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La mobilité des femmes : une liberté contrariée

Par
Anne Jarrigeon (Anthropologue)
23 Avril 2019

La mobilité est l’une des plus anciennes revendications des femmes, qui ont longtemps été assignées à rester dans des espaces intérieurs, et qui, ici comme ailleurs, se trouvent très souvent soumises au contrôle des hommes – même dans des sociétés qui se pensent égalitaires. Et sortir pour les femmes, sortir seules, c’est-à-dire sortir non accompagnées, a encore très souvent le goût d’une conquête inachevée. On pourrait croire que la mobilité est le reflet, ou n’est que le reflet, d’inégalités, d’un ensemble d’inégalités femmes-hommes lisibles dans d’autres sphères et d’autres domaines de la société, mais en réalité, la mobilité contribue plutôt à renforcer les inégalités préexistantes, alors même qu’elle pourrait être un instrument d’émancipation. Les extraits vidéos sont tirés du documentaire réalisé par Anne Jarrigeon en 2018 : Toute chose égale par ailleurs.






Cette vidéo est la première d’une série en trois parties, dont la deuxième, « Le poids du quotidien : les femmes face à la mobilité » et la troisième, Être une femme dans la ville, ou l’art de l’esquive, sont également disponibles.

La mobilité est l’une des plus anciennes revendications des femmes, qui sont restées pendant très longtemps et jusqu’à aujourd’hui encore très souvent assignées à rester dans des espaces intérieurs, et qui, ici comme ailleurs, se trouvent très souvent soumises au contrôle des hommes – même dans des sociétés qui se pensent égalitaires. Et sortir pour les femmes, sortir seules, c’est-à-dire sortir non accompagnées, a encore très souvent le goût d’une conquête inachevée.

La mobilité des femmes dans l’angle mort



Une inégalité de genre encore mal reconnue

On pourrait croire que la mobilité est le reflet, ou n’est que le reflet, d’inégalités, d’un ensemble d’inégalités femmes-hommes lisibles dans d’autres sphères et d’autres domaines de la société, mais en réalité, la mobilité contribue plutôt à renforcer les inégalités préexistantes, alors même qu’elle pourrait être un instrument d’émancipation.

Il y a peu de travaux existants, et connus disons, dans le monde francophone, et plus précisément en France, sur ces questions de genre et de mobilité. Et peu de travaux ont circulé depuis les mondes anglophones, qui se sont intéressés de manière plus ancienne et plus importante à ces questions. Et ce qu’on peut remarquer aussi, c’est que ces travaux, qui sont peu nombreux et qui circulent peu, circulent encore moins dans les champs professionnels auprès des acteurs qui sont en charge de questions de mobilité.

Alors récemment, on a eu un effet de projecteur. Il y a de grands mouvements internationaux sur la condition des femmes et sur leur liberté d’action, dont on peut considérer que la mobilité est à la fois presque un symbole mais aussi une condition. Et ce mouvement de prise de conscience collective de la situation difficile des femmes aujourd’hui dans différentes sphères de la société pourrait justement réjouir celles et ceux qui s’intéressent à ces questions, mais on peut aussi se demander ce que ce coup de projecteur laisse encore dans l’ombre et quels seraient ou quels sont encore aujourd’hui les paradoxes de cette prise de conscience collective. Puisque le moins qu’on puisse souligner à propos des questions de mobilité, c’est que, comme dans d’autres domaines qui touchent les femmes, leur condition mobile est soumise à un double mouvement d’invisibilisation des spécificités et également de minimisation de ce qui les cause en réalité. Et quand je dis « minimisation », on pourrait considérer qu’il s’agit aussi d’un mouvement de déconsidération. En fait, l’enjeu sur les questions de genre et mobilité, c’est véritablement de rendre visibles, de sortir de l’ombre, les questions, mais de les sortir de manière transversale et complexe, ce qui implique de démultiplier les modes de saisie, les échelles d’observation, afin de rendre compte d’une réalité qui est infiniment complexe.

Les spécificités d’une mobilité contrainte

Je propose de faire un premier pas, ou un petit détour par les données de mobilité, puisque, effectivement, les grandes enquêtes statistiques sur la mobilité du quotidien livrent des résultats assez intéressants concernant la spécificité de la mobilité des femmes. Évidemment, pour celles et ceux qui veulent bien regarder les variables, on a toujours accès aux variables femmes ou hommes dans ces enquêtes statistiques. Donc il est des lieux où on peut regarder les caractéristiques. Alors, ce que ces enquêtes montrent, c’est que les femmes tendent à avoir des trajets à la fois plus courts, plus lents, mais également plus complexes et aussi plus contraints.

Plus complexes, pourquoi ? Parce qu’on observe que les femmes tendent dans différentes villes du monde et d’Europe en particulier – c’est vrai aussi pour la France et en particulier pour l’Île-de-France –, que les femmes ont tendance à enchaîner plusieurs activités dans leurs déplacements, alors même que pour les hommes, les trajets sont plus simples. Typiquement, ce sont au quotidien des trajets domicile-travail quand il s’agit de trajets observés en semaine.

Et si les femmes enchaînent des boucles plus complexes, c’est parce qu’elles sont dans leurs trajets en train de prendre en charge toute la logistique du quotidien, et en particulier, la famille. Et la famille doit être entendue dans un sens assez large, puisque les femmes s’occupent beaucoup plus des enfants et des personnes âgées, ce qui fait qu’elles s’occupent aussi également beaucoup de ce qui se passe au foyer, donc qu’elles ont des trajets qui impliquent de s’arrêter sans forcément revenir chez elles.

Ce que les enquêtes de mobilité montrent également, et depuis assez longtemps, c’est qu’elles privilégient des modes particuliers. Donc par exemple, pour la ville, on sait que les femmes privilégient la marche ou le bus à d’autres types de modes, et qu’elles utilisent beaucoup moins, même si il y a des évolutions, par exemple les deux-roues, et en particulier les deux-roues motorisés.

Il y a donc une possibilité d’avoir accès à des résultats sur des caractéristiques et faire un portrait de la mobilité des femmes. Et ces grandes caractéristiques sont vérifiées quels que soient les milieux sociaux, quelles que soient les aires géographiques, également quelle que soit la position dans le cycle de vie des femmes, bien que tous ces facteurs aient également une influence et tendent à creuser les écarts entre les hommes et les femmes.

Des travaux statistiques incomplets

Mais ce qui est frappant, c’est que ces différences tendent à être minimisées dans les travaux de recherche qui portent sur la mobilité, invisibilisées encore une fois, et c’est vraiment quelque chose sur lequel je souhaite insister : elles font l’objet d’assez peu d’interprétations, et sont donc insuffisamment exploitées, ces données de mobilité. Mais par ailleurs, ce qui est aussi frappant, c’est que ces données, si elles sont sous-exploitées, pourraient aussi être meilleures, puisqu’elles n’ont pas été véritablement produites à l’origine pour penser ces questions. Et des chercheuses comme Jacqueline Coutras, qui est une des premières chercheuses françaises qui s’est véritablement intéressée de manière directe à ces questions, soulignait dès les années 1990 l’importance de produire de meilleures données, c’est-à-dire de produire des données spécifiques pour rendre compte de ces phénomènes 1.

Produire de meilleures données, c’est quelque chose sur lequel s’entendent beaucoup de chercheuses féministes qui cherchent à penser, en fait, les rapports de domination dans les activités du quotidien et qui cherchent à inscrire dans les travaux de recherche ces questions de domination femmes-hommes, hommes-femmes. Et notamment elles cherchent, celles qui s’intéressent à ces questions de , à montrer combien les statistiques ne sont pas neutres et ne sont jamais produites à partir d’un point de vue de nulle part. C’est tout l’enjeu de rendre plus explicites et plus efficaces les grandes statistiques.

Une mise en lumière nécessaire à la prise de conscience



Le renoncement : une donnée invisible

Mais personnellement, en tant que chercheuse, je mobilise assez peu les données de mobilité, parce que je vais plutôt privilégier d’autres types d’approches, parce que ces données statistiques ne rendront de toute façon jamais compte de quelque chose qui me semble absolument fondamental pour penser la mobilité des femmes. Elles ne rendent jamais compte de la manière dont la mobilité parfois n’a pas lieu pour les femmes, de toutes ces mobilités qui ne se font pas, qui ne vont pas être donc déclarées comme des déplacements. Je pense, par exemple, à toutes ces mobilités du soir que les femmes vont renoncer à faire, soit parce qu’elles se sentent en insécurité dans certains types d’espaces si elles sont jeunes, soit parce que, justement, elles s’occupent de leurs enfants et qu’il est plus difficile de ressortir de chez elles, soit à d’autres types d’échelles, parce que les femmes ont tendance à renoncer à des types de déplacements qui les éloignent trop de chez elles, à des mobilités, par exemple, de type international. Et ce type de renoncements, évidemment, n’est pas tout à fait présent dans les statistiques mais, par ailleurs, va avoir toutes sortes de conséquences sur leur accès à l’emploi et sur leur carrière.

De l’importance d’établir un diagnostic

Donc ça fait partie de ce qui va constituer véritablement un enjeu, c’est-à-dire d’aller chercher la mobilité là où elle n’est pas forcément déclarée, là où elle ne se réalise pas. Et en effet, si on essaie de sortir des approches quantifiées pour donner un autre visage, à la fois plus concret, plus sensible de la mobilité, il peut y avoir un intérêt immense à prendre au sérieux tout ce qui relève de la programmation, de l’anticipation, la façon dont on se prépare à parcourir des lieux, seules ou accompagnées. Je le dis encore une fois, les femmes sont rarement seules, en tout cas elles le sont insuffisamment au regard de la liberté d’être seul que peuvent éprouver les hommes dans les différents espaces dans lesquels ils circulent.

Notes

1  Jacqueline Coutras, Crise urbaine et espaces sexués , Paris, Armand Colin, 1996.

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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Anne Jarrigeon

Anthropologue

Anne Jarrigeon est anthropologue - vidéaste, maîtresse de conférences à l’École d’urbanisme de Paris et chercheuse au Laboratoire Ville Mobilité Transport (Université Gustave Eiffel - École des Ponts et Chaussées). Ses travaux, à la croisée de l'ethnologie urbaine, de l'anthropologie visuelle et de la sémiotique, portent sur les pratiques et les imaginaires des mobilités, avec une attention particulière pour leur dimension corporelle et genrée. Co-fondatrice du collectif Penser l'urbain par l'image, elle a notamment co-dirigé l'ouvrage L'urbain par l'image. Collaborations entre arts visuels et sciences sociales (Créaphis, 2020). En 2018, elle réalise le documentaire Toute chose égale par ailleurs qui entrelace plusieurs approches du quotidien mobile des femmes, disponible ici : https://parisdugenre.fr/.



Pour citer cette publication :

Anne Jarrigeon (23 Avril 2019), « La mobilité des femmes : une liberté contrariée », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 20 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/12937/la-mobilite-des-femmes-une-liberte-contrariee


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