de transports permettent. Ces personnes sont attachées au franchissement rapide et individuel de l’espace.
Comparateurs d’efficacité Il s’agit de personnes qui sont avant tout sensibles à la comparaison de l’efficacité des modes de transports. Ils vont ainsi privilégier les moyens de transports les plus rapides et offrant les meilleurs rapports qualité/prix.
Comparateurs de confort Il s’agit de personnes qui sont avant tout sensibles à la comparaison du confort de déplacement. La recherche de confort et d’ergonomie du temps de déplacement est notamment motivée chez ces personnes par la volonté d’utiliser leur temps de déplacement comme du temps libre, ou au contraire comme un temps de travail.
Prédisposés aux modes individuels Ce groupe se caractérise par l’attachement à l’autonomie du déplacement. Il s’agit de personnes qui évitent le plus possible d’être confrontées aux contraintes propres aux systèmes de transports collectifs, soit le tracé des lignes, les horaires et le voyage en commun.
Prédisposés aux modes alternatifs Il s’agit des personnes qui n’aiment pas conduire et préfèrent utiliser d’autres moyens de transport. Notons que dans le cas de ce type, la motivation à ne pas utiliser l’automobile n’est pas particulièrement liée à des considérations écologiques, mais bien au stress occasionné par la conduite (embouteillages, accidents, etc.)
Prédisposés aux modes actifs Ils privilégient l’usage des moyens de transports actifs (vélo, vélo électrique et marche) pour l’exercice physique qu’ils permettent dans la vie quotidienne et évitent le plus possible de se déplacer avec des moyens de transports motorisés.
Environnementalistes Ils privilégient l’usage des moyens de transports écologiques pour être en accord avec leurs convictions. Leur image des différents modes de transport est marquée par les considérations environnementales.

La distribution des huit types identifiés au sein de la population active des trois agglomérations étudiées fait apparaître plusieurs tendances (tab. 2).

Il apparaît tout d’abord que les « automobilistes exclusifs » sont marginaux dans les deux agglomérations romandes, et ont totalement disparu à Berne, et qu’on rencontre davantage de « prédisposés aux transports individuels motorisés » à Lausanne. Ces différences s’expliquent avant tout par les politiques de mobilité urbaine menées dans les différentes agglomérations : elles sont plus ambitieuses en termes de report modal et de découragement à l’utilisation de l’automobile pour venir en ville à Berne et au contraire moins restrictives à Lausanne. C’est ainsi qu’à Berne, l’offre de stationnement dans les quartiers urbains centraux est assez fortement réduite, ce qui résulte en particulier du fait que depuis les années 1980, Berne n’a presque pas connu de construction de parkings souterrains dans le centre. Lausanne, au contraire, n’a pas mené une telle politique, mais a bien davantage développé des infrastructures de transport publics en site propre intégral, avec les lignes de métro M1 et M2, le LEB (ligne Lausanne-Échallens-Bercher) et le tramway.

Des différences apparaissent également selon le contexte géographique de résidence. Pour les types « automobilistes exclusifs », « prédisposés aux transports individuels motorisés », « comparateurs d’efficacité » et « prédisposés aux modes individuels », on observe systématiquement une surreprésentation des habitants des zones suburbaines. Pour les types « prédisposés aux modes alternatifs » et « actifs », on observe la tendance inverse, de façon logique puisque les centres urbains se prêtent mieux à l’usage des transports publics et de la mobilité douce. Par ailleurs, les environnementalistes se distinguent parmi les habitants de la ville de Berne.

Tab.2 Poids des différents types au sein de la population active des agglomérations de Berne, Genève et Lausanne. 1 Choix modaux.JPG

Concernant la distribution des huit types au prisme des caractéristiques sociodémographiques, le sexe des enquêté.e.s ne fait ressortir aucune différence significative. La distribution de la typologie en fonction des catégories d’âge indique par contre une évolution des logiques de choix modal suivant le parcours de vie (tab 3). Le poids des « comparateurs de confort » dans l’échantillon va croissant avec l’âge, tandis que les plus jeunes apprécient l’indépendance et sont plus fortement représentés chez les « prédisposés aux modes individuels ». Lorsque l’on analyse le niveau de formation, on s’aperçoit que le type « environnementaliste » apparaît systématiquement corrélé aux formations longues, tandis que les enquêtés issus de formations supérieures sont sous-représentés parmi les « prédisposés aux modes alternatifs ». Les titulaires d’un apprentissage, ou ayant effectué une formation plus courte, sont de leur côté nombreux parmi les « comparateurs d’efficacité ».

Tab.3 Répartition des enquêtés par logiques de choix modal selon le sexe, l'âge et la formation, en % des enquêtés (lecture en ligne). 2 choix modaux.jpg

Conclusion

L’analyse de l’intensité d’utilisation des moyens de transport selon les huit types identifiés offre une compréhension des leviers permettant le report modal vers des modes de transport durables : chaque type se caractérise en effet par une sensibilité spécifique à des mesures en matière d’offre multimodale de transports et d’accessibilités. Il nous semble en particulier intéressant d’analyser l’utilisation des transports individuels motorisés (que l’on cherche à minimiser) au prisme des logiques de choix modal. Cet examen, présenté dans le tableau 4, permet de vérifier que les types favorables aux transports individuels motorisés en ont effectivement une utilisation plus intensive, et inversement pour les types qui leur sont défavorables. Les types « comparateurs » ont quant à eux une utilisation intermédiaire de l’automobile et des deux-roues moteurs. Il montre également que l’utilisation de l’automobile est particulièrement faible à Berne chez les usagers ayant des dispositions défavorables à son utilisation, attestant du fait que dans cette agglomération, les alternatives à la voiture sont jugées de bonne qualité.

Tab. 4. Fréquence hebdomadaire moyenne d’utilisation des transports individuels motorisés par logiques de choix modal), en jours-déplacements (arrondis à l’unité). 3 choix modaux.jpg

Si de la même manière, on s’intéresse aux personnes ayant des dispositions favorables aux modes actifs et aux transports publics, nous n’observons cependant que partiellement la même tendance. En d’autres termes de nombreuses personnes ayant des dispositions favorables à la marche, au vélo et aux transports en communs et des dispositions défavorables à l’automobile se trouvent être automobilistes malgré tout, par défaut. Cette situation est le reflet de la dépendance à l’automobile dans laquelle se retrouvent aujourd’hui de nombreux habitants, à cause de logiques d’accessibilités pensées à partir de l’automobile pendant des décennies. Cette tendance est d’une manière générale plus marquée parmi les habitants des communes de couronnes denses, mais également les habitants des agglomérations genevoise et lausannoise dans lesquelles les politiques de report modal sont moins volontaristes. Notons également qu’elle touche davantage les ouvriers, dont la localisation des emplois est souvent excentrée et située dans des grandes zones industrielles dont l’accessibilité est quasi exclusivement pensée pour la voiture individuelle. L’agglomération bernoise se démarque de ces tendances grâce à une coordination exemplaire entre la croissance urbaine et les accessibilités à pied, à vélo et en transports publics.

La comparaison avec les enquêtes menées dans les trois mêmes agglomérations dans les années 1990 et 2010 montrent en outre que les dispositions d’usage des différents moyens de transports se transforment au fil du temps. Certains types sont clairement déclinants, comme les « automobilistes exclusifs » et les « prédisposés aux transports individuels motorisés », tandis que d’autres émergent et se développent à l’instar des « comparateurs de confort » et des « prédisposés aux modes individuels ». Il faut y voir une combinaison de l’évolution des modes de vie, mais également un effet à long terme des politiques de mobilité menées dans les trois agglomérations étudiées.

Pour approfondir :

Kaufmann V., González J., Bernier E., Drevon G. & Messer M.A. (2020), Analyse des logiques de choix modal auprès de la population active urbaine : étude comparée du Grand Genève, du Canton de Vaud, et des agglomérations de Berne et de Bienne, Cahiers du LASUR 33e, EPFL. En téléchargement (gratuit) : https://infoscience.epfl.ch/record/286254?ln=fr

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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