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La culture de la voiture aux États-Unis

Par
Mimi Sheller (Sociologue)
24 Juin 2013

La voiture particulière est l’un des emblèmes les plus profondément enracinés dans la culture américaine. Comment une population peut-elle apprendre à se déplacer avec des moyens moins énergivores ? Tour d’horizon avec Mimi Sheller des initiatives en la matière.






Mon propos porte sur les cultures émergentes de la mobilité : je voudrais m’interroger sur l'attachement américain à la culture automobile et à ce que j’appellerai « l’automobilité ». On peut se sentir découragé à l’idée que nous ne parviendrons jamais à changer ce système de de transports digne de l’époque des dinosaures, comme disent certains, et tributaire des énergies fossiles. D’un autre côté, certains signes laissent entrevoir l’amorce d’une transition sur laquelle je voudrais réfléchir : où trouver des éléments susceptibles de faire évoluer les choses où cette évolution va-t-elle nous conduire, que pouvons-nous changer et quand ? Quelles sont les perspectives pour une nouvelle culture de la mobilité aux États-Unis ? Bien sûr, on sait que les États-Unis sont en retard par rapport à d’autres pays en ce qui concerne l’utilisation de véhicules plus économes en carburants, et que la voiture y occupe une place bien plus importante que dans de nombreux pays européens. J’ai commencé à réfléchir à cette domination de l’automobilité et à la façon dont elle est inscrite dans les différents lieux où nous vivons, dans notre habitat et nos quartiers, mais aussi dans nos modèles de vie familiale, d’amitié, de réseaux dans nos relations en général, dans les façons dont les familles se déplacent et se rencontrent. Les pratiques culturelles de la voiture ne concernent donc pas simplement notre choix d’un moyen de transport, elles ont une dimension affective ou émotionnelle : l'automobile est pour nous un moyen de protéger nos enfants ou d’assister nos grands-parents dans leurs déplacements. Le choix de se déplacer en voiture n’est donc pas vraiment un choix rationnel, c’est un élément qui fait partie de nos liens affectifs et de nos réseaux de sociabilité aux Etats-Unis. C’est aussi une sorte d’incarnation d’une sensibilité intégrée dans tout notre mode de vie. Il nous est très difficile de dire « tu devrais prendre ton vélo » ou « essaie d’y aller à pied », à cause de cet ancrage de la voiture dans toutes les formes de notre art de vivre. Comment changer les choses sans entraîner un bouleversement culturel radical ?

La stabilité persistante de l’automobilité

Je me suis intéressée aux mesures par lesquelles, dans le passé, on a tenté de faire évoluer la culture de l’automobile aux États-Unis. On en trouve un exemple dans les années 1970 : une loi à l’échelle fédérale a été adoptée pour ramener la limite de vitesse sur autoroute de 70 à 55 miles à l’heure, ce qui a entraîné une baisse de la mortalité routière et du nombre d’accidents. Cette loi a permis d’améliorer le bilan énergétique de l’ensemble du parc automobile national, mais elle avait été votée à cause du choc pétrolier et de la hausse des prix. Quand les prix ont baissé sous la présidence de Ronald Reagan, la loi a été abrogée et les anciennes limites de vitesses ont été rétablies. Les leçons du choc pétrolier ont été vite oubliées et si, pendant une brève période, nous avons roulé dans des voitures plus petites, nous sommes ensuite revenus à de plus gros modèles. Parallèlement, les progrès technologiques ont permis d’améliorer la performance énergétique des véhicules, si bien qu’au lieu de conduire des voitures plus petites et moins polluantes, nous nous sommes servi de ces progrès comme d’un prétexte pour dire : « Nous pouvons désormais construire un modèle encore plus grand de voiture, encore plus grand et plus rapide, mais qui sera un peu plus efficace que les grosses voitures d’autrefois ». Et nous avons fini par contrecarrer tout ce que les mesures prises à l’époque avaient pu produire de positif. J’ai parlé à ce propos de la stabilité persistante de l’automobilité : impossible de s’en débarrasser. Il y a eu aussi des tentatives pour encourager les gens à se déplacer à vélo, on a fait des campagnes pour en favoriser la pratique et construit davantage de pistes cyclables : mais la conséquence en a été dans de nombreuses villes américaines ce qu’on a appelé une « guerre du vélo », opposant les cyclistes aux automobilistes ou encore les cyclistes aux piétons. Un grand nombre de gens n’aime pas les cyclistes et voit le développement des pistes cyclables d’un mauvais œil. Ce n’est que tout récemment que les choses ont commencé à évoluer de manière significative, dans des villes comme New York. Un changement s’amorce aussi, dans une certaine mesure, à Philadelphie, mais il exige une forte mobilisation de la part de la municipalité et de la classe politique pour soutenir cette évolution, dont la mise en œuvre demeure très inégale.

La transition requiert des expérimentations à différents niveaux

J’ai consacré à certaines de ces questions un chapitre de l’ouvrage intitulé « Automobility in Transition? A Socio-Technical Analysis of Sustainable Transport », édité sous la direction de René Kemp, Geoff Dudley, Frank Geels et Glenn Lyons. Dans ce livre, nous utilisons ce qu’on appelle une perspective de transition sur plusieurs niveaux. J’aimerais m’arrêter sur cette notion parce qu’elle permet de comprendre la complexité des processus de changement. Dans cette perspective sur plusieurs niveaux, nous nous situons dans un premier temps au niveau des « niches », celui auquel on expérimente au quotidien des formes de mobilité alternatives. Les individus essayent de marcher plus, de faire plus de vélo, ou de favoriser la mixité des usages, militant pour des rues sûres et agréables. Il y a de nombreuses expériences en ce sens aux États-Unis, mais on reste à l’échelle de la niche, locale, modeste et sans impact sur le système dans son ensemble. Le second niveau d’analyse est celui du « régime » : c’est là que dominent les intérêts des industriels et des constructeurs automobiles, des raffineries de pétrole et des compagnies de forage mais aussi des pouvoirs publics. À ce niveau, tous les acteurs sont pris dans une sorte de régime existant, institutionnalisé, qu’il est très difficile de modifier. On peut amener un individu à changer ses habitudes en lui offrant des solutions alternatives et de nouvelles technologies mais comment changer les pratiques au niveau du régime, qui est bien plus rigide ? Enfin, au-dessus de tout cela, on trouve le niveau dit du « paysage », dont les évolutions sont encore plus lentes. C’est là qu’on trouve des éléments comme les ressources, l’énergie, l’accès aux réserves de pétrole, le changement climatique, les processus géologiques de grande ampleur. Mais je considère également que les trois niveaux sont culturels. Au niveau des niches se situent donc les pratiques quotidiennes de déplacement, à celui du régime, la façon dont les choses sont culturellement encadrées, les moyens pour comprendre et remettre en question différentes cultures de la mobilité. Au niveau du paysage, enfin, on rencontre les grands discours qui orientent notre compréhension de la mobilité et qui évoluent très lentement. Par exemple, l’idée que la mobilité est synonyme de liberté est si bien ancrée dans les esprits qu’il est difficile de l’en ôter. Ou encore l’idée qu’il est nécessaire d’évaluer en termes économiques ou rationnels pour prendre des décisions. Ce sont là des cadres de pensée situés au niveau du paysage. Dans cette perspective, la culture n’est pas simplement un outil ni une sorte de ressource à la disposition des acteurs, c’est aussi un élément performatif agissant sur la manière dont prennent forme notre environnement et notre technologie. C’est une sorte de culture inscrite dans notre monde, et dans notre compréhension du monde.

Un désir de changement

Pour en revenir aux États-Unis, plusieurs enquêtes nous informent sur les moyens de locomotion empruntés par les Américains pour se rendre au travail : 77 % des personnes interrogées par le Bureau du recensement se rendent au travail seules à bord de leur voiture. 77 % : c’est un chiffre énorme. 10 % pratiquent le covoiturage, moins de 4 % prennent les transports en commun. 2,5 % vont au travail à pied peut-être 0,5 % aujourd’hui, s’y rendent à vélo. Une quantité énorme d’actifs se déplacent encore seuls en voiture. Pourtant, certains sondages menés auprès de l’électorat américain, comme une enquête récente de Transportation for America, montrent que 66 % des personnes interrogées réclament des solutions autres que la voiture et que 58 % sont favorables à l’idée d’augmenter les dépenses pour les transports en commun. 51 % sont prêts à supporter une hausse d’impôt pour améliorer les transports collectifs et 82 % considèrent qu’un réseau de transport étendu et modernisé de train ou de bus serait une bonne chose pour les États-Unis. S’il semble bien qu’il y ait une pression en faveur d’un changement, que les gens le souhaitent, 73 % affirment néanmoins qu’à l’heure actuelle ils n’ont pas d’autre choix que de prendre le volant. Malgré notre désir de changement, nous avons le sentiment de ne pas avoir le choix, d’être condamnés à nos modes de déplacement actuels. Quelles sont les ouvertures possibles, les pistes éventuelles pour parvenir à changer les choses ? Différentes issues ont été imaginées, des initiatives de diverses ONG, comme la National Complete Streets Coalition, Transportation for America, Smart Growth America, the Streets Blog, et la Liveable Streets Initiative. Ces groupes défendent de nouvelles façons de penser une mixité des usages, militant en faveur de la marche et du vélo et cherchant à modifier les politiques d’urbanisme. Dans ma propre ville, à Philadelphie, des changements sont à l’œuvre. Le plan d’urbanisme pour 2035 comprend des voies de circulation mixtes, des stations intermodales, de nouvelles lignes de transport plus étendues, et intègre l’idée de routes intelligentes et des nouveaux modes d’utilisation des technologies de communication mobiles pour réguler le trafic. Ces choses sont donc en train de changer, mais une transformation plus radicale est nécessaire, qui me semble commencer à s’opérer aux États-Unis dans deux directions.

Scénario 1 : Mobilité à la demande

Le premier exemple est celui du MIT Media Lab, qui a créé ce qu’ils appellent un système de « mobilité à la demande ». Adapté aux centres-villes, ce système repose sur de petits véhicules électriques individuels qui seraient mis en commun au sein d’un réseau. Il s’agirait de deux-roues motorisés et de petites voitures que l’on peut plier pour les garer, et qui prennent donc très peu de place. Il y aurait en outre une sorte de réseau de voitures en autopartage. Je pense que l’idée serait d’avoir d’une part des liaisons ferrées à grande vitesse reliant les villes entre elles, et de l’autre, à l’intérieur des villes, des systèmes de mobilité à la demande de ce genre. C’est un scénario possible.

Scénario 2 : Des autoroutes intelligentes pour piloter nos voitures

Mais l’autre scénario d’avenir, qui semble recueillir plus de suffrages aux États-Unis et qui a d’ailleurs le soutien du Ministère des transports, est l’idée de ce qu’on appelle « les autoroutes intelligentes ». Sur ces routes, en gros, nous abandonnerions le contrôle de nos véhicules. Nous resterions au volant de nos propres voitures, mais nous laisserions l’autoroute elle-même les diriger grâce à un système de pilotage automatique. D’importants moyens financiers sont consacrés aux recherches sur ces systèmes de routes automatisées dont l’idée remonte aux années 1930. Tout le XXe siècle a rêvé d’autoroutes automatisées, mais le moment de leur réalisation semble s’approcher à mesure que se perfectionnent les technologies permettant aux véhicules et aux équipements routiers d’assumer la fonction de pilotage. Cette évolution aurait pour conséquence, me semble-t-il, de ne plus associer automobile avec liberté, car nous ne serions plus « sur les routes en toute liberté », roulant seuls dans le désert. Au lieu de cela, nous serions dans le cadre de systèmes contrôlés, dont la plupart reposent sur des technologies d’origine militaire. L’armée investit déjà beaucoup dans la mise au point de véhicules sans conducteur, des engins comme les drones volent déjà au-dessus de nos têtes, mais elle souhaite en étendre le principe au transport routier. Je conclurai en disant que ce qui va susciter une transformation dans nos systèmes de mobilité ne viendra peut-être pas du développement durable ou écologique, pas plus que d’un engouement pour la marche ou le vélo, mais de ces nouvelles technologies, porteuses de nouvelles formes de gouvernance et de contrôle de la mobilité. Il est d’ailleurs possible qu’elles aient des conséquences inattendues, et suscitent des problèmes culturels différents de ceux que nous cherchons à éviter aujourd’hui, et qu’elles ne soient pas, pour finir, des solutions si souhaitables que cela.

Mode de vie

Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.

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Transition

Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.

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Mobilisation

La mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.

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Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Autopartage

L’autopartage est la mise en commun d’un ou plusieurs véhicules, utilisés pour des trajets différents à des moments différents. Trois types d’autopartage peuvent être distingués : l’autopartage commercial, la location entre particuliers, et l’autopartage « informel » entre particuliers.

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Mimi Sheller

Sociologue

Professeur de sociologie à l’Université de Philadelphie. Elle y dirige le Centre de recherches et de politiques sur les nouvelles formes de mobilités, dont elle est la fondatrice. Comptant parmi les principaux théoriciens des études sur les mobilités, elle a aussi fondé avec John Urry le Centre de Recherche sur les Mobilités de Lancaster.



Pour citer cette publication :

Mimi Sheller (24 Juin 2013), « La culture de la voiture aux États-Unis », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 11 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/954/la-culture-de-la-voiture-aux-etats-unis


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