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Iles aux trésors : Les mondes cachés de l’offshore

Par
John Urry (Sociologue)
27 Janvier 2015

L’utopie d’un monde sans frontières a laissé place à une réalité faite de secrets obscurs, d’actes criminels et de capitalisme déjanté.






Je souhaite examiner ici le déploiement d’un ensemble de processus qui me semble profondément significatifs dans notre monde contemporain, à savoir le déploiement d’une série d’univers délocalisés interdépendants. Ces univers extraterritoriaux sont devenus primordiaux, modérant l’optimisme que de nombreux analystes avaient cru pouvoir nourrir pendant les années 1990. On a beaucoup parlé, dans les années 1990, d’un monde sans frontières.

Un livre célèbre de Kenichi Ohmae, intitulé The Borderless World, popularisa l’idée d’une libre circulation des individus, des investissements et industries ainsi que de l’émergence d’une économie constituée d’interdépendances. Selon lui, le recul des souverainetés nationales atteindrait les communautés locales, transformerait positivement l’amitié, les familles et tout particulièrement la vie économique, au cours des années 1990. Ce monde sans frontières devait faire éclore de nouvelles opportunités économiques, des amitiés internationales, etc. De nombreux auteurs spécialistes des mobilités ont repris ce thème et montré de diverses manières les aspects positifs de ce monde sans frontière, à la fois créatif et créateur de nouvelles opportunités et vies mobiles, etc. Mais pour toute une série de raisons, cet espoir de croissance illimitée fut d’assez courte durée.

Différents facteurs, à commencer par les attentats du 11 septembre contre le World Trade Center, ont amené le public à prendre conscience de ce que l’on pourrait nommer le « côté obscur » de la mondialisation. Nombreux sont ceux qui ont constaté que les échanges transfrontaliers ne favorisaient pas seulement la circulation des biens et des personnes, mais aussi de périls en tous genres : risques environnementaux, terrorisme, traite de femmes, trafic de drogue, criminels internationaux, travail externalisé, esclavagistes, contrebande, marées noires, évasion fiscale, demandeurs d’asile, etc.

L’essor de la délocalisation

On observe ce retournement dans de nombreux textes, parus dans les premières années de ce siècle, qui présentent, dépeignent et évaluent différents scénarios d’avenir pessimistes. "Effondrement" de Jared Diamond, best-seller international, montre quels mécanismes peuvent provoquer l’effondrement d’une société et comment, alors même qu’elle se trouve à l’apogée de sa puissance et de ses capacités de développement. L’une des manifestations de ce schéma d’évolution est l’essor du phénomène de délocalisation. Sa généralisation semble gagner la plupart des sociétés de la planète, réorganisant les rapports de force et de pouvoir mondiaux.

La délocalisation suppose des mouvements de ressources, de pratiques, de personnes et de capitaux d’un territoire à un autre, et ces transferts sont généralement invisibles aux yeux du public et des autorités.

La délocalisation implique l’idée d’infraction, de contournement de règles et règlements illégaux, d’actions allant à l’encontre de l’esprit de la loi, même si elle est juridiquement légale, et l’utilisation des lois d’un secteur dans le but de se soustraire à celles qui s’appliquent ailleurs.

L’exil fiscal de revenus et de grandes fortunes a conféré à cette question une considération spectaculaire et occasionné de nombreux débats publics, de même que différentes pratiques économiques et sociales s’enfuyant au loin pour camoufler des pratiques occultes et souvent mensongères. Abolition des frontières et secret se rejoignent ainsi dans un même mouvement. L’univers du offshore recouvre de nombreuses réalités : on délocalise les revenus taxables et les grandes fortunes, les emplois, les déchets – en particulier les déchets d’équipements électroniques –, l’énergie. En conséquence, la quasi-totalité des pays est tributaire de sources d’approvisionnement extraterritoriales. On délocalise la torture, ainsi que l’a révélé l’après 11-Septembre, ou encore les émissions de CO2. Dans cette optique le monde libre s’est transformé en son contraire : un monde obscur.

Îles au trésor

Parmi les auteurs qui se sont exprimés sur le sujet figure William Brittain-Catlin. Il parle de l’esprit sombre et négatif qui imprègne aujourd’hui l’univers du offshore et toute sa panoplie d’entités secrètes et de pratiques occultes. Citons aussi Nicholas Shaxson, qui a révélé bien des aspects des pratiques fiscales actuelles et écrit : « l’offshore est le régime actuel d’exercice du pouvoir ». Ma citation préférée sur toutes ces questions revient au multimilliardaire Warren Buffett : « Il y a bien une lutte des classes. Mais c’est ma classe, celle des riches, qui mène le combat et c’est nous qui gagnons ». Cette victoire se manifeste notamment dans l’émergence de ce que Nicholas Shaxson appelle des îles au trésor, terme très habile pour désigner les quelques paradis fiscaux du monde, à travers lesquels transitent les fonds de la plupart des entreprises et des grandes fortunes, et où l’argent est mis à l’abri. Ces lieux comprennent le plus célèbre paradis fiscal qu’est la Suisse, mais aussi Jersey, les Îles Caïman, Monaco, Panama, Dubaï, le Lichtenstein, Singapour, Hong Kong, Gibraltar, la City de Londres et le Delaware. Certains affirment que le Delaware est le plus vaste des paradis fiscaux : on y trouve un bâtiment où sont domiciliées les entreprises. Ce petit immeuble isolé est en un sens le bâtiment le plus important au monde, d’une valeur inestimable.

Un récent rapport de l’association Action Aid rapportait que sur les 100 premières entreprises du Royaume-Uni, 98 avaient des comptes dans des paradis fiscaux. Une des explications à ce phénomène est l’extraordinaire complexité de ces diverses entités délocalisées. La plupart de ces entreprises en disposent d’une multitude, qui leur sont toutes connectées. Le plus grand groupe de communication au monde, WPP, se ramifie en 618 entités délocalisées. Goldman Sachs est composé de 4000 unités réparties dans le monde entier. Ce que le public connaît de Goldman Sachs, son vaste siège new-yorkais, n’est en fait que le sommet d’un iceberg qui recouvre de nombreuses autres entités. Le montant des transactions financières mobiles dans les paradis offshore a progressé dans des proportions vertigineuses, passant de quelques 11 milliards de dollars américains en 1968 à 21 000 milliards de milliards en 2010, soit à peu près le tiers du PIB mondial en 2010.

Façade respectable, entre stabilité et mouvement

L’idée clé de ces paradis fiscaux ou univers délocalisés est d’afficher une façade respectable, qui repose sur un savant mélange de stabilité et de mouvement. En façade, on affiche la stabilité : un lieu propice aux affaires, une monnaie qui inspire confiance, des entreprises pouvant se former et se reformer à loisir, un univers où la parole d’une personne l’engage et où l'on trouve un cadre juridique stable, où les banques ne font pas faillite et n’ont pas à répondre d’accusations de fraudes. Parallèlement, la mobilité garantit que l’argent peut entrer et sortir en toute sécurité de l’île au trésor, que les gens peuvent aller et venir. Cela suppose à la fois des communications absolument sûres et de bons systèmes de transport. On dit généralement que la Suisse est le meilleur exemple de façade respectable.

La démocratie dépend de la relocalisation

La question se pose donc de savoir à quoi ressemblera le XXIe siècle. Ce règne des délocalisations va-t-il se maintenir ? Peut-être n’a-t-on encore rien vu des formes et de l’ampleur que revêtiront ces univers extraterritoriaux, ni de leurs répercussions. Nous pouvons donc imaginer un avenir où les délocalisations seraient plus extrêmes encore. Une autre variante serait le rejet massif et systématique des univers offshores, faisant entrevoir la nécessité d’un rapatriement général. Ici et là, on observe des petits îlots composant un archipel potentiel de relocalisations, de même que des campagnes militant pour le rapatriement ou le « onshore » : rapatriement d'imposition, des flux de déchets, des biens manufacturés, des capitaux et même, dans une certaine mesure, de la démocratie. Il est extrêmement difficile de comprendre comment un pays peut être démocratique sans que l’essentiel des ressources produites sur son sol y soient localisées ou rapatriées, y soient soumises à la transparence, fassent l’objet d’un débat public et de l'exercice d'un contrôle sur ces formes de revenus et d'activités.

Mobilité

Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.

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John Urry

Sociologue

Le sociologue anglais John Urry (1946-2016), professeur à l'université de Lancaster, fut le co-fondateur et le directeur du Centre de recherche sur les mobilités entre 2004 et 2015. En 2015, il a fondé The Institute for Social Futures. Il est l’auteur de textes fondateurs sur les mobilités comme Sociologie des mobilités : une nouvelle frontière pour la sociologie ?



Pour citer cette publication :

John Urry (27 Janvier 2015), « Iles aux trésors : Les mondes cachés de l’offshore », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 28 Mars 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/2740/iles-aux-tresors-les-mondes-caches-de-loffshore


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