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La collaboration arts-sciences sociales en question(s)

Entre Ursula Biemann (Artiste, réalisatrice et chercheuse)
Et Valérie Pihet (Historienne, spécialiste de la collaboration art-sciences)

14 Mars 2016

Valérie Pihet et Ursula Biemann nous parlent des croisements entre la création artistique et la recherche scientifique. En travaillant ensemble ou en restant parallèles, ces deux disciplines peuvent alimenter le débat public, notamment sur les questions relatives à la mobilité.



01. Est-il intéressant que des chercheurs en sciences sociales et des artistes travaillent ensemble sur les mêmes questions ? Pour quelles raisons ?

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Ursula Biemann

Si vous exercez une pratique artistique fortement axée sur la recherche comme je le fais, vous croisez vos trajectoires avec celles de chercheurs qui travaillent sur des questions semblables. Au cours de mon étude, conduite sur le long terme, sur la migration aux bords des frontières de l'Europe, j'ai souvent rencontré des anthropologues, des géographes et des journalistes, puisque nous gravitons autour de centres de mobilité particuliers par lesquels les migrants passent en grand nombre. D'après mon expérience, ces rencontres avec des spécialistes des sciences sociales sont une excellente source d'information et d'inspiration, compte tenu de leur connaissance approfondie des sites et de leur organisation sociale, ainsi que leur contextualisation historique et théorique. Bien sûr, mon travail en tant qu'artiste implique un autre type d'engagement, où les enjeux esthétiques passent au premier plan. En d'autres termes, nous posons un grand nombre de questions similaires, mais nous produisons au final quelque chose de différent dans notre travail. En outre, les artistes sont conscients que la politique de l'image est extrêmement importante quand il s’agit de questions relatives à la migration. Cependant, dans l’état actuel des choses, le relief visuel est largement dominé par le journalisme d’information. En intégrant une conscience post-coloniale et une réflexion plus profonde de la photographie, l’art peut intervenir de manière productive dans le champ visuel et proposer un monde de l’image radicalement différent qui témoigne du fort désir de mobilité actuel. Les domaines de l'anthropologie visuelle, du photojournalisme et les pratiques artistiques de recherche fusionnent dans une certaine mesure autour de ces préoccupations communes pour être seulement ensuite diffusés dans différents canaux. La question que nous avons à l’esprit n’est pas de quelle façon toucher une communauté universitaire mais plutôt de quelle façon toucher l'imaginaire social par le biais de stratégies esthétiques. Nous pouvons faire toute la différence si nous arrivons à combiner ces deux intentions non seulement dans l'esprit des gens, mais également dans la discipline en elle-même.

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V. P

Selon moi, il faut aller aujourd’hui un peu au-delà d’une inspiration réciproque, toute nécessaire soit-elle, pour engager davantage des processus de co-production, entre artistes et chercheurs, mais surtout avec les parties prenantes d’une situation. Nous avons fondé l'institut Dingdingdong précisément pour penser une façon possible d’instaurer des conditions de coproduction – entre artistes, chercheurs, malades, proches et soignants – et dans le même mouvement les modes de diffusion de nos travaux. Nous faisons par exemple intervenir un faux médecin dans une série de vidéos, suffisamment « crédible » dans son adresse pour qu’il puisse interpeller et être entendu par le monde soignant ; nous présentons des « posters », sur le même mode que les chercheurs, dans les congrès scientifiques ; nous faisons tourner un spectacle-performance depuis deux ans, alimenté au fur et à mesure par nos découvertes. Il s’agit pour nous de solliciter les modes de partage – tout en les détournant légèrement - propres aux pratiques avec lesquelles il nous semble pertinent de créer des alliances dans l’objectif toujours d’un effet de transformation des conditions du réel. Il ne s’agit pas d’être d’accord, mais au-delà de la simple critique, de rendre le partage possible.

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Valérie Pihet

Le terme « question » conduit à se concentrer exclusivement sur une réponse à donner. Je lui préfère le terme de « problème ». Pour reprendre Deleuze, un problème n’existe pas en dehors de ses solutions. Autrement dit, un problème pour lequel il n’y a pas de solution est un problème mal formulé. Cela nous engage à nous concentrer sur l’élaboration de bons problèmes plutôt que sur leur résolution. Cette élaboration, d’un point de vue pragmatiste, demande un travail précautionneux et indissociable de création/enquête, qui engage lui-même des conséquences dans notre appréhension du réel et surtout dans notre capacité à agir sur le présent. Selon moi, c’est à cet endroit là que se situe l’urgence d’un travail commun. Qu’il s’agisse des arts ou des sciences sociales, il y a nécessité de penser et de créer du possible, c’est-à-dire d’avoir recours à l’imagination, nourrie par une approche fine du réel, et non à l’imaginaire qui se situerait en dehors de toute condition historique, sociale, économique etc. Pour Dingdingdong – l’Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington – nous avons recours, par exemple, aux savoir-faire du conteur Olivier Marboeuf, de l’artiste vidéaste Fabrizio Terranova et de la neurologue Katia Youssov, ainsi qu’aux savoirs co-produits par des personnes touchées par la maladie et les chercheurs du collectif pour créer une série de capsules vidéos. Fiction ancrée dans le réel afin de faire décoller légèrement celui-ci pour le bousculer, cette série met en scène un médecin qui peu à peu transforme une situation d’annonce terrible – maladie incurable – en une situation qui fabrique du possible, autrement dit où tout est à faire. Nous expérimentons la diffusion de cette série en vue de ses effets dont nous faisons le pari. (http://dingdingdong.org/divers/dr-marboeuf/)

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U. B

Cela semble être un exemple intéressant sur la façon dont les artistes et les scientifiques peuvent collaborer productivement dans le champ appliqué, où le but est de travailler pour trouver la solution à un problème bien défini. Dans l'ensemble, cependant, l’art ne vise pas l’obtention d’une valeur d'usage sociale immédiate et pourtant, il joue encore un rôle particulièrement important dans la société en ce sens qu’il attire l'attention, de façon créative, sur un problème existant en créant une forme d’expression esthétique qui fonctionne grâce à sa structure formelle. En utilisant, par exemple, la poésie concrète pour parler de la transformation structurelle que nous infligeons à la Terre, comme je l’ai fait pour la vidéo Deep Weather.

02. Ces collaborations relèvent-elles de la pluridisciplinarité (chacun conserve sa méthode), de l’interdisciplinarité (croisement des méthodologies respectives) ou de la transdisciplinarité (ce qu'il y a entre, à travers et au-delà des disciplines) ?

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Ursula Biemann

Pour commencer, ma propre pratique est par nature transdisciplinaire. Il me parait donc plutôt naturel de collaborer avec les autres, quelles que soient leurs méthodologies. La collaboration de l’art avec la science n'est jamais une rencontre entre deux disciplines. L'art est en lui-même extra disciplinaire. L'art a la liberté d'aborder n'importe quel sujet, il peut emprunter des méthodologies à toutes les autres disciplines. Nous pouvons trouver beaucoup de bons exemples pour illustrer ceci dans l'histoire de l'art. La question de l'art dépassant le domaine défini par l'art est très actuelle, d'où le désir de collaboration. Au XXe siècle, pendant l'ère de la modernité, l’art a traité l’art en lui-même d'une manière très introspective et égoïste. L'art du XXIe siècle a engagé le monde et je ne parle pas seulement du monde social, je parle du système terrestre entier, y compris les humains et toutes les autres formes de sociétés. Pour ce faire, l'art est tourné vers la science mais il possède aussi sa propre façon d'aborder l’évolution de cette relation entre nous, les humains, et le monde vivant.

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V. P

Je trouve assez dangereux de dire que l’art soit en lui-même extra disciplinaire et qu’il ait la liberté d’aborder n’importe quel sujet en empruntant à toutes les méthodologies. D’une part, l’art, comme n’importe quelle activité, n’est pas indépendant des conditions dans lesquelles il évolue. Chaque pratique artistique, aussi ouverte soit-elle, s’est construite, comme toute discipline, selon des modes de production et de diffusion qui lui sont propres. D’autre part, plus grave, c’est précisément, selon moi, ce genre de discours qui a contribué et contribue encore à faire de l’art une sphère trop repliée sur elle-même, déconnectée des préoccupations quotidiennes des différentes parties prenantes de notre société. Pourquoi l’art serait-il plus libre ? De quelle liberté parlons-nous ? D’une liberté absolue – hors sol - ou d’une liberté que nous devons tous constamment négocier tenant compte des conditions d’interaction dans lesquelles nous sommes engagés et pour laquelle nous avons des comptes à rendre? Je crois volontiers que dans sa pratique Ursula Biemann active en réalité constamment des négociations, c’est pourquoi il faut prendre soin des termes que nous utilisons car ils fabriquent la manière fragile dont nous nous racontons à nous-mêmes et qui importe dans le commun à construire.

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Valérie Pihet

Selon mon expérience, l’une ou l’autre de ces approches ne se décrète pas de manière abstraite. On ne peut plus penser les arts et les sciences sociales en dehors ou au-delà des situations auxquelles leurs pratiques doivent se frotter. Toute construction de savoir et/ou toute création est motivée par une nécessité vitale et c’est cette nécessité propre à une situation qui devrait engager l’une ou l’autre façon de faire. La difficulté réside souvent dans notre capacité à formuler cette nécessité, au-delà des évidences, et ce qui nous relie à elle, que ce soit par nos pratiques « professionnelles » et/ou « personnelles ». Tenant compte des circonstances dont il faut prendre soin – rencontres, dispositions, connexions, enjeux, désirs etc - les collaborations entre artistes et chercheurs peuvent prendre des formes multiples, pour peu qu’on les instaure à partir des situations qui demandent à être problématisées et qu’on prête une attention particulière à leurs effets. Nous parlons beaucoup de croisement entre arts et sciences sociales car nous héritons d’une longue histoire de cloisonnement des champs de pensée et de création qu’il convient aujourd’hui de questionner, j’en suis convaincue, pour autant je pense qu’il ne s’agit pas de faire du pluri-inter-trans une injonction systématique, ce qui serait tout aussi dangereux. Encore une fois, ce sont aux situations qu’il faut donner le pouvoir de troubler nos habitudes de pensée. « Tout objet de connaissance est une entité agissante avec laquelle il faut créer des connexions » (Benedikte Zitouni à propose des savoirs situés de Donna Haraway). Au-delà de pluri-inter-trans-, il s’agirait plutôt de repenser nos disciplines en termes de savoirs reliés ou connectés. L’exigence première serait alors de prêter attention à la pertinence de ces alliances, c’est-à-dire à leur capacité d’intervenir de manière transformatrice dans le réel.

03. L’art peut-il générer du changement sur un plan sociétal ou politique, notamment en matière de mobilité ?

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Ursula Biemann

L’art a effectivement un impact à de nombreux niveaux, il contribue de façon évidente au débat public. Il développe, à un niveau plus abstrait, de nouvelles formes de pensée et de nouveaux modèles esthétiques de mobilisation du monde. À la présentation de Sahara Chronicle (http://www.geobodies.org/art-and-videos/sahara-chronicle), une importante recherche sous forme vidéo que j'ai menée sur la mobilité des clandestins dans le Sahara, le public européen a été surpris et profondément reconnaissant de découvrir un regard tout à fait différent sur ces activités migratoires dynamiques aux bords de leurs frontières. Ce projet artistique a donné une forme à la relation que nous entretenons avec nos voisins continentaux. Il met également en évidence de quelle manière les trajectoires des artistes, journalistes, travailleurs d’ONG, touristes et chercheurs en sciences sociales, pendant leurs visites de terrain, s'entrecroisent avec d’autres formes de mobilité, celles de personnes en quête d'une vie meilleure. Nous constituons avec les migrants cet espace intense de mobilité que je ne me contente pas de documenter à l’aide d’une caméra, mais que je contribue en fait à constituer. L'art est une forme de création de la réalité qui est grandement liée à la performance. C'est le niveau profond à l’intérieur duquel, selon moi, l’art active l'imaginaire social.

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V. P

Le projet « Sahara Chronicle » semble très intéressant et j’aurais aimé en savoir plus sur les modes de travail d’Ursula Biemann dans ce cadre et sur le comment s’est constitué cet espace de mobilité avec elle et avec les migrants. Je pense que les effets de ce projet vont au-delà du simple imaginaire social car ce sont les conditions de l’expérience qu’il faut viser d’abord à transformer si nous voulons transformer profondément et durablement la réalité dans laquelle nous vivons. J’ai tendance à penser que l’imaginaire a trop peu d’emprise sur le réel, qu’il ne peut être relié à une situation concrète, alors que l’imagination relève davantage d’un acte de création pris dans l’expérience. Là réside l’urgence, que nous puissions tous re-trouver notre faculté d’imagination face à l’étouffement des possibles.

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Valérie Pihet

La mobilité est un thème trop vaste, tel quel, mais qui a le mérite de soulever l’épineux problème du chemin entre le local et le global. Comment, à partir d’expériences nécessairement singulières, générer une politique ? Il n’y a certainement pas une réponse mais toujours l’envie et la nécessité pour moi de penser le possible malgré tout. La question n’est pas de savoir si l’art peut ou non générer du changement, mais de savoir comment il pourrait y participer, car il ne peut pas faire grand chose seul. Ce « comment faire » est toujours à reprendre et à réinventer en fonction des situations dans lesquelles les artistes décident de s’engager avec d’autres qu’eux. Ne s’agit-il pas avant tout de changer notre façon d’envisager le politique et, suivant Dewey, de travailler à la reconstruction de publics effectifs – des problèmes, des publics – qui se préoccuperaient plus fondamentalement de définir ses intérêts et de les politiser que de contrôler les gouvernants. Politiser engage de pouvoir rendre partageable ses attachements et ses intérêts, toujours situés et singuliers, et de pouvoir créer du concernement, néologisme un peu lourd mais nécessaire me semble-t-il. Etre concerné n’est pas simplement synonyme d’être directement touché – par une maladie, une loi, une mesure économique etc. Etre concerné, c’est être mis au travail et transformer profondément sa perception d’une expérience au monde, suffisamment pour qu’elle engage à « prendre part à ». Les arts et les sciences sociales sont sans aucun doute les mieux équipés, grâce à leurs savoirs et leurs savoir-faire, affutés au fil de l’histoire, pour redonner toute leur puissance d’agir aux situations et à leurs acteurs en faisant émerger des nouveaux possibles contenus dans et pour le présent. Encore faut-il qu’ils acceptent d’être troublés dans leurs habitudes et leurs pratiques et d’être eux-mêmes engagés dans les transformations qu’ils accompagnent ; de voir ce qu’ils peuvent y gagner et pas seulement ce qu’ils vont perdre. Selon moi, c’est à cet endroit là que se situe l’urgence d’un travail commun. Qu’il s’agisse des arts ou des sciences sociales, il y a nécessité de penser et de créer du possible, c’est-à-dire d’avoir recours à l’imagination, nourrie par une approche fine du réel, et non à l’imaginaire qui se situerait en dehors de toute condition historique, sociale, économique etc. Pour l'institut [Dingdingdong](http://dingdingdong.org/divers/dr-marboeuf/) nous avons recours, par exemple, aux savoir-faire du conteur Olivier Marboeuf, de l’artiste vidéaste Fabrizio Terranova et de la neurologue Katia Youssov, ainsi qu’aux savoirs co-produits par des personnes touchées par la maladie et les chercheurs du collectif pour créer une série de capsules vidéos. Fiction ancrée dans le réel afin de faire décoller légèrement celui-ci pour le bousculer, cette série met en scène un médecin qui peu à peu transforme une situation d’annonce terrible – maladie incurable – en une situation qui fabrique du possible, autrement dit où tout est à faire. Nous expérimentons la diffusion de cette série en vue de ses effets dont nous faisons le pari.



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Ursula Biemann

Artiste, réalisatrice et chercheuse

Ursula Biemann est artiste, écrivain et vidéaste. Sa pratique artistique est fortement orientée vers la recherche ; notamment sur le changement climatique et l'écologie du pétrole et de l'eau. Elle est membre du Word of Matter collective project on Resource Ecologies. Elle a été nommée Docteur honoris causa en Sciences humaines par l'université suédoise Umea (2008) et a reçu, en 2009, le Prix Meret Oppenheim, en Suisse. Elle siège au comité scientifique de la revue acédémique Geo-Humanities et est membre de la commission d'art de Zurich.


Valérie Pihet

Historienne, spécialiste de la collaboration art-sciences

Valérie Pihet est directrice exécutive de l’École des Arts politiques de Sciences-Po depuis 2010. Elle a travaillé avec Bruno Latour à la conception et à la mise en œuvre de deux grandes expositions internationales portant sur la crise de la représentation en science, en politique, en art et en religion, réunissant chercheurs et artistes ( Iconoclash en 2002 et Making Things Public. Atmosphère of Democracy en 2005). Elle travaille également avec de nombreux artistes et chercheurs en sciences sociales en tant qu’indépendante.



Pour citer cette publication :

Ursula Biemann et Valérie Pihet (14 Mars 2016), « La collaboration arts-sciences sociales en question(s) », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 16 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/regards-croises/3181/la-collaboration-arts-sciences-sociales-en-questions


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