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Changer de comportement pour un avenir moins carboné

Entre Matt Watson (Géographe)
Et Frédéric De Coninck (Sociologue)

28 Octobre 2015

Le géographe britannique Matt Watson et le sociologue français Frédéric De Coninck débattent du rôle des habitudes dans la réduction de notre empreinte carbone. Une meilleure prise en compte des contraintes quotidiennes des individus serait-elle la clé pour proposer des solutions efficaces et accélérer la transition vers des mobilités moins carbonées ?



01. En quoi est-il intéressant de regarder les pratiques quotidiennes pour comprendre la manière dont s’organisent les déplacements physiques et plus généralement les modes de vie d’aujourd’hui ?

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Matt Watson

On donne trop souvent des mobilités une vision réductrice : soit elles seraient entièrement le fait de notre libre-arbitre (influencé par des informations ou des incitations) soient elles seraient entièrement soumises à des nécessités structurelles (« je me déplace en voiture faute de choix »). Concevoir la mobilité en termes de pratiques permet de dépasser cette dualité entre autonomie du sujet d’une part et structure sociale de l’autre. On peut dès lors s’intéresser aux pratiques de mobilité telles que faire du vélo, conduire ou être passager et aux rapports qu’elles établissent avec d’autres pratiques, telles que travailler, jouer et faire du shopping. Ce faisant, les formes que revêt notre mobilité apparaissent comme la résultante d’un ensemble d’habitudes collectives, de normes, de significations, de compétences, de technologies et d’objectifs, se déroulant dans un espace organisé, incluant les infrastructures et l’environnement bâti. Cette conception permet de rendre compte de la persistance de formes de mobilité nocives et non durables et promet de mettre en lumière différents leviers pour les faire évoluer.

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F. D

Cette dichotomie renvoie à ce sur quoi bute l’action publique aujourd’hui : ou bien trop globale (au travers de discours moralisateurs, de normes complexes et générales, d’une politique d’offre d’équipements) ou bien trop individuelle (au travers d’incitations fiscales et de taxations). Or le niveau actuellement en mouvement est celui de réseaux d’interconnaissance, de communautés virtuelles, d’usage de services connectés qui, précisément, se jouent à l’entre-deux : ni macro-social, ni individuel.

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Frédéric De Coninck

Observer les routines, les stratégies temporelles que les individus et les ménages mettent en œuvre de manière répétitive, est une bonne manière de comprendre les logiques qui président à leurs choix modaux. Ces routines sont, en effet, le résultat d’arbitrages souvent complexes entre les contraintes contradictoires qui tissent la vie quotidienne des individus. Ils doivent composer avec des temporalités qui ne se raccordent pas (travail, prise en charge des enfants, heures d’ouverture des commerces et services, loisirs, heures de pointe, etc.). Ils doivent également négocier leurs horaires avec les autres membres de leur ménage. Ils ne trouvent pas les bonnes solutions tout de suite. Elles s’éprouvent au fil du temps. Les arrangements satisfaisants finissent par émerger, par se cristalliser et se transformer en routines régulières.

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M. W

Je rejoins Frédéric De Coninck sur le fait que l’observation des pratiques quotidiennes de déplacement n’est qu’un début. Nous devons effectivement remonter à leurs raisons profondes. Et chercher à comprendre comment, dans le quotidien des sujets, se conjuguent normes sociales, espaces, technologies, valeurs et d’autres variables encore, pour composer des schémas d’actions partagés. Cela suppose aussi de reconnaître que les pratiques de mobilité se créent dans un vaste creuset d’habitudes autres, qui constituent le quotidien des sujets.

02. Cette attention portée aux pratiques semble indiquer qu’il y a, par définition, un certain degré de permanence dans le comportement des sujets. Faut-il en déduire que nos formes de mobilité pourraient être amenées à évoluer à l’avenir ?

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Matt Watson

En mettant l’accent sur les idées de convention et d’habitude, la théorie des pratiques peut faire oublier qu’elle dispose de moyens spécifiques pour rendre compte du changement. Plutôt que de postuler une forme de permanence, elle conçoit toutes les relations sociales comme foncièrement labiles, ce qui signifie qu’il faut rendre compte de la remarquable continuité qui sous-tend les existences individuelles, les institutions et les formes de l’ordre social. De récents travaux menés dans ce champ ont cherché à démontrer la capacité inhérente à la théorie des pratiques de rendre compte du changement et à permettre des modes de régulation éclairées, notamment sur le plan de la mobilité personnelle. Par exemple, en suivant les mutations des différentes relations qui sous-tendent le déclin du vélo et l’essor de la voiture en Europe du Nord au milieu du XXe siècle, on est plus à même de comprendre le regain actuel du vélo en certains lieux et d’orienter les modes de régulation destinés à amplifier ce renouveau.

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F. D

Ce dont on s’aperçoit, au travers des enquêtes, est que les pratiques sont assez stables et résistantes, à court terme, car elles résultent d’ajustements divers qui ne sont pas questionnés au quotidien. Les changements significatifs se produisent au moment d’événements qui amènent à changer l’organisation familiale : déménagement, naissance d’un enfant, mise en couple ou séparation, maladie, changement ou perte d’emploi. Il serait intéressant d’étudier plus finement ce qui se produit à ces moment-là car c’est dans ces moments clés que les choses changent.

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Frédéric De Coninck

Le mode de vie des individus et des ménages est rigide sur le court terme, mais adaptable sur le long terme. Il est particulièrement instructif d’interroger les personnes sur les périodes de leur vie où un événement les a conduits à réviser leur organisation (déménagement, transition professionnelle, naissance d’un enfant, accès d’un enfant à l’autonomie, séparation ou divorce, etc.). On perçoit alors bien ce qui est à leur portée, les leviers d’action dont ils disposent (marges d’autonomie dans la gestion de leurs horaires, moyens de transport à leur disposition, aides de la famille ou de voisins, etc.) et les contraintes qui limitent leurs choix (horaires contraints, personnes à prendre en charge, distances géographiques, ressources financières limitées, etc.). Les mots d’ordre écologiques font, par exemple, peu d’effet à court terme, mais il arrive que les individus les mentionnent en parlant du moment où ils ont choisi un nouveau logement (qui leur permet, par exemple, d’utiliser davantage les transports en commun).

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M. W

Les moments charnières de la vie des sujets témoignent effectivement de la malléabilité des routines individuelles et familiales. Mais il faut se détacher du seul point de vue actuel pour interroger d’autres réalités. Un détour par l’histoire montre qu’au niveau collectif, certaines routines qui semblent très installées sont en réalité soumises à des ajustements permanents. L’analyse de l’évolution des pratiques collectives peut faire émerger des pistes pour accompagner les formes de changement futur.

03. À l’heure du changement climatique et alors que s’exprime l’aspiration à des formes de société plus durables, quels leviers pour l’action cette approche suggère-t-elle, en particulier dans le champ de la mobilité ? Quels acteurs pourraient les mobiliser ?

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Matt Watson

Tout d’abord, la théorie des pratiques rend compte de la portée extrêmement limitée des formes de régulation consistant à informer les individus, pour qu’ils fassent de « meilleurs » choix. Leurs pratiques de mobilité sont essentiellement fonction de l’organisation de leur quotidien dans l’espace-temps, ce qui laisse très peu de place à l’exercice d’un choix de mode de déplacement. En second lieu, cette théorie peut mettre en lumière différents modes de régulation : par exemple s’efforcer de banaliser des formes de mobilité moins polluantes – comme on peut le voir dans certains endroits du Royaume-Uni, où le vélo entre de plus en plus dans les mœurs ; ou encore faire évoluer la signification sociale des mobilités polluantes, de façon à les rendre relativement moins acceptables. Cette approche par les pratiques éclaire aussi le fait que la mobilité est essentiellement un moyen de coordination entre d’autres pratiques – se rendre depuis un lieu dédié à des activités spécifiques (par exemple la maison) vers un autre lieu (par exemple le travail) dans un laps de temps et moyennant un niveau d’effort acceptables. Par conséquent, les formes de régulation destinées à promouvoir les mobilités plus durables feraient sans doute mieux d’axer leurs interventions sur les pratiques qui engendrent la mobilité. Encore qu’en dernière analyse, modifier les formes de mobilité personnelles dans le sens d’une durabilité accrue, signifie atteindre un niveau de transformation ayant des répercussions sur tout le système de mobilité, et nécessitant de modifier également les pratiques des bureaux d’aménagement, des conseils d’administration des entreprises et des ministères, autant que celles des automobilistes.

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F. D

A la base les usagers ne sont pas vertueux (pourquoi le seraient-ils ?). Ils cherchent d’abord à trouver des solutions qui leur font gagner du temps et qui leur simplifient la vie. L’innovation, dans ce domaine, est encore trop descendante. C’est en inventant, avec des groupes d’usagers, des solutions confortables que l’on pourra déplacer les contraintes. Ces solutions acceptables ne relèvent, en effet, pas uniquement des solutions de mobilité. Elles peuvent concerner la gestion des horaires, les possibilités d’activité à distance, de nouveaux modes d’accès aux ressources urbaines, etc.

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Frédéric De Coninck

Il y a des réalités structurelles qui restent complexes à faire évoluer. Les grandes métropoles permettent, par exemple, de construire des réseaux de transport en commun dense, mais, dans le même temps, elles génèrent des coûts du foncier en zone centrale qui sont une des causes essentielles de l’étalement urbain. Une action à portée de main serait de mettre à disposition des individus des interfaces (web ou téléphoniques) qui leur permettent d’avoir une perception plus juste des grands postes de leur consommation énergétique. Aujourd’hui, dans leur grande majorité, ils sous-estiment leurs coûts de transport, ils ont une idée imprécise de leurs leviers d’action sur leur consommation d’énergie dans le logement et des grands postes de leur empreinte carbone. Le développement des fonctionnements en circuit court est entravé par cette difficulté.

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M. W

On peut aisément imaginer mieux informer les gens de la réalité de l’empreinte carbone de leurs déplacements. Toutefois, comme nous l’avons tous deux souligné, les pratiques de déplacement sont la résultante d’un grand nombre de facteurs qui se conjuguent dans la vie des sujets. Les modes de déplacement ne présentent donc qu’une élasticité faible si l’on agit sur le facteur prix et plus faible encore si l’on agit sur la connaissance qu’ont les sujets des effets de leurs pratiques sur le climat. Il faut donc inscrire l’action dans un cadre plus large, qui tienne compte de la façon dont se mettent en place les routines.



Matt Watson

Géographe

Matt Watson est chargé de cours en géographie sociale et culturelle à l'Université de Sheffield. Il a mené des recherches sur la durabilité, la gouvernance, la technologie et la consommation.


Frédéric De Coninck

Sociologue

Frédéric de Coninck, Ingénieur Général des Ponts et Chaussées Habilité à diriger les recherches en sociologie, a notamment été directeur de recherche à l'École nationale des Ponts-et-Chaussées et directeur de l'École doctorale Ville et environnement de l'Université Paris Est, et a passé 10 ans au LVMT.



Pour citer cette publication :

Matt Watson et Frédéric De Coninck (28 Octobre 2015), « Changer de comportement pour un avenir moins carboné », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 20 Avril 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/regards-croises/2956/changer-de-comportement-pour-un-avenir-moins-carbone


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