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Bouger pour réussir ? Les mobilités inégales des magistrates et des magistrats français

Notes de recherches
Début: Janvier 2024
Fin: Janvier 2024

À travers une analyse de la mobilité des magistrats, soumise à diverses injonctions au changement, Yoann Demoli et Laurent Willemez mettent en évidence des inégalités de carrière substantielles au sein de la profession judiciaire. En privilégiant la mobilité géographique et la spécialisation fonctionnelle, les hommes accèdent à des trajectoires professionnelles plus avantageuses. À l’opposé, en privilégiant de moindres mobilités et une plus grande polyvalence, l’évolution des magistrates apparaît freinée. L'étude examine les implications de ces différences de mobilité sur la hiérarchie judiciaire et propose une analyse approfondie des mécanismes sous-jacents aux disparités genrées au sein d’un corps de la fonction publique.

Acteurs de la recherche

 

Importante dans les carrières de plusieurs corps d’encadrement supérieur de la fonction publique ainsi que des officiers des armées, la mobilité est essentielle et atypique dans la trajectoire professionnelle des magistrats de l’ordre judiciaire. Plus précisément, la mobilité au sein de la magistrature revêt trois caractéristiques : une mobilité choisie ; une mobilité exigée ; une polyvalence fonctionnelle. Elle est nécessaire à certains moments de la carrière des magistrats, parmi des choix géographiques et fonctionnels relativement variés. Agents publics rémunérés par l’État, ils disposent d’un statut distinct 1 de celui des autres fonctionnaires, censé garantir l’indépendance nécessaire à l’exercice de leurs fonctions :

  • Inamovibilité. Tout d’abord, le principe de l’inamovibilité, corollaire de l’indépendance, empêche de muter le magistrat sur un poste qu’il n’a pas demandé, quand bien même ce poste correspondrait à la fonction ou à la zone géographique qu’il souhaite.
  • Mobilité géographique. Inamovibilité ne rime toutefois pas avec immobilité : la fonction comporte des exigences de mobilité, afin notamment d’éviter un phénomène de clientélisme que l’enracinement notabiliaire favoriserait. C’est le sens de la loi organique n 2001-539 du 25 juin 2001, relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature, qui limite à sept ans la durée d’exercice des fonctions de chef de juridiction dans une même juridiction, et à dix ans celle de certaines fonctions spécialisées (instruction, enfants, instance, application des peines) dans une même juridiction. La mobilité des magistrats français est ainsi marquée d’un paradoxe faisant coexister un principe d’inamovibilité d’une part et des exigences de mobilités d’autre part.
  • Mobilité fonctionnelle. Réunissant juges et procureurs, juges spécialisés et juges non spécialisés, la magistrature française recèle enfin une dimension de polyvalence, à laquelle forme l’École nationale de la magistrature, qui permet aux magistrats, au gré des postes, de changer de fonction.

Car là réside aussi une différence avec d’autres corps de niveau équivalent de la fonction publique d’État : contrairement aux administrateurs, inspecteurs généraux ou ingénieurs des grands corps, les magistrats connaissent un maillage du territoire particulièrement dense, de telle sorte que la concentration parisienne des postes y est bien moins forte – seuls 16 % des magistrats sont en poste à Paris. À cette différence qualitative s’ajoute une dimension quantitative : contrairement aux autres hauts-fonctionnaires, comme les sous-préfets ou les directeurs d’hôpitaux, les magistrats forment un corps numériquement important : les vacances de postes s’y comptent en milliers chaque année.

À partir du groupe professionnel de la magistrature, nous entendons articuler une question peu investiguée – celle de la mobilité géographique et fonctionnelle d’un (grand) corps – à la problématique classique des inégalités de genre devant les carrières. La forte féminisation du corps de la magistrature, souvent considérée comme un problème (Bessière, Gollac et Mille, 2016) constitue une autre spécificité : en 2018, près de deux magistrats sur trois sont des magistrates, ce qui est exceptionnel pour une profession d’élite (Demoli et Willemez, 2018).

Par une recherche menée sur ces agents de l’État, à partir de l’analyse des données administratives de carrière et d’entretiens qualitatifs sur leurs trajectoires (voir l’encadré 1), nous explorons le double enjeu des inégalités devant la mobilité et dans l’évolution des carrières. Pour ce faire, nous décrirons comment magistrates et magistrats bougent, dans les lieux tout d’abord, puis dans les fonctions. Dans une troisième partie, nous montrerons dans quelle mesure les ascensions professionnelles sont fonction des mobilités géographiques et fonctionnelles, et comment les premières sont modulées en fonction du sexe des magistrats.


Encadré 1 : Les sources de l’enquête Le matériau principal de cet article consiste en un fichier administratif, nommé « Annuaire de la magistrature », qui regroupe l’ensemble des carrières magistrates et leurs différentes étapes, auxquelles s’ajoutent quelques données comme le sexe, l’âge, le lieu de naissance, l’ancienneté et le mode d’accès à la magistrature. Ces données longitudinales nous ont été fournies par la Direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la Justice.


Une mobilité géographique fréquente, contenue et inégale

Selon nos calculs, tous sexes confondus, les magistrats en activité en octobre 2019 ont occupé, au cours de leur carrière, des postes cumulant une distance de 2 531 kilomètres (voir la figure 1). Cette distance équivaut, par exemple, à la succession de quatre postes aux points cardinaux de la métropole, entre Douai, Marseille, Colmar puis Rennes. On voit combien, envisagée sous cet indicateur, la mobilité résidentielle des magistrats apparaît sans commune mesure avec la mobilité des Français dans leur ensemble (un peu plus de la moitié des Français résideraient dans leur département de naissance 2 et les mobilités résidentielles sont souvent réalisées à l’intérieur d’un même département 3).

Cette statistique doit toutefois être nuancée : pour 80% des magistrats, cette distance est inférieure à 1 733 kilomètres et, pour la moitié, inférieure à 844 kilomètres. En effet, la moyenne est fortement tirée vers le haut par les distances parcourues par les 11% des magistrats ayant au moins une mutation dans les départements et territoires d’outre-mer (DOM-COM). Ainsi, en écartant ces valeurs, les distances moyenne et médiane s’établissent respectivement à 996 et 771 kilomètres, ce qui laisse supposer une forme de polarisation entre de (rares) magistrats ayant réalisé une mutation dans les DOM-COM et des magistrats, beaucoup plus nombreux, à la mobilité géographique plus restreinte. Néanmoins, la comparaison des magistrates et des magistrats au sein des deux groupes (ensemble des magistrats d’une part et magistrats n’ayant pas réalisé de mobilité dans les DOM-COM d’autre part) confirme des mobilités inégales, quel que soit l’indicateur retenu : à l’échelle de l’ensemble de la population, les magistrates ont ainsi parcouru 43 % de kilomètres de moins que les hommes et si l’on écarte les magistrats ayant une mutation dans les DOM-COM, cet écart est encore de 23 % (figure 1).

Figure 1 : Mobilité géographique des magistrats par sexe moyennes et médianes

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Champ : Ensemble des magistrats en poste au 15 octobre 2019. Source : Annuaire de la justice – traitement des auteurs.

Note de lecture : En moyenne, la distance cumulée entre les différentes affectations géographiques des magistrats vaut 2 531 kilomètres.

Cette distribution masque toutefois des anciennetés bien différenciées selon les sexes : la pyramide des âges du corps judiciaire offre un contraste entre des magistrats âgés et des magistrates plus jeunes (Demoli et Willemez, 2018). Or, plus les magistrats ont une carrière longue, plus leur mobilité géographique est susceptible d’être importante. Aussi, afin de poursuivre l’analyse, il importe de saisir l’échelle des mouvements plutôt que des carrières d’une part ; de comparer des magistrats aux carrières similaires, dans une modélisation toutes choses égales par ailleurs, d’autre part.

Les 9 100 magistrats observés ont réalisé, au cours de leur carrière, exactement 28 718 mouvements. Afin de simplifier l’analyse, nous avons regroupé les mouvements selon la typologie suivante, par destinations 4 : a) Cour d’appel identique ; b) Cour d’appel adjacente ; c) Autre cour d’appel (hors Paris et DOM-COM) ; d) Cour d’appel de Paris 5 ; e) Cour d’appel des DOM-COM. Comment les mouvements se distribuent-ils ? Leur fréquence varie-t-elle en fonction du sexe ?

Figure 2 : Mobilité géographique des magistrats en fonction des mouvements entre cours d’appel

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Champ : Ensemble des magistrats en poste au 15 octobre 2019. Source : Annuaire de la justice - traitement des auteurs.

Note de lecture : Parmi l’ensemble des changements de poste réalisés par les magistrats en activité au 15 octobre 2019, 53 % se réalisent au sein d’une même cour d’appel.

La figure 2 confirme les deux constats d’une mobilité à la fois contenue et inégale. Tous sexes confondus, les mouvements des magistrats s’effectuent aux deux tiers au sein d’une même cour d’appel ou de deux cours d’appel contiguës. La mobilité géographique des femmes et des hommes est par ailleurs bien inégale : si 57 % des femmes réalisent une mutation dans la même cour d’appel, ce n’est le cas que de 47 % des hommes. À l’inverse, les mouvements amples (DOM-COM et cours d’appel non adjacentes, hors Île-de-France) sont plus fréquents chez les hommes. Autrement dit, les magistrats se saisissent bien différemment du maillage très fin du territoire judiciaire, permettant pour les uns des mobilités géographiques potentiellement très élevées et, pour d’autres, des mobilités en « sauts de puce ».

Le constat d’une moindre mobilité géographique des magistrates résiste à une analyse de type toutes choses égales par ailleurs que nous proposons dans la Figure 3, où nous modélisons par la méthode d’une régression multiple la distance parcourue cumulée au cours de la carrière des magistrats en fonction de différentes variables de contrôle 6.

Figure 3. Modélisation de la distance totale parcourue au cours de la carrière

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Champ : Ensemble des magistrats en poste au 15 octobre 2019. Source : Annuaire de la justice - traitement des auteurs.

Note de lecture : Toutes choses égales par ailleurs évoquées dans le modèle, être un homme accroît de 346,9 kilomètres la distance parcourue au cours de la carrière de magistrat.

La modélisation écarte bien les effets de structure de l’ancienneté, comme de l’existence de postes dans les DOM-COM, dans les écarts, significatifs, de la distance parcourue par les magistrates et les magistrats : cela signifie que même lorsque sont pris en compte les différences en termes d’ancienneté, d’âge, etc. existant entre les femmes et les hommes, il subsiste un écart de mobilité favorable aux hommes. Plus précisément, toutes choses égales par ailleurs donc, les hommes parcourent 346 kilomètres de plus que les femmes. Le genre interagit également avec l’ancienneté : si, avec l’ancienneté, la distance parcourue s’amenuise pour les femmes (-22,7 kilomètres), elle s’accroît pour les hommes de 27,1 kilomètres (-22,7+49,8=27,1). Cela signifie que tout au long de la carrière, la distance parcourue par les hommes s’accroît, tandis que pour les femmes, elle a tendance à stagner.

À ce stade, nous pouvons donc bien conclure que la mobilité géographique chez les magistrats est fréquente (relativement à la population générale), contenue (car elle est faite de multiples petits déplacements et de plus rares longues mobilités) et inégale (avec de forts contrastes entre les femmes et les hommes). Qu’en est-il de la mobilité fonctionnelle ? De la même façon que la mobilité géographique, consiste-t-elle en de petits plutôt qu’en de grands changements ? Est-elle toujours plus forte chez les hommes que chez les femmes ?

Une mobilité fonctionnelle limitée

Là encore, la variété des fonctions des magistrats multiplie les échelles possibles de l’analyse ; on peut envisager la mobilité fonctionnelle sous l’angle de la dichotomie siège et parquets ou encore des fonctions lisibles dans le journal officiel, nommant les magistrats (voir encadré 2). Il est également possible, comme précédemment, d’analyser les 28 718 mouvements. Quelle que soit l’échelle utilisée, nous montrerons que la mobilité fonctionnelle apparaît tout d’abord relativement limitée, mais aussi qu’elle témoigne de différences notables entre carrières masculines et féminines.


Encadré 2 : Décrire la mobilité fonctionnelle : un regroupement ad hoc des fonctions Officiellement, on ne compte pas moins de 51 fonctions, le terme étant entendu comme la caractéristique du magistrat tel qu’il a été nommé et que sa nomination est publiée au Journal Officiel. Nous regroupons ainsi l’ensemble des fonctions présentes dans l’annuaire de la justice en neuf modalités : magistrat exerçant à l’administration centrale et à l’inspection (3,4%) ; chef de juridiction (5,1%) ; juge d’instance (9,8%) ; juge placé (2,6%) ; juge pour enfants (5,4%) ; juge à l’application des peines (5%) ; juge d’instruction (7,1%) ; autre magistrat exerçant au siège (39,9%) ; magistrat du parquet hors procureur (21,8%).


Regardons tout d’abord les carrières des magistrats en fonction de leur affectation au siège ou au parquet (voir la figure 4). Les carrières peuvent être exclusives (au parquet ou au siège seul) ou bien mixtes. Notons tout d’abord que les magistrats ayant occupé des postes à la fois au siège et au parquet sont minoritaires par rapport aux magistrats qui n’ont connu que l’un ou l’autre : près d’un tiers des magistrats ont exercé des fonctions au siège et au parquet, contre deux tiers qui n’ont connu qu’une seule de ces fonctions. Si l’ancienneté est favorable au développement de carrières mixtes, les carrières spécialisées existent néanmoins, y compris pour des magistrats disposant d’une forte ancienneté. Les carrières au parquet seul sont particulièrement fréquentes, relativement au nombre limité de postes de parquetier, et ces carrières au parquet sont bien plus fréquentes parmi les hommes que parmi les femmes. Souvent discuté d’un point de vue essentiellement théorique, le principe de l’unité du corps judiciaire, qui permet à chaque magistrat, au cours de sa carrière, de passer d’un groupe à l’autre sans difficulté, trouve une limite empirique assez évidente : après 24 ans de carrière, seuls 42 % des magistrats ont une carrière mixte, laquelle prend souvent la forme, par ailleurs, d’un premier poste au parquet suivi de postes au siège. Cette première analyse montre donc qu’à l’échelle du corps et des carrières, les changements de fonction entre siège et parquet ne sont pas la règle.

Figure 4 - Types de carrières selon les caractéristiques des magistrats

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Champ : Ensemble des magistrats en poste au 15 octobre 2019. Source : Annuaire de la justice - traitement des auteurs.

Note de lecture : Sur 100 magistrats en poste au 15 octobre 2019, 33 ont eu des postes à la fois au siège et au parquet.

Regardons l’ensemble des changements de fonctions réalisés par les magistrats : il s’agit de décrire la destinée des magistrats, selon la fonction d’origine et la fonction d’arrivée, à la manière des tables de mobilité sociale (Bertaux, 1969) (tableau 1).

Tableau 1. Table de destinée des magistrats selon les fonctions précédente et actuelle

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Champ : Ensemble des magistrats en poste au 15 octobre 2019. Source : Annuaire de la justice - traitement des auteurs.

Note de lecture : Parmi l’ensemble des magistrats en administration centrale, 42,1 % occuperont leur poste suivant au sein de l’administration centrale. Les cases grisées renvoient aux deux valeurs les plus fortes pour chaque fonction.

L’analyse des destinées des magistrats offre plusieurs traits saillants, confirmant de petites mobilités fonctionnelles plutôt que de grandes variations de fonctions. Tout d’abord, l’immobilité est la règle : majoritairement, les procureurs occuperont un poste de procureur, les juges du siège un poste de juge du siège, etc. Ensuite, cette table met en lumière des proximités de fonctions : magistrats statutairement considérés comme des parquetiers, les magistrats à l’administration centrale de la justice prendront aussi des postes au parquet ; de la même façon, la filière parquetière est illustrée par la destinée des procureurs, qui, s’ils ne deviennent à nouveau procureurs, iront prendre des positions hiérarchiques intermédiaires dans les parquets des juridictions. Autre proximité notable, celle qu’entretient le juge d’instruction avec des positions liées au parquet. Symétriquement, les positions de juge spécialisé entretiennent un lien étroit avec les positions non spécialisées. Bref, une telle analyse montre des formes de reproduction assez forte des fonctions, qui semblent dessiner des familles de carrières. La mobilité fonctionnelle peut alors s’envisager de façon majoritaire comme des mobilités de proximité.

De la même façon que la mobilité géographique est relativement contenue, il en est en partie de même pour la mobilité fonctionnelle. L’analyse des indicateurs de mobilité fonctionnelle montre que la mobilité est plus mesurée que ne le laissent entendre les discours qui légitiment l’unité du corps judiciaire – rhétorique ayant pour vocation de contrecarrer les tentations de séparation entre le siège et le parquet ou les logiques de spécialisation dans des contentieux particuliers.

Qu’en est-il des variations de cette mobilité lorsque l’on fait varier les caractéristiques des magistrats ? Lorsque l’on s’intéresse à l’indice synthétique de mobilité fonctionnelle, autrement dit le nombre de postes différents, on en observe une forte variation genrée. D’une part, médiane comme moyenne montrent que les femmes connaissent une plus grande variété de fonctions que les hommes ; d’autre part, l’hétérogénéité de la moyenne et de la médiane pour les femmes uniquement montre qu’il existe une forme de polarisation de la mobilité fonctionnelle chez les magistrates plus que chez les magistrats. Une partie des magistrates assumerait des fonctions extrêmement variées au fil de leur carrière, tandis qu’une autre se rapprocherait des stratégies masculines modales. Est-ce une façon pour les magistrates de remplir l’obligation de mobilité, en privilégiant la mobilité fonctionnelle sur la mobilité géographique ?

Une modélisation toutes choses égales par ailleurs de cette mobilité fonctionnelle, non reproduite ici, confirme les différences de genre. Être un magistrat, plutôt qu’une magistrate, toutes choses étant égales par ailleurs, conduit à avoir une mobilité fonctionnelle plus faible de 3,5 points. Autrement dit, à ancienneté comparable, les hommes connaissent une plus forte spécialisation (ou une polyvalence moindre !) que les femmes. On peut faire l’hypothèse que cette spécialisation, plus fréquente au parquet pour les hommes et soutenue par une mobilité géographique plus forte, peut avoir des effets positifs sur les carrières masculines. Par ailleurs, l’effet d’interaction, semblable à celui du modèle précédent, montre que l’ancienneté a des effets modulés par le sexe sur la mobilité fonctionnelle : avançant dans la carrière, les hommes connaissent, tout comme les femmes, une croissance de la mobilité fonctionnelle, mais cette dernière est un peu moins forte.

Les mobilités comme carburant des carrières ?

Les mobilités des magistrats sont donc polarisées, opposant des grandes mobilités (fonctionnelles et géographiques) à de petits déplacements (eux aussi fonctionnels comme géographiques) ; elles sont aussi inégales, dans la mesure où les femmes apparaissent plus mobiles fonctionnellement et les hommes plus mobiles géographiquement. Dans quelle mesure ces deux formes de mobilité ont-elles la même rentabilité dans l’ascension professionnelle ?

Le grade le plus élevé d’une carrière de magistrat est celui de la hors-hiérarchie 7. Tous les magistrats n’y accèdent pas. Contrairement au premier grade ou aux différents échelons de ce premier grade, dont l’accès dépend de l’ancienneté, l’accès à la hors-hiérarchie dépend à la fois de l’ancienneté dans le corps et de l’occupation de certains postes dont l’obtention n’est pas assurée. Les mobilités, fonctionnelles comme géographiques, sont donc susceptibles de l’influencer.

Figure 5 – Modélisation logistique de l’accès à la hors-hiérarchie des magistrats du premier grade

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Champ : Ensemble des magistrats du premier grade et hors-hiérarchie en poste au 15 octobre 2019. Source : Annuaire de la justice - traitement des auteurs.

Note de lecture : Toutes choses égales par ailleurs, être un homme, plutôt qu’une femme, multiplie par 1,97 les chances d’être à la hors-hiérarchie, plutôt qu’au premier grade.

La mobilité affecte différemment les chances d’accéder à la hors-hiérarchie selon qu’elle est plutôt géographique ou fonctionnelle : toutes choses égales par ailleurs, la mobilité géographique en favorise l’accès, tandis que la mobilité fonctionnelle la bride. On comprend donc mieux l’avantage masculin dans l’accès aux postes les plus prestigieux : davantage spécialisés plutôt que polyvalents, les magistrats hommes parcourent une mobilité géographique plus ample, deux facteurs qui accroissent fortement la probabilité d’obtenir un poste à la hors-hiérarchie. Est-ce à dire que la spécialisation et la mobilité permettraient aux femmes de connaître des formes d’ascension ? La figure 6, en comparant les deux formes de mobilités des magistrats au 1er grade et hors-hiérarchie pour les deux sexes, montre qu’en effet, femmes et hommes à la hors-hiérarchie se ressemblent, sous ces deux indicateurs, de façon spectaculaire, à l’inverse des magistrats des deux sexes du 1er grade, où potentiellement, les écarts tendent à profiter aux hommes. Les magistrates à la hors-hiérarchie, sont, à cet égard, des magistrats comme les autres !

Figure 6 - Mobilités médianes fonctionnelle (en haut) et géographique (en bas) des magistrats du 1er grade et hors-hiérarchie selon le sexe.

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Champ : Ensemble des magistrats en poste au 15 octobre 2019. Source : Annuaire de la justice - traitement des auteurs.

Note de lecture : La mobilité fonctionnelle se lit comme un indice de 0 à 100 (0 traduisant aucun changement de fonctions au cours de la carrière, 100 signifiant l’occupation de fonctions toujours différentes). La médiane de cet indice vaut 43,8 pour les magistrates de 1er grade.

Cela dit, au-delà de ces effets, il reste un avantage masculin inexpliqué par l’objectivation des carrières. À caractéristiques équivalentes et à même niveau de mobilité fonctionnelle et géographique, les femmes accèdent moins que les hommes à la hors-hiérarchie, ce qui traduit l’existence d’un plafond de verre pour les unes et d’un escalator de verre pour les autres.

Conclusion

Cet article avait pour objectif d’objectiver les mobilités fonctionnelles et géographiques des magistrats et d’en montrer les variations genrées. Cet effort nous semble d’autant plus pertinent que la profession de magistrat apparaît comme un idéal-type de profession mobile, dont l’organisation se caractérise par un maillage territorial dense et une moindre concentration des postes de direction en région parisienne. Nous avons essayé de mettre en lumière une réalité plus nuancée des mobilités que les représentations que se font les magistrats eux-mêmes et leurs instances de régulation. Nous voulions aussi souligner que, même parmi les groupes d’élite, fortement dotés en capital scolaire (et juridique !), massivement féminisés et évoluant dans la fonction publique de l’État, les inégalités de genre restent importantes dans les écarts de promotion professionnelle. Ces inégalités prennent des formes renouvelées et passent par des (petites) différences dans les carrières qu’il importe de mieux saisir. Cet effort d’objectivation montre ainsi que les mobilités, fonctionnelles comme géographiques, jouent fortement, et différemment, dans la construction des carrières.

Permise par la transparence de la Chancellerie qui nous a confié des données exhaustives de grande qualité, l’analyse que nous avons proposée mériterait d’être réitérée sur d’autres groupes professionnels de la haute fonction publique, dont les représentations sont également marquées par la mobilité : par exemple, les officiers des différentes armes militaires ou encore les hauts-fonctionnaires de la fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière. Pour ces professions, le travail sur des données longitudinales, aussi imparfaites soient-elles, permettrait de revenir sur la question de l’ambition et de la réussite professionnelles, non seulement dans son articulation avec ou son opposition à la sphère domestique, mais aussi sur la question des propriétés sociales, dont le genre n’est qu’un paramètre, même s’il joue à coup sûr un rôle déterminant. Une analyse de ce type permettrait aussi de montrer comment se jouent, au sein d’un couple donné, les deux parcours professionnels – perspective de travail d’autant plus intéressante au sein de la magistrature que celle-ci est marquée par une homogamie particulièrement élevée.

Références bibliographiques

Yoann Demoli et Laurent Willemez sont auteurs d’une Sociologe de la magistrature, Armand Colin, 2023.

Bertaux, D., 1969, « Sur l’analyse des tables de mobilité sociale », Revue française de sociologie, Vol. 10, No 4. p. 448-490.

Bessière, C., Gollac, S. et Mille, M., 2016, « Féminisation de la magistrature : quel est le problème ? », Travail, genre et sociétés, Vol. 36, No 2, p. 175-180.

Boigeol, A., 1993, « La magistrature française au féminin : entre spécificité et banalisation », Droit et société, Vol. 25, p. 489-523.

Demoli, Y. et Willemez, L., 2018, « Les magistrats : un corps professionnel féminisé et mobile », InfoStats Justice, Vol. 161.

Demoli, Y. et Willemez L., 2019, « Le poste et le lieu. Enjeux professionnels et familiaux de la mobilité chez les magistrats français », Travail et Emploi, Vol. 160, No 4, p. 103-130.

Williams, C. L. (dir.), 1993, Doing Women’s Work. Men in Nontraditional Occupations, Newbury Park, Sage Publication.

Notes

1  Ce statut est régi par l’ordonnance du 22 décembre 1958.

2   https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/kiosque/rapport-2018-les-mobilites-residentielles-en-france-tendances-et-impacts-territoriaux

3   https://www.banquedesterritoires.fr/mobilite-residentielle-des-francais-souvent-mais-pas-tres-loin-et-selon-affinites-socioculturelles

4  Par exemple, un magistrat en poste au Tribunal judiciaire de Belfort dépend de la Cour d’appel de Besançon. Voir cette carte judiciaire. Un magistrat belfortain qui muterait à Besançon serait dans le cas a) ; à Mulhouse dans le cas b) ; à Toulouse dans le cas c) ; à Versailles dans le cas d) ; à Mamoudzou dans le cas e).

5  Étant donné la spécificité des postes en région parisienne, nous avons choisi d’isoler les mouvements qui s’y déploient. Le déplacement d’un magistrat exerçant deux postes successifs en région parisienne sera dénombré parmi cette catégorie. De même, un magistrat exerçant un poste dans une cour d’appel adjacente à l’Île-de-France puis regagnant la région francilienne, sera inclus dans ce type de mouvement.

6  Cette méthode statistique permet d’identifier les liens entre une variable dépendante (ou expliquée), ici la mobilité géographique, et un ensemble de variables indépendantes (ou explicatives). Plus précisément, elle a pour objectif d’identifier des effets propres de chacune des variables indépendantes sur la variable dépendante. Le modèle estimé prend la forme suivante : Mobilité = b0 + b1 Homme + b2 Ancienneté + b3 Ancienneté x Homme + b4 x Âge + b5 x Nombre de postes + b6 x Naissance hors Île-de-France. Les coefficients b0, b1, … , b6 ainsi trouvés sont affichés sur le graphique.

7  Pour les magistrats du 1er grade, le passage en hors-hiérarchie s’effectue au choix de l’autorité de nomination, le président de la République, avec avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour les magistrats du siège. Nul magistrat ne peut être nommé à un emploi hors hiérarchie s’il n’a exercé deux fonctions lorsqu’il était au premier grade, sauf les conseillers référendaires et les avocats généraux référendaires à la Cour de cassation. Si ces fonctions présentent un caractère juridictionnel, elles doivent avoir été exercées dans deux juridictions différentes. La loi organique du 5 mars 2007 a ajouté une condition de mobilité à l’accès à la hors-hiérarchie pour les magistrats entrés en fonction postérieurement au 1er juin 2007 : ils doivent avoir satisfait à l’obligation de mobilité prévue à l’article 76-4 du statut. La nomination directe en tant que magistrat hors-hiérarchie est possible pour certaines catégories bien spécifiques (conseillers d’État, magistrats de l’ordre judiciaire détachés dans les emplois de directeur ou de chef de service au ministère de la Justice ou de directeur de l’École nationale de la magistrature, professeurs des universités en droit ayant enseigné au moins dix ans en cette qualité…).

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